Variétés LHumanisphère Utopie Anarchique
Egalité ! Liberté ! mes amours ! Ne serez-vous toujours que des mensonges ! Fraternité ! nous fuiras-tu toujours ! Non, nest-ce pas ? mes déesses chéries; Le jour approche où lidéalité Au vieux cadran de la réalité Aura marqué lheure des utopies !... Blonde utopie, idéal de mon coeur, Ah ! brave encore lignorance et lerreur. (Les Lazaréennes) |
Quest-ce quune utopie ? Un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable. Lutopie de Galilée est maintenant une vérité, elle a triomphé en dépit de la sentence de ses juges : la terre tourne. Lutopie de Christophe Colomb sest réalisée malgré les clameurs de ses détracteurs : un nouveau monde, lAmérique est sortie à son appel des profondeurs de lOcéan. Que fut Salomon de Caus ? Un utopiste, un fou, mais un fou qui découvrit la vapeur. Et Fulton ? Encore un utopiste. Demandez plutôt aux académiciens de lInstitut et à leur empereur et maître, Napoléon, dit le Grand... Grand comme les monstres fossiles, de bêtise et de férocité. Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance ; lâge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie dune manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. Lalchimie na pas réussi à faire de lor, mais elle a retiré de son creuset quelque chose de bien plus précieux quun vain métal, elle a produit une science, la chimie. La science sociale sera loeuvre des rêveurs de lharmonie parfaite. Lhumanité, cette immortelle conquérante, est un corps
darmée qui a son avant-garde dans lavenir et son arrière-garde dans le passé.
Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avant-postes de
tirailleurs, sentinelles perdues qui font le coup de feu de lidée sur les
limites de lInconnu. Toutes les grandes étapes de lhumanité, ses marches
forcées sur le terrain de la conquête sociale nont été accomplies que sur les
pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de
lAvenir, debout sur les cimes alpestres de lutopie. Halte ! râlaient les
traînards du Passé, accroupis dans les ornières de fangeuses réactions. En
marche ! répondait le génie de lHumanité. Et les lourdes masses révolutionnaires
sébranlaient à sa voix. Humanité ! jarbore sur la route des siècles
futurs le guidon de lutopie anarchique, et te crie : En avant ! Laisse
les traînards du Passé sendormir dans leur lâche immobilisme et y trouver la
mort. Réponds à leur râle dagonie, à leurs gémissements cadavériques par un
sonore appel au mouvement, à la vie. Embouche le clairon du Progrès, prends en
main tes baguettes insurrectionnelles, et sonne et bat la générale.
Aujourdhui que la vapeur est dans toute sa virilité, et
que lélectricité existe à létat denfance ; aujourdhui que la locomotion et
la navigation se font à grande vitesse ; quil ny a plus ni Pyrénées, ni Alpes,
ni déserts, ni océans ; aujourdhui que limprimerie édite la parole à des cent
milliers dexemplaires et que le commerce la colporte jusque dans les coins les
plus ignorés du globe ; aujourdhui que déchanges en échanges on est arrivé à
entrouvrir les voies de lunité ; aujourdhui que les travaux des générations
ont formé, détage en étage et darcade en arcade, ce gigantesque aqueduc qui
verse sur le monde actuel des flots de sciences et de lumières ; aujourdhui
que la force motrice et la force dexpansion dépassent tout ce que les rêves
les plus utopiques des temps anciens pouvaient imaginer de grandiose pour les
temps modernes ; aujourdhui que le mot «impossible» est rayé du dictionnaire
humain ; aujourdhui que 1homme, nouveau Phébus dirigeant la marche de la
vapeur, échauffe la végétation et produit où il lui plaît des serres où
germent, poussent et fleurissent les plantes et les arbres de tous les climats,
oasis que le voyageur rencontre au milieu des neiges et des glaces du Nord ;
aujourdhui que le génie humain, au nom de sa suzeraineté, a pris possession du
soleil, ce foyer détincelants artistes, quil en a captivé les rayons, les a
enchaînés à son atelier, et les contraint, comme de serviles vassaux, à graver
et à peindre son image sur des plaques de zinc ou des feuilles de papier ;
aujourdhui, enfin, que tout marche à pas de géant, est-il possible que le
Progrès, ce géant des géants, continue à marcher piano-piano sur les railways
de la science sociale ? Non, non. Je vous dis, moi, quil va changer
dallure ; il va se mettre au pas avec la vapeur et lélectricité, il va lutter
avec elles de force et dagilité. Malheur alors à qui voudrait tenter de
larrêter dans sa course : il serait rejeté en lambeaux sur le revers du chemin
par le chasse-pierres du colossal locomoteur, ce cyclope à loeil de feu qui
remorque à toute chaleur denfer le cortège satanique de lhumanité, et qui, se
dressant sur ses essieux, savance, front haut et tête baissée, sur la ligne
droite de lanarchie, en secouant dans les airs sa brune chevelure constellée
détincelles de flamme ! Malheur à qui voudrait se mettre en travers de ce
cratère roulant ! Tous les dieux du monde antique et moderne ne sont pas
de taille à se mesurer avec le nouveau Titan, place ! place !
rangez-vous de côté, bouviers couronnés, marchands de bétail humain qui revenez
de Poissy avec votre cariole Civilisation. Garez-vous, matamores Lilliputiens,
et livrez passage à lutopie. Place ! place au souffle énergique de la
Révolution ! Place, monnayeurs décus, forgeurs de fers, place au monnayeur
didées, au forgeur de foudre !...
La Civilisation, cette fille de la Barbarie qui a la sauvagerie pour aïeule, la Civilisation, épuisée par dix-huit siècles de débauches, est atteinte dune maladie incurable. Elle est condamnée par la science. Il faut quelle meure. Quand ? plus tôt quon ne croit, sa maladie est une phtisie pulmonaire, et, on le sait, les phtisiques conservent lapparence de la vie jusquà la dernière heure. Un soir dorgie elle se couchera pour ne plus se relever. Quand lIdée eut fini de parler, je lattirai doucement sur mes genoux et là, entre deux baisers, je lui demandai le secret des temps futurs. Elle est si tendre et si bonne pour qui laime ardemment quelle ne sut pas me refuser. Et je restai suspendu à ses lèvres et recueillant chacune de ses paroles, et comme fasciné par le fluide attractif, par les effluves de lumière dont minondait sa prunelle. Quelle était belle ainsi, la gracieuse séductrice ! Je voudrais pouvoir redire avec tout le charme quelle mit à me le raconter ces magnificences de lutopie anarchique, toutes ces féeries du monde harmonien. Ma plume est trop peu savante pour en donner autre chose quun pâle aperçu. Que celui qui voudra en connaître les ineffables enchantements fasse, comme moi, appel à lIdée, et que, guidé par elle, il évoque à son tour les sublimes visions de lidéal, la lumineuse apothéose des âges futurs. ![]() Dix siècles ont passé sur le front de lHumanité. Nous sommes en lan 2858. Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de lEurope actuelle, en France, à Paris. Supposez quune puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de lindustrie, de lagriculture, de larchitecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de létonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à lutopie ! Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du XIXe siècle au temps originaire de lhumanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui nont encore dautres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, lintelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors détat de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, lhorreur, le chaos ! Eh bien ! lutopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de lavenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui sest initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé dhommes et dinstitutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose dinforme et de hideux que léponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses murs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrent de bronze allongés sur leurs affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons, de tolérance et de St-Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et déglises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, dévêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal léchés, métallivores et carnivores qui souillent de leur débauche et font saigner sous leur griffe la chair et lintelligence humaines ; la Civilisation, avec son Evangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans leurs anneaux de chanvre et puis le balancent au haut dun arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous le broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc dun coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son choléra-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard léblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à lorigine du globe, lhomme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbottant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi lutopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; cest-à-dire quelque chose dhyperboliquement bon, dhyperboliquement beau, quelque chose dultra et dextra-naturel, le paradis de lhomme sur la terre. ![]() Lhomme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait simmobiliser sur place. Il ne vit pas de la vie des bornes, mais de la vie des astres. La nature lui a donné le mouvement et la lumière, cest pour graviter et rayonner. La borne elle-même, bien que lente à se mouvoir, ne se transforme-t-elle pas chaque jour imperceptiblement jusquà ce quelle se soit entièrement métamorphosée, et ne continue-t-elle pas dans la vie éternelle ses éternelles métamorphoses ? Civilisés, voulez-vous donc être plus bornes que les
bornes ?
Dans laride désert où est campée notre génération, loasis de lanarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à laventure. Il dépend de lintelligence humaine de solidifier cette vapeur, den fixer le fantôme aux ailes dazur sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous là-bas, aux fins fonds de limmense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre sélever à lhorizon ? Cest le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il nest que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez droit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte ! Derrière vous, cest la mort ; à droite et à gauche, cest la mort; où vous stationnez, cest la mort... Marchez ! devant vous, cest la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage nest point un mirage, lutopie nest point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme cest la réalité !... Et, mayant donné trois baisers, lIdée écarta le rideau des siècles et découvrit à mes yeux la grande scène du monde futur, où elle allait me donner pour spectacle lUtopie anarchique. |