Variétés LHumanisphère
Et les petits enfants cueillaient des fleurs, et les apportaient à leur mère, qui doucement leur souriait. (Paroles d'un croyant) |
Et dabord, la Terre a changé de physionomie. A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs cimes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, lon a fait taire leur éruption dévastatrice, et lon a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. Lair, le feu, et leau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de lhomme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. Lélectricité porte lhomme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que lon mettrait aujourdhui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau dirrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent dinnombrables troupeaux destinés à lalimentation de lhomme. Lhomme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par lélectricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins dune journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminées par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces deau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement quun ruisseau. Lhomme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance quon attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de lignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons sinclinent devant leur maître. Les plantes tropicales sépanouissent à ciel découvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de lhomme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait lhiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il en reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourdhui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur lemplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte dune épaisseur et dune hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaireses, étagées les unes sur les autres et plantées darbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui na pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries, une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs dun point à un autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée; puis, enfin, une avenue recouverte dun épais et moelleux tapis. Tout le long de ces avenues sont échelonnés des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils en bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, sépanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles en marbre blanc. De distance en distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malaquite, en granit, en cailloux, en coquillage et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de lharmonie. Leur forme, variée à linfini, est savamment mouvementée. Des sculptures, oeuvres dhabiles artistes, animent par didéales fantaisies ces urnes doù, le soir, jaillissent avec des flots et des jets deau limpide des jets et des flots de lumière, cascades de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont dune ornementation hardie et fortement accentuée. Ce nest ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; cest quelque chose de témérairement beau, daudacieusement gracieux, cest la pureté du profil avec la lasciveté du contour, cest souple et cest nerveux ; cette ornementation est à lornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte-crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries, et sy marient harmonieusement. Sur des fonds dor et dargent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois dérable, en bois débène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévères courent en relief des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient lunité. Dopulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, du côté externe, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. A lintérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faite un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendent ou qui y montent au moyen dun balcon mobile sélevant ou sabaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à lensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie dun caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne davenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, damusements et de récréations, pour lâge viril comme pour lâge enfantin. Dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe qu’on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est dune richesse et d’une élégance féerique. Ces pavillons, à leur étage inférieur, sont autant de péristyles par où lon entre dans limmense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons dexplorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : cest un parc parsemé de massifs darbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eaux vives et eaux dormantes, se carrent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et détroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvre-feuille et daubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-doeuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal dune fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. Cest quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol doiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants samusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés, et ils sen servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur lépaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de lhomme les plus gracieuses courbes ; et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou délectricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme dun commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de lharmonie sélève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange dargent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée dun croissant et dune aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et lautre à gauche, servant dagrafes à deux ailes également de flamme vive. Cest à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faille être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et sécarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de lintelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sortie de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut, mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de nélever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare neût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir. Cest quil faut mieux quune intelligence de cire pour tenter lascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million dauditeurs dentendre distinctement toutes les paroles de lorateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments doptique admirablement perfectionnés, permettent den suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance. Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi laspect grandiose de lOcéan. Vu par les yeux de lAvenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne mapparaissaient plus que sous la forme dun verre deau. Ce que cest que lhomme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule ou déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était lutopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. Jentendis parler de projets tellement au dessus du vulgaire que cest à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon dintelligence capable seulement den comprendre le plus petit mot. Ce monument dont jai essayé de donner un croquis, cest le palais ou pour mieux dire le temple des arts et des sciences, quelque chose dans la société ultérieure comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. Cest le point central où viennent aboutir tous les rayons dun cercle et doù ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il sappelle le Cyclidéon, cest-à-dire "lieu consacré au circulus des idées", et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; cest lautel du culte social, léglise anarchique de lutopiste humanité. Chez les fils de ce nouveau monde, il ny a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas être esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Etant libres, ils nont de culte que pour la Liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique na besoin ni de bibles ni de codes ; chacun deux porte en soi sa loi et son prophète, son coeur et son intelligence. Il ne font pas à autrui ce quils ne voudraient pas que leur fit autrui, et ils font à autrui ce quils voudraient quautrui leur fit. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas quon attente à leur libre volonté, ils nattentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans lamour et multiplier par lamour. Hommes, ils rendent au centuple à lHumanité ce quenfants ils ont coûté de soins à lHumanité ; et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent quils nont quune mère commune, lHumanité, quils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que lharmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui est sociable ne peut se mouvoir que par elle, quelle est la pensée universelle, lunité des unités, la sphère des sphères, quelle est immanente et permanente dans léternel mouvement ; et ils disent : En dehors de lanarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions quils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes souvrent ; la sympathie, lamour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur coeur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, lamant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de lInconnu. Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-doeuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. Lhomme est son roi et son Dieu. "Moi et mon droit", telle est sa devise. Sur lemplacement des principales grandes villes daujourdhui, lon avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont jai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelquefois ce nétaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. Cest à loccasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de lintelligence était exposé tout un musée de merveilles. Lagriculture y avait apporté ses gerbes, lhorticulture ses fleurs et ses fruits, lindustrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. Larchitecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux. Ce nétait pas un concours comme nos concours. Il ny avait ni jury dadmission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule juge souveraine. Cest pour complaire à cette puissance de lopinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et cest elle qui, en passant devant les oeuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à lémulation, pour les faibles comme pour les forts. Cest la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement quils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, quils sen sont plus ou moins écartés ; et lavenir se charge de ratifier ses maternelles observations. Et tous ses fils se grandissent à lenvi par cette instruction mutuelle, car tous ont lorgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux. |