Unité et Dualité.

A l’occasion de la fête de Thomas Paine à Cincinnati, un Américain, M. Robert Treat, a prononcé les paroles suivantes :

L’idée de Dieu est la première, la plus grande et l’éternelle méprise de ce siècle de lumières et de raison ; c’est comme le pivot des croyances superstitieuses. S’il y avait un Dieu, la preuve devrait en être évidente, et jusqu’à présent on n’a donné aucune preuve de l’existence de Dieu. On affirme que l’Univers a été créé de rien.

Il faut cependant admettre l’éternité de Dieu qui a créé cet univers ; cet univers ne peut-il pas tout aussi bien être lui-même éternel ? La question : D’où vient ce Dieu ? est aussi naturelle que celle-ci : D’où vient cet univers ? et à cette dernière question, on ne peut faire que la même réponse que les croyants font à la première. L’Univers est éternel. Où Dieu se tient-il donc ? Il n’a jamais été aucun temps où l’univers pût être créé ; il a existé de tout temps ; il n’a jamais eu un commencement ; il a eu l’avance de toute éternité et n’a eu besoin d’aucun secours. Demandez un Dieu quand la nécessité de ce Dieu existe ; l’univers éternel n’a aucun Dieu et n’a besoin d’aucun Dieu. Là où il n’y a pas de nécessité, il n’y a aussi aucune existence.

Il n’y a aucune place pour un être pareil. On dit : Dieu est partout. C’est faux. Il n’y a qu’une chose qui est partout : c’est l’Univers. Celui-ci est forme de toutes choses. Toutes choses ne sont cependant pas un Dieu, et par conséquent il n’y a point de place dans l’univers pour un Dieu, car l’univers remplit tout. Deux choses ne peuvent pas remplir la même place dans le même temps. Maintenant, comme l’Univers est partout et que Dieu doit être quelque part, il est évident qu’il n’est nulle part. L’Univers est sans limites : il n’y a aucune chose qui puisse se loger au-delà de lui. Ce sont conséquemment les hommes qui font Dieu et non Dieu qui fait les hommes. Chaque homme se fait son Dieu d’après sa propre idée et de là vient que les hommes adorent leur propre idée. Le temps de fabriquer des dieux est cependant passé. Il viendra un temps où les hommes seront plus grands et plus sages : quand ils diront la vérité et la trouveront ; quand ils s’élèveront au-dessus des ténèbres de cette longue nuit et verront l’éclat et la glorieuse lumière du monde nouveau.

Le rédacteur de la Revue de l’Ouest, M. Cortambert, qui est un homme de bonne volonté et d’intelligence, a cependant le triste courage de revendiquer contre M. Robert Treat l’idée crétine de Dieu. Il ne comprend pas qu’on puisse organiser sans Dieu, — lui pourtant qui, audacieusement et non sans péril, le crible chaque semaine dans la personne de ses représentants, depuis le pape et le ministre, fouetteurs des âmes, jusqu’au bourgeois et, au planteur, fouetteurs des corps. — Se plaçant vis-à-vis de M. Robert Treat dans la position du révérend père Smarius vis-à-vis de lui (ce Smarius est un érudit de la Société de Jésus, auquel M. Cortambert donne sur les ongles dans un autre article), il traite de déplorable superstition l’idée de la matière autonome et fatalement perfectible par le mouvement qui lui est naturel. Il lui faut le Spiritualisme : un Dieu indéfini et indéfinissable, pour gouvener cette matière ; le fouet plantorial d’un Esprit universel pour faire travailler en esclave l’Univers corporel. Homme scindé par deux idées contraires, une qui le pousse en avant, l’autre qui le ramène en arrière, tandis qu’il affirme la liberté, le progrès d’un côté, il nie la liberté, le progrès de l’autre. Lui, si lucide dans maintes questions et qui a des arguments d’une haute portée contre les tyrannies chrétiennes et bourgeoises, il descend à des arguments indignes de sa plume pour répondre à la parole d’un athée. C’est ainsi qu’il fait un grief aux matérialistes d’aujourd’hui des erreurs ou des défaillances dans lesquelles sont tombés les matérialistes anciens et modernes. Que dirait-il donc si le père Smarius, — lui faisant, à lui républicain socialiste, un crime de l’ilotisme des républiques anciennes, de l’esclavagie et du prolétariat des républiques modernes, — concluait de là contre la république sociale et en faveur de la légitimité de la monarchie ? Ce ne serait pourtant que lui répliquer par ses propres arguments.

Ce monde nouveau, — dit-il, — ce monde régénéré auquel nous aspirons tous, ce n’est pas avec des négations qu’on y parviendra. — Pourquoi pas ? Une négation motivée équivaut à une affirmation. Peut-on nier le gouvernement de l’esprit sans affirmer l’autonomie de la matière, et réciproquement ? La négation ou l’affirmation n’a de valeur qu’autant qu’elle est scientifiquement démontrée. Que je prouve contre l’autorité de Dieu, je prouve en même temps en faveur de la liberté des mondes. M. Cortambert, ou qui que ce soit, a-t-il jamais donné une seule preuve à l’appui de Dieu ? Nier purement et simplement l'Unité ou affirmer purement et simplement la Dualité, ne suffit pas ; les motiver par des hallucinations, faire intervenir des contes de revenants, ne vaut pas plus. — Il a la foi, dira-t-il. Mais je me moque de la foi, c’est une raison et une raison palpable qu’il me faut.

De deux choses l’une, ou le spiritualisme est distinct de la matière, et alors il n’a aucune affinité avec elle et ne peut la gouverner : — il y a répulsion ; ou bien il y a affinité, et alors il n’est pas distinct de la matière et ne la gouverne pas : — il y a attraction.

En voilà assez, sans doute, pour engager les spiritualistes à réviser leurs théories et à se défier de leurs préjugés.

Oh ! M. Cortambert ! M. Cortambert ! il m’est pénible d’avoir à vous combattre... Mais aussi dans quelle divine de route vous enfoncez-vous ?... Prenez garde, c’est la route qui conduit aux profondes ténèbres, aux catacombes des morts... N’y égarez pas plus avant votre intelligence... Assez d’autres lumières s’y sont éteintes, dans ce dédale mystique, à la recherche de la vérité absente.

Le Matérialisme est la voie de la destinée humaine comme de la destinée des mondes, et le fluide attractif est pour les hommes comme pour les globes le nouveau fil d’Ariane.

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