DIALOGUE POLITIQUE.— Si vous le voulez, nous causerons un instant ? — Je le veux bien. Quel sujet choisissons-nous ? la politique ? — Soit, la politique. Il y a différentes choses dont je ne me rends pas bien compte. Je désire m’éclairer. Par exemple, je ne m’explique pas très bien les causes qui ont amené la chûte du gouvernement de 1830 ? — D’abord le progrès des idées ; ensuite, les intérêts des jésuites catholiques. Ceci s’explique par le long séjour du protestant Guizot à la présidence du conseil des ministres. Louis Philippe persistant à l’y maintenir, les jésuites catholiques n’ont vu qu’un moyen pour se sauver : Renverser le gouvernement. Aussitôt ils se sont mis à aider le mouvement réformiste qui se produisait alors, se promettant de ne s’arrêter qu’à la république, seul terrain sur lequel ils espéraient reconquérir la puissance. — Pensez-vous que le mouvement de 48 soit un bien pour l’humanité ? — Oui, parce que tout mouvement révolutionnaire, même quand il ne tourne pas au bénéfice des masses, ne leur en fait pas moins connaître leur puissance. — Les masses y ont-elles, en dehors de ce que vous venez de dire, gagné autre chose ? — Elles y ont encore gagné d’avoir posé tant bien que mal les principes socialistes, qui sont la base de la révolution future. — Bien. Mais les socialistes sont morts maintenant, le gouvernement de Napoléon les a écrasés. — Je répondrai cette vérité vieille comme le monde : on écrase des hommes, mais on n’écrase pas des principes, et les principes font naître de nouveaux hommes. — Que dites-vous des journées de Juin 48 ? — Je dis que c’est le premier acte d’une grande révolution humanitaire. — Selon moi, cette grande révolution a abdiqué devant l’empire. — Elle n’a pas abdiqué. Le temps qui s’écoule est l’entr’acte nécessaire pour préparer le second acte. — Comment Napoléon, neveu d’empereur, a-t-il pu arriver à la présidence de la république ? — Par la société de Jésus, dont il est membre, et par les légitimistes, leurs adeptes. — Détestés comme ils l’étaient en France, je me demande comment ils ont pu faire ce miracle ? — C’est tout simplement en faisant revivre dans la population les souvenirs de Gloire attachés à son nom. — L’empire a-t-il été possible par le seul fait de Napoléon ? — Pas plus que sa présidence ; les mêmes partis ont préparé son avènement. Seulement cette fois, ils ont eu un bon appoint dans la bourgeoisie, qui ne se sentait pas capable de résister seule aux idées socialistes : effrayée par l’approche des élections de 52, elle s’est jetée dans les bras de ses ennemis de 89, en leur demandant aide et protection. — Croyez-vous que Napoléon ait le génie de la ruse, comme on a l’air de le lui attribuer ? — Napoléon n’est autre chose que l’homme de paille, le prête-nom des jésuites, exécutant les ordres qu’on lui donne et récitant toujours la leçon qu’on lui a faite. — Je ne comprends pas quel intérêt le clergé pouvait avoir à faire la guerre de Crimée ? — Vous savez qu’il y a deux papes en Europe. Celui du clergé catholique grec, l’empereur de Russie, et celui du clergé catholique romain. Or, c’est afin de former une alliance offensive et défensive pour la réalisation des grands projets conçus par ces deux institutions touchant au ciel et à la terre que cette campagne a été faite. — Quels peuvent être ces projets ? — Se partager le monde : à toi l’Orient, à moi l’Occident. — Expliquez-moi alors la présence de l’Angleterre protestante en Crimée ? — La pauvre Angleterre ne se doutait de rien. Elle y est allée uniquement pour défendre ses intérêts menacés par la Russie. — Et la campagne d’Italie au nom de la liberté, le clergé n’y avait certainement pas d’intérêts ? — C’est la seconde représentation de la comédie jouée par Pie IX en 48 et dérangée par la république romaine. Seulement ne pouvant plus se servir du pape pour le premier rôle, on s’est servi de Napoléon. — Quelle est le but final de cette comédie ? — Ils l’ont dit cette fois : Le pape président honoraire des Etats Fédérés, c’est-à-dire l’extension du pouvoir temporel sur une plus grande partie de l’Italie. Cette fois encore la révolution italienne a amené un résultat contraire. Non-seulement le pape n’est pas président, mais il a perdu une partie de ses états. Et cependant, comme disait une correspondance parisienne d’un journal bien pensant de New-York : “ Tout avait été parfaitement calculé et tout semblait devoir réussir : on avait suivi cette maxime qui semble le dernier mot de la sagesse humaine : Ouvrir la porte aux événements et les diriger ensuite. ” Il paraît que la sagesse humaine des jésuites n’est pas infaillible. — Napoléon commandait en chef l’armée d’Italie ; c’est certainement à son génie et à ses connaissances militaires que l’on doit d’avoir battu l’armée autrichienne ? — Encore une fois, non : souvenez-vous donc comme il a embrouillé la grande manœuvre du camp de Satory. Les plans de la campagne d’Italie étaient faits d’avance, le maréchal Vaillant était là pour parer aux éventualités. Et la révolution italienne a été cause du traité de Villafranca, que l’on n’a fait qu’en vue de regagner plus tard ce que la papauté avait perdu. — Je ne vois guère par quel moyen ; Napoléon ayant promis de ne rien imposer ni de ne rien laisser imposer par la force, les choses en resteront là ? — Oui, tant que l’Angleterre existera ; c’est elle qui est l’empêchement sérieux. La leçon de Sébastopol lui a profité. Elle n’a pas voulu, cette fois, se mêler de la partie, ni gêner l’exécution des projets conçus un peu contre sa volonté. Elle est devenue prudente, et, comme ses amis d’hier n’ont pas réussi, elle s’en venge en demandant que ce qui est fait reste tel que. En l’envahissant, il n’y aurait plus d’obstacle. — Mais l’Angleterre écrasée, il reste encore la Prusse ? — La Prusse ne peut rien seule : l’Angleterre morte ou dominée, elle laissera faire. — Eh bien, malgré cela je crois que Napoléon agit pour son propre compte et au détriment du clergé. Lisez donc la brochure (le Pape et le Progrès), attribuée à Napoléon, ce qui n’a pas été démenti par lui. C’est un gage donné à l’alliance anglaise et un coup de massue administrée au pape. Je n’en veux pour preuve que la grande colère des évêques ? — Je vous dis que tout cela est un tour de jésuite pour endormir l’Angleterre et la faire désarmer. — Alors vous êtes convaincus qu’avant peu l’Angleterre sera attaquées par Napoléon ? — Il n’en peut être autrement. — Si cela a lieu, pensez-vous que l’Angleterre sera battue ? — Je n’en suis pas bien sûr ; je crois cependant que les jésuites protestants auront fort à faire et qu’il y a grand danger pour eux. — Pour lesquels faites-vous vos vœux ? — Entre deux jésuitismes, l’un qui vient de pendre Brown aux Etats-Unis et l’autre qui désire rétablir l’inquisition, il n’y a pas de choix à faire, je les rejette tous les deux ; mais je désire ardemment les voir aux prises ; j’ai l’espoir que de cette lutte il sortira quelques bonnes chances pour la révolution, et malgré moi je pense à cette histoire des deux lions qui se prirent un jour de querelle. Les habitants du voisinage, n’entendant plus de bruit, se dirigèrent vers l’endroit où venait d’avoir lieu le combat, pensant y trouver au moins un mort. quel fut leur étonnement en ne trouvant que deux queues, seuls restes des deux animaux-rois qui s’étaient entredévorés. Si les deux jésuitismes pouvaient en faire autant, que de travail il y aurait de fait pour la révolution. — Supposons que les jésuites catholiques réussissent, qu’en résultera-t-il ? — C’est tout simple, la royauté légitime sera rétablie partout où il y a eu révolution, et la bourgeoisie disparaîtra de l’horizon avec son bagage constitutionnel ; les rois seront les très humbles sujets du pape, pour réaliser le grand projet (à toi l’Orient, à moi l’Occident), et à la moindre infraction aux volontés divines, ils iront, pieds nus, une corde au cou, un cierge à la main, demander pardon au Saint-Père. En ce temps-là, on pendra, on brûlera [écartellera] les hérétiques, le tout à la plus grande gloire de l’éternel et au bénéfice des jésuites. — Dans la prévision de toutes ces choses, que doivent faire les révolutionnaires ? — Se tenir prêts et profiter du moment propice pour agir. — A propos, vous venez de parler de l’éternel, croyez-vous en Dieu ? — Certainement non. — Et pourquoi ? — Selon moi, pour croire en Dieu, il faudrait qu’il fût prouvé qu’il est tout-puissant et par conséquent infaillible ; le contraire est prouvé. Ainsi, quand il affirmait que le soleil tournait autour de la terre, la science est venu lui dire qu’il commettait une erreur, que c’était la terre qui tournait autour du soleil, et il a fini par l’avouer. Il prétendait que la terre était plate, que la partie étoilée, que nous voyons au-dessus de nos têtes était un immense dôme posé sur notre planète : la découverte de l’Amérique lui a prouvé le contraire. Ce pauvre Dieu qui a créé la terre avoue donc qu’il ne sait pas si elle tourne ou si elle est fixe, si elle est plate ou si elle est ronde. Il jouissait seul du droit de se servir du tonnerre, instrument qui fait beaucoup de bruit et avec lequel il effrayait l’espèce humaine. La science vient d’en faire un facteur ; en attendant mieux, il porte nos correspondances à domicile, en suivant les fils télégraphiques. Aujourd’hui, ne sachant plus que devenir Dieu se fait jésuite, il se met à la tête de l’armée française pour la liberté, et à la tête de l’armée autrichienne pour l’absolutisme. Il chante des Te Deum à Paris et il lance à Vienne l’anathème contre l’armée française. Est-il encore possible de croire en Dieu ? — Peut-on, de nos jours, être révolutionnaire, c’est-à-dire vouloir l’abolition de l’exploitation de l’homme, par conséquent la destruction de l’autorité, et croire en Dieu ? — Evidemment non, puisque Dieu est la source de toute autorité. — Encore une question pour terminer. Que pensez-vous des révolutionnaires qui se marient à l’église et font baptiser leurs enfants ? — Je pense que ce sont des fripons et des crétins. Léon CALVAT. |
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