L'Inégalité devant l'Amnistie.

Aux gueux la besace ! dit un vieux proverbe. Et en l’amnistie comme en toutes choses, malheureusement, il a encore raison. Les bourgeois de fait ou de nom, les notables d’entre les prisonniers d’état, les détenus à insignes clinquantes, sont sortis de prison. Les prolétaires de nom ou de fait, la vile multitude révolutionnaire, les forçats à matricules obscures, sont généralement restés dans les bagnes. Mont-StMichel n’a ouvert qu’une partie de ses portes et n’a livré passage qu’à la moitié de ses reclus. Lambessa, Cayenne demeurent scellés comme la tombe et gardent impitoyablement leurs innombrables transportés. Comme les anciennes bastilles, les colonies pénitentiaires, ces modernes oubliettes enssevelissent dans leurs profondeurs pestilentielles les plaintes des victimes avec leurs os mortuaires ; elles les dévorent en entier, râle, chair et squelette, et ne rendent au monde des vivants que les évadés : encore les poursuivent-elles jusque sur la terre de refuge.

Qu’on en juge par le récit suivant publié par un journal jésuitico-bonapartiste de New-York :

Les nouvelles de Cayenne du 27 décembre portent que dix condamnés se sont échappés des pénitenciers de la colonie. Neuf ont pu atteindre Demerara ; le dixième est à Berbice. Ce dernier est Carlo Rudio, l’un des complices d’Orsini dans l’attentat du 14 janvier.
Ces condamnés s’étaient enfuis de Cayenne dans une simple embarcation découverte. Ils s’étaient d’abord rendus à Berbice où Carlo Rudio s’était séparé d’eux ; les autres fugitifs ont alors gagné Georgetown.
On disait que le capitaine du steamer de guerre français
Abeille avait demandé que les condamnés lui fussent remis ; mais qu’aux termes du traité d’extradition le gouverneur se regardait comme n’ayant pas le droit d’interposer son autorité en cette conjoncture.

Que l’amnistie soit l’amnistie, comme l’empire est la paix, cela est logique et ne m’étonne pas ; on ne saurait attendre de l’escarpe de décembre que des trahisons. Celle-ci est odieuse entre toutes et m’indigne autant sinon plus que toutes. Mais ce qui ne m’indigne pas moins, bien que ça ne me surprenne pas davantage, c’est la traîtrise, l’ignominie de la bourgeoisie libérale et montagnarde. Elle a des organes dans la presse parisienne, et elle s’est contentée, la vieille prostituée politique, de verser quelques larmes de crocodile, de [marmoter] une seule fois une humble interrogation laissée sans réponse, et elle n’a pas trouvé, sous son crâne de bête rampante, dans son cœur de métal, une étincelle de courage, un murmure de pudeur pour réitérer la demande et formuler, au moins, un semblant de protestation contre ce nouvel et monstrueux attentat de l’homme nocturne. Non ; elle a accepté en silence le déni d’égalité dont profitaient les siens, elle s’en est tacitement rendu complice.

Ah ! c’est que pour elle, comme pour le Bonaparte, ces prolétaires, ces martyrisés, sont des suspects qu’elle aime mieux savoir au loin, à la chaîne et dans les bagnes, qu’auprès, dans Paris et dans la rue, les pieds sur le pavé et les poings à l’air libre. Pourvoyeuse des pontons, la bourgeoisie de 48 verrait avec des angoisses de terreurs les ensevelis de Juin sortir de leur linceul, les déterrés de la transportation surgir, spectres vivants, à ses côtés, comme une apparition accusatrice et sillonnée de menaçants présages. Aussi, les abandonne-t-elle, avec une joie mal déguisée, à la captivité lointaine, aux fièvres dévorantes...

Au nom de la Révolution, j’en prends acte, avec tous ceux qui, comme moi, se sont constitués d’office ses huissiers.

Vous avez beau faire, bourgeois exploiteurs, bourgeois assassins, le jour de la saisie viendra : — Vous payerez Juin, et vous le payerez capital et intérêts !...

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