La Législation directe et universelle. II.Archimède disait : "Quon me donne un point dappui et, laide du levier, je soulèverai le monde." Quon maccorde la législation directe et universelle et il ne me sera pas difficile de prouver quà laide de légoïsme individuel, cet universel levier révolutionnaire, on peut remuer les intelligences les plus pesantes, les soulever de la ténébreuse ornière où elles sont embourbées, et les précipiter dans les voies nouvelles, et avec un mouvement de progression de jour en jour plus marqué, vers un milieu de moins en moins crépusculaire, sur la pente naturelle du progrès social. La grande, la sérieuse difficulté, difficulté qui, si lon veut, nen est pas une, cest de faire accepter ce mécanisme, sur le champ, par le peuple insurgé et vainqueur ; cest de le faire décréter par les prolétaires en armes sur leurs barricades, pavois révolutionnaires, et non pas le lendemain, mais le jour même de la victoire ; car le prolétariat nest que trop disposé toujours à abdiquer entre les mains de nouveaux maîtres, à leur abandonner le trophée de ses droits reconquis. Au lieu de nommer un gouvernement provisoire ou un comité de salut public composé des noms le plus justement ou le plus injustement populaires, et qui, volontairement ou involontairement, malgré leur popularité, ne peuvent que trahir la Révolution ; il serait, mille fois préférable de nommer une commission chargée, par mandat parement impératif et exclusivement administratif, dorganiser dans les vingt-quatre heures le fractionnement des sections législatives, leur rouage direct et universel. Et, afin quils ne pussent tromper personne, ce serait de choisir ces commissaires parmi les réacteurs les plus compromis, les plus exécrablement célèbres ; enfin les plus voleurs et les plus assassins dentre les exploiteurs ; des échappés de lEmpire portant sur lépaule ou sur le front le stigmate encore fumant de la réprobation publique, la mention cuisante de leurs crimes, les Fould, les Rouher, les Baroche, tous les Trop-long alors du gouvernement déchu. Ceux-là, on pourrait leur river la chaîne au cou et le boulet aux pieds et leur donner pour un jour, mais un seul jour ! pour bagne lHôtel-de-Ville. Dans ce court espace de temps ils ne sauraient trahir le peuple, nayant en leur possession ni la force morale ni la force brutale. Comme les forçats de Brest ou de Toulon à qui, autrefois, lon faisait grâce de leur peine la condition de brise : la cheville qui retenait sur le chantier le navire prêt à être lancé la mer ; galériens de lHôtel-de-Ville, forçats de la Révolution triomphante, ils sestimeraient trop heureux de racheter leur reste de vie, dussent-ils aller la cacher aux antipodes de lEurope, au fond des forêts les plus inaccessibles à lhomme, par un travail de bureau de quelques heures, travail facile pour eux et auquel du reste seraient tout aussi aptes que nimporte quels fourriers de régiment, mais travail qui, une fois accompli, permettrait à la législation directe et universelle, carène toute mâtée et pourvue de ses voiles et agrès, de glisser enfin de ses chantiers et de prendre le large aux votes mille fois répétés de vive le Progrès, vive la Révolution !... La division des sections législatives et leur centralisation unitaire nest pas plus difficile à établir que la division et la centralisation des sections électorales ; il ny a quun accroissement de sections, voilà tout. Cest un travail de bureaucratie auquel, au besoin, on peut suppléer provisoirement et même définitivement par des groupements anarchiques discutant et votant, acclamant, pour ainsi dire, durgence les mesures de nécessités locales. Cest aux révolutionnaires, autorités naturelles en temps de révolution, à prendre linitiative du mouvement de salut publie ; à proposer pour que le peuple dispose. Cest à eux de parler, décrire, dagir en permanence ; à eux denthousiasmer les masses ignorantes et den faire des volontaires de lintelligence ; à eux de les lancer à la pointe du vote contre les institutions séculaires de loppression et de la servitude à la conquête et à la défense des droits de lêtre-humain. Cette commission de réacteurs les plus réprouvés, telle que je le proposai plus haut (commission inutile en soi puisque le premier venu est propre à ce travail), cest à la seule fin de faire du seuil de lHôtel-de-ville, au lieu dun tréteau honorifique, un tréteau infâmant, le pilori de lAutorité, passée, présente et à venir. Cest pour déconsidérer dans lesprit des masses et par une exhibition charivarique du Pouvoir, tous les provisoires incor... rigibles, tous les prétendants démagogiques qui rêvent la transformation de ce palais communal en Louvre, et de son balcon en trône. Toute représentation, toute délégation doit être souverainement, absolument interdite sous quelque prétexte et pour quelque cause que ce soit ; car la représentation, la délégation, cest labdication. Tout au plus peut-on nommer à des fonctions administratives, et encore, non pas toujours universellement mais surtout spécialement, cest-à-dire chacun suivant ses aptitudes. Le mieux est de laisser le plus possible à linitiative de chacun. Ainsi, il serait bon quil se formât une commission pour lélaboration de projets de lois (quand je dis lois cest plutôt décrets, proclamations, je ne mexprime pas juste, et il me semble que tous ces mots-là grincent sous ma plume et me chatouillent désagréablement les oreilles). Mais cette commission il est tout à fait inutile quelle relève de lélection populaire. Cest une sorte dacadémie libre qui doit se former par agrégation, se recruter volontairement parmi les deux sexes. Il ny aurait aucun inconvénient à ce quil sen organisât plusieurs en concurrence lune de lautre ; au contraire, ce serait un stimulant que la rivalité pour chacune delles. Ces académies pourraient et devraient même publier chaque semaine ou chaque mois un compte-rendu de leurs séances, un bulletin de leurs travaux, publication qui, vendue à un grand ou petit nombre dexemplaires, selon que lesprit publie lui accorderait plus ou moins de valeur, pourrait servir à la rétribution de chacun des membres de ces assemblées. Ces commissions ou ces académies seront en système de législation directe et universelle ce quest le Conseil dEtat en régime impérial. La différence cest que les unes seront libres et anarchiques, tandis que lautre est servile et privilégiée. Dans tous les cas, elles ne sauraient empêcher que toute personne, homme ou femme, qui voudra prendre linitiative dune proposition ne puisse le faire, et cela pour les questions dintérêt général comme pour les questions dintérêt local. Chacun a le droit de parole dans sa section comme le droit de publicité dans la presse, et il suffit que sa motion ait de lécho, quelle réunisse un certain nombre dadhérents pour quelle soit inscrite à lordre du jour des sections de la commune, si elle est dintérêt local, ou à lordre du jour de toutes les sections de la république, si elle est dintérêt général. Dans les premiers moments, il est possible que les sections soient obligées de demeurer en permanence même une partie du jour, mais bientôt elles ne tiendraient plus séance que le soir ; quelques heures de veillée, une fois ou deux par semaine suffiraient ensuite pour la discussion et le vote des... lois, (affreux mot ! et qui ne répond guère à ma pensée) attendu que les questions auraient été élaborées pour la plupart par la presse et les académies, de qui abrégerait grandement le travail des sections. Dailleurs, cest surtout en fait de lois quil en faut le moins possible ; il sagit bien plus de les défaire que de les refaire. Toutefois, la loi, la décision, la chose quelconque étant toujours considérée comme provisoire et ne pouvant en aucun cas revêtir un caractère de durée fixe, en supposant que le peuple se trompe parfois, quil se fourvoie par son vote, le lendemain il est libre de casser, par un vote contraire, ce quil a sanctionné la veille. Sil porte avec lui le mal, il porte aussi avec lui le remède. Un des plus tristes spectacles au lendemain de Février, cest le spectacle des clubs. Parqué entre quatre murs, le peuple se moutonnait dans son effervescence, il donnait de la voix et de la main à tort et à travers, comme un bélier de la tête ; il sexprimait à pourfendre lexploiteur et ne réussissait quà patauger dans le ridicule. Cest que les discussions de club, discussions oiseuses que couronnait un vote illusoire, lenchevêtraient dans des questions de personnes ou légarait dans un bourbier aride en lui donnant pour thèse ou pour terrain lœuvre de ses gouvernants provisoires, de ses représentants constituants. Dans de pareilles conditions, le club était autant fait pour labrutir que pour léclairer. Pour que lintelligence du peuple se manifeste dans la discussion et sy développe, il faut quil ait un intérêt immédiat dans la solution de la question. Il faut quun attrait puissant, un but prochain damélioration sociale lui fasse battre le cœur et mette en érection son esprit pour lui faire sentir la virilité de sa nature et le pousser à des actes de fécondité mentale. Contrairement au club, dans la section législative il règne et gouverne : il nest plus esclave là, il est souverain. Le droit de vote, qui le fait légal de tous, est son sceptre. La voix impérieuse de la nécessité lui crie quil faut sen montrer digne sil veut le conserver ; et cette voix parle trop haut, pour quil ne lécoute pas. Nécessité oblige ! Le mécanisme de la législation directe et universelle est la même que celui du suffrage direct et universel. Il nest pas plus difficile de voter pour la loi que pour des hommes. Il y aura des lois candidates comme il y avait des hommes candidats. Cest au peuple à discerner le bien du mal. Il ne lui sera pas plus impossible de choisir les meilleures lois que les meilleurs représentants. Dautant plus que le représentant, lui, ne tient jamais ce quavait promis le candidat : il est essentiellement incapable quand il nest pas essentiellement corruptible. Tandis que la loi, elle, nest que ce quon la fait. Et, comme elle est essentiellement provisoire, et que le législateur, qui est tout le monde, peut toujours la défaire, elle est beaucoup moins dangereuse que le représentant, sans parler même de tous les inconvénients attachés à la représentation et qui font que le mandant, souverain la veille, se trouve nêtre plus, au lendemain de lélection, que le serviteur du mandataire. Quant aux résultats à obtenir de lexercice de la législation directe et universelle, ils dépendent naturellement de la bonne volonté des révolutionnaires qui sont à la limaille populaire ce quest loutil aimanté au fer qui ne lest pas plus ils dégageront de fluide anarchique, et plus ils remueront daffinités dans les masses et plus, par conséquent, ils en entraîneront à leur suite dans la direction du progrès social. Tout dépend donc de la conduite et du degré dintelligence de ceux qui se disent socialistes. Ce serait dépasser les limites du cadre que je me suis tracé, et qui est de démontrer lurgence et la nécessité de la législation directe et universelle, en essayant de discuter par avance les lois quelle peut produire. Cest comme si avant lapplication du suffrage direct et universel on avait voulu discuter les hommes quil pourrait élire. Ce nest pas que je veuille dire cependant quil est sans utilité de sen occuper. Seulement il faut reconnaître que les circonstances pourront modifier les choses aujourdhui en question. Ainsi, sans formuler dès à présent aucun projet de lois, il mest bien permis de parler dune loi encore existante et qui, sans grande modification, peut, avec le peuple directement et universellement législateur, démolir de fond en comble la propriété ; et cela du consentement général si ce nest unanime du peuple, aussi peu révolutionnaire même quil lest présentement : cest la loi dexpropriation pour cause dutilité publique. Rien de plus naturel quun révolutionnaire ou un groupe de révolutionnaires propose à ladhésion du peuple la résolution suivante : "Attendu que le droit au travail ne peut exister tant que la propriété de linstrument de travail sera morcelée et livrée à la discrétion de détenteurs arbitraires ; "Considérant quil est de lintérêt des producteurs de faire cesser sans délai un pareil état de choses ; que cest pour eux un droit et un devoir ; "Vu la loi dexpropriation pour cause dutilité publique, plaise au peuple de décréter que tous les propriétaires de champs ou dusines, tous les accapareurs dobjets de production ou de consommation, tous les détenteurs du sol et de ses dépendances, soient à linstant expropriés pour cause dutilité publique le tous meubles et immeubles à eux appartenant et remboursés, après estimation pardevant** arbitres, de la valeur de leurs propriétés, avec indemnité du dixième en sus, le tout payable en bons déchange hypothéqués sur la propriété elle-même et sur lensemble des propriétés nationales devenues propriétés une et indivisible." Toutes les sections consultées répondront évidemment et à limmense majorité : Oui. Qui pourrait sélever contre un pareil vote ? personne. Non-seulement il ne dépouille pas les voleurs, titrés aujourdhui du nom de propriétaires, il leur accorde même une prime dindemnité, il les fait jouir dun bénéfice, il les enrichit dun dixième. Dun autre côté, le paysan qui navait en propriété quun coin de champ insuffisant pour occuper ses bras ou qui même nen avait pas du tout, pourra entrer en possession dune part de terre proportionnelle à son activité individuelle, ou bien se mettre en association, entrer, de collectivité, en possession dune certaine étendue de terrain et y faire, avec ses co-sociétaires, de la grande culture sur une large échelle et avec toutes les machines et instruments aratoires nécessaires à cet effet. Louvrier des villes pourra en faire autant en ce qui concerne son industrie, soit quil veuille linstrument de travail pour produire isolément soit quil préfère le matériel nécessaire pour produire en association. Mais, dira-t-on, si le peuple prend aujourdhui le droit dexproprier sans indemnité et même sans remboursement, toujours pour la même cause dutilité publique ? Assurément. Et cest justement là le progrès. En législation directe et universelle, tout ce quon légifère, tout ce quon décrète est toujours provisoire, et le cote du lendemain nhérite du vote de la veille ou ne laccepte que sous bénéfice dinventaire. Cest à ceux qui spéculent sur des droits artificiels, sur une hausse factice de leur quote-part dans la société à se familiariser avec lidée de baisse continue jusquà ce quils aient atteint le niveau des droits naturels. La législation directe et universelle a pour mission de nous conduire tous et chacun, exploiteurs et exploités, de transition en transition à légalité sociale, comme elle aura pour but final de nous entre-ouvrir les voies de lanarchique liberté. Avant den finir avec la loi dexpropriation pour cause dutilité publique, disons aussi quelle peut également exproprier tous les héritiers, supprimer en fait et en droit les héritages qui au lieu dêtre, comme aujourdhui, dêvolus** arbitrairement à des individus privilégiés, retourneraient alors au fonds social et serviraient ainsi de legs commun à tous les enfants de la république indistinctement. Jai parlé de cette loi, la plus révolutionnaire que jamais réactionnaire ait pu voter, pour donner une idée de ce que lon peut faire et faire sans choquer ni froisser le moins du monde les préjugés acquis. Avec la législation directe et universelle, et si les révolutionnaires savent sen sertir, le progrès peut sopérer rapidement, pacifiquement et sans grande perturbation même pour les privilégiés daujourdhui, attendu que ce quils perdront dun côté sera largement compensé par les bénéfices résultant pour tous de labolition des privilèges. Leur opposition sourde ou éclatante pourrait seule leur porter préjudice en amoncelant sur eux des colères terribles, en transformant le cours paisible et régulier de la révolution en débordement impétueux et sanglant. Quils nessayent donc pas de faire barrage, car la crue révolutionnaire, en venant battre leur digue, la mettrait en pièces et lemporterait, comme autant dépaves, dans ses flots rendus formidables. "Chassez... lartificiel, il revient au galop." On a beau se mettre en garde contre son éducation de jeunesse, on y revient souvent malgré soi. Ainsi, il arrivera que dans la conversation, dans un article ou dans un discours on sécrira parfois : "Mon Dieu !" bien que lon soit foncièrement athée ; ou bien quen parlant de la cause populaire on dira la sainte cause, parce que pour cela on veuille le moins du monde faire de la cause une Sainte quelconque. Cest la faute à Voltaire, dira-t-on, cest la faute à Robespierre, cest la faute à tous les bourgeois libéraux, nos maîtres et tuteurs, qui ont trouvé bon de refaire le calendrier et de nous replacer sous linvocation dune foule de saints et de saintes, la Sainte liberté entrautres, toujours vierge et pas du tout féconde, et dun Père bon Dieu, baptisé du nom de lEtre-Suprême**. Cest leur faute, sans doute ; mais cest bien aussi un peu la nôtre, qui ne faisons pas toujours tout ce quil faudrait pour désapprendre ce quils nous ont appris. Quant à moi, peut-être me suis-je servi improprement du mot législation. A vrai dire, ce nest pas positivement, de la législation que fera le peuple, puisque ses décisions, ses votes ne seront quéphémères, et que lidée de législation entraîne avec soi une certaine idée dimmuabilité, la loi naturelle, la loi innée, contrairement à la loi arbitraire, à la loi de fabrication humaine, étant immuable en son principe. La dénomination de dictature directe et universelle, sans être beaucoup plus correcte, eût peut-être mieux convenu. Car je nentends pas que le peuple soit convié à foire une Constitution, ni un Code civil, ni un code pénal, mais à formuler trois ou quatre principes fondamentaux, qui serviraient de liens à toutes les communes fédérées, et à décréter au fur et à masure, dans chaque commune, les mesures de salut public exigées par les nécessités du moment. Il serait donc bon dentrer ici dans quelques détails, afin de dissiper tout équivoque ; car ce que jai publié antérieurement dans la Question révolutionnaire est loin de satisfaire au progrès de mes idées ; cest un travail qui demande révision, et qui sera matière à un prochain article. |
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