LA QUESTION POLITIQUE. III. Le Catholicisme. Le Socialisme. Quand à
lesprit du bon lesprit mauvais dispute Lintrigue européenne entre dans une phase nouvelle ; elle va prendre des proportions plus vastes. Il semble que la situation politique veuille enfin se dessiner plus nettement, plus carrément. Jusquà présent nous navons guère assisté quà des tâtonnements, à des manuvres préliminaires ; mais, patience, le terrain une fois exploré, lon va passer à de plus formidables exercices, opérer des mouvements densemble, un remuement général. La paix de Villafranca nest autre chose que le prolongement dun drame terrible dont le déno[û]ment sera ou lapothéose de la catholicité romaine et grecque se partageant de lOrient à lOccident lempire de lEurope, le sceptre du monde civilisé ; la double suprématie papale, la papauté jésuite et la papauté cosaque fraternisant avant de sentre-[é]gorger et de sentre-dévorer lune lautre sur le cadavre des nations ; la dualité pontificale en attendant son unité absolue par lexcommunication et lextermination de lun des schismes rivaux, le schisme latin ou le schisme grecque ; car les deux pouvoirs jumeaux, liés de complicité pour détruire ensemble les hérésies politiques et religieuses qui leur obstruent le chemin du trône universel, nen sont pas moins frères ennemis ; et ils ne tarderaient pas à le prouver, le jour où ils se trouveraient coude à coude et tiare à tiare sur les degrés et sous le dais de leuropéenne souveraineté temporelle et spirituelle ; ce sera donc, sans rémission, ou le triomphe monstrueux de labsolutisme, le règne de Dieu, cest-à-dire le règne du Mal sur la terre ; ou bien, ce qui est plus probable et surtout plus consolant, le triomphe de lidée anarchique, de la destinée libertaire ; le mariage sur la scène dEurope de lutopie avec la réalité, de la théorie avec la pratique, du peuple avec la révolution ; loisiveté enfin punie et le travail enfin récompensé ; le socialisme universel, sortant dun embrasement général et foulant du pied le crâne décharné du dernier des théistes et tenant en main les clés dun nouvel âge, lâge dharmonie, le règne de lathéisme, le règne de légalité, de lattraction, le règne du Bien parmi les hommes. Quand, il y a quelques mois, le Bonaparte partit pour lItalie, savait-il bien ce quil allait y faire et jusquoù il irait et jusquoù il nirait pas ? Cet homme qui pose en Machiavel aux yeux de la bourgeoisie, caste agonisante qui lui a confié le soin de ses dernières destinées, sest conduit comme un écolier ; il a fait une escapade qui lui coûte cher et qui coûtera plus cher encore à la bourgeoisie. Cest que, pour divin empereur que lon soit, on ne dirige pas les événements, on [en] est le jouet tout comme le plus simple des mortels. Elevé au trône impérial beaucoup moins par la volonté du peuple que par la grâce des jésuites, il se voyait depuis plus dun an miné par ses anciens complices, qui layant usé à leur profit et le jugeant désormais impropre au service de la Sainte Cause, lui avaient signifié sa mise à la retraite. Parmi les considérations qui alors le firent opter pour la guerre dItalie dut entrer pour beaucoup celle de faire une démonstration de guerrier outragé contre la discipline de Rome, une tentative dintimidation contre lhostilité des pères fouetteurs, ses supérieurs, les infaillibles. Malheureusement pour lui, le résultat na pas été conforme à son attente ; lintimidation, quil voulait leur mettre par la pointe sur la gorge, sest retournée contre lui et la forcé à sagenouiller plus bas quauparavant aux pieds de ses sacrés directeurs, les tout-puissants dispensateurs des choses dici bas comme des choses du ciel. Sans doute, il ne songeait aucunement à attenter aux prérogatives de la puissance ultramontaine ; ses vélléités belliqueuses nallaient pas jusquà vouloir la froisser sérieusement ; il ne cherchait quun moyen de se faire valoir aux yeux de la cruelle et de rentrer dans ses bonnes grâces. Cependant, tout en protestant de son amour pour le Saint-Siège, il a, bon gré mal gré, laissé pénétrer la révolte dans les Légations. Mal lui en prit ; car la descendance des Loyola na eu quà étendre le bras vers lui, à poser la paume de la main sur sa tête plombée et à couronne dor pour le faire aussitôt ployer comme un jonc sous cette lourde pression de maître. Bien effroyables sont les bombes des carbonari, mais plus mortels encore sont le poignard et le poison des jésuites. Comme une vision menaçante, lombre de Ravaillac sest dressée devant lui : ses oreilles ont tinté ; ses paupières ont battu la breloque ; dhorribles angoisses ont agité ses entrailles ; et, à la sueur froide de son front, il fait son acte de contrition, son traité dit de paix, son mea culpa ou son Villafranca ; il est rentré soumis et repentant dans le giron de mère-marâtre, la Sainte Eglise catholique apostolique et romaine, pour servir, vitam eternam, à lextermination des protestants, des hérétiques, des infidèles. Avant son coup de tête franco-italien, son échauffourée dItalie, limpérial instrument de la Société de Jésus, bien que marqué pour être jeté au rebut, pouvait encre espérer obtenir des concessions en échange de ce que lOrdre exigeait de lui par lorgane de son général occulte. Mais aujourdhui il nen est plus ainsi : soldat-forcé du pape, du pape qui nest lui-même quun mannequin, un grand-maître honoraire, derrière lequel sabrite et commande la noire assemblée des invisibles, il en est réduit, comme le dernier des piou-pious, à lobéissance passive, à létat mécanique envers ceux contre lesquels il sétait piteusement insubordiné, et qui ne lont momentanément absout de sa faute quen lui donnant pour pénitence daller porter le fer et la flamme chez les huguenots de Prusse et dAngleterre. Désormais il nest plus susceptible de faire un pas de lui-même, un geste de son autorité privée. Pour sauver ce qui lui reste de peau sur les os et de couronne sur la tête, il a fait abandon entier et complet de son peu de libre-arbitre, il la livré à discrétion entre les mains de plus fort et de plus puissant que lui ; il a resserré plus étroitement, par le renouvellement du pacte fatal, ses liens de soumission envers Rome ténébreuse. Ce nest plus quun damné politique qui se mord les griffes de douleur et de rage, un possédé de Veuillot ou dAntonelli, un fantôme dempereur, un empereur cadavre... Rome catholique a modifié ses plans de campagne daprès la marche des événements. La coalition des monarchies constitutionnelles et absolutistes ayant reculé devant les périls de linvasion, la sainte-alliance des rois va publiquement se scinder, les représentants de labsolutisme, pour marcher sous la férule du jésuitisme, les représentants du constitutionnalisme, pour sentendre et se voir excommunier par lui. Londres et Berlin devront expier leur coupable hésitation par un châtiment exemplaire, payer de leur défaite les frais darmement du droit divin, la mise sur pied de guerre des forces de la légitimité, lavortement, par leur faute, leur très-grande faute, du [branlebas] de combat politiquement et socialement réactionnaire. Sans perdre de vue la guerre sociale, la guerre contre les prolétaires récalcitrants, la Rome des césars-apostoliques, la Rome du jésuitisme, qui sait employer ses agents selon leurs aptitudes, sapprête à lancer son proconsul Bonaparte sur les côtes dAngleterre avec ordre de pénétrer à la queue de ses Zouaves et ses Turcos au cur des docks et des parlements de la "perfide Albion", de délivrer lIrlande, de lui porter la liberté religieuse et de convertir la confédération britannique à lautorité pontificale. Dun autre côté, le proconsul François-Joseph, aidé dun Canrobert, aura pour mission de conquérir aussi à la foi catholique, à la direction temporelle et spirituelle de la Ville Eternelle la patrie de Luther et de Calvin, cest-à-dire toute la partie protestante de lAllemagne. Quant à Paris, la métropole révolutionnaire, le foyer des insurrections sociales, on a déjà envoyé une armée dobservation de 80,000 hommes sur ses frontières, sans parler de larmée doccupation de ses faubourgs. Cest assez, pense-t-on, pour faire la campagne de Londres et de Berlin à lintérieur... Du reste, la descente en Angleterre ne peut tarder. Le désarmement de la France impériale nest quun leurre, un simulacre de désarmement, attendu que son pied de paix cest encore le pied de guerre ; et que, les 150,000 hommes congédiés, dans les vingt-quatre heures elle peut les rappeler sous les drapeaux. Cest tout perfidement un piège tendu au cabinet de St-James, afin de mettre les apparences du côté du héros de Décembre et de pouvoir dire à lopinion publique : "Vous voyez, nous avons désarmé et nos voisins ne désarment pas ; au contraire, ils continuent leurs armements (comme si pour la Grande-Bretagne le désarmement navait pas des conséquences bien autrement désastreuses que pour lhéritier de Ste-Hélène). Ce nest plus nous, criera-t-on, qui les menaçons, cest eux qui nous menacent... Sus aux agresseurs ! sus à la tyrannique, à la perfide Albion ! et en avant la musique : Jamais lAnglais ne régnera ! Et maintenant, roulez ! tambours des Zouaves ; sonnez ! clairons des Turcos : Pauvre
Angleterre ! !... Et moi, satan révolutionnaire qui les vois et qui les entends, du fond de mon angle obscur, je leur envoie pour amen un ricanement infernal !... car jai jeté les yeux sur mon enfer, jen ai sondé la profondeur et je lai vu peuplé de trop de millions de murmures, de trop de milliards de prolétaires pour que la rebellion sociale ne finisse pas par avoir raison des complices de Dieu ! ! Elle va donc enfin souvrir la grande croisade de lAutorité temporelle et spirituelle contre la Liberté individuelle et sociale ! Les deux principes éternellement ennemis vont donc entrer ouvertement en ligne et déduire, en se heurtant de front dans une lutte à mort, toutes leurs conséquences logiques ! ! Ah ! merci aux jésuites ! ! ! Les temps sont proches. Le Jésuitisme et lAnarchisme, les extrêmes vont se toucher. Mais cest en marchant à la rencontre lun de lautre, en se choquant mortellement comme deux taureaux qui se disputent une génisse. A qui des deux la possession de lHumanité ? Les vieux sont les vieux et les jeunes sont les jeunes : Aux vieux le Passé, aux jeunes lAvenir ! !... Si les jésuites ont pour eux le beffroi des Saint-Barthélemy, nous, anarchistes, nous avons le tocsin des révolutions. Aux armes ! dans les deux camps. Aux armes ! et que lidée se croise avec lidée et le fer avec le fer ! Aux armes ! cest pour loppression, disent-ils. Aux armes ! nous, cest pour la délivrance ! Et noublions pas que ceux que nous avons à combattre ce sont ceux qui ont dit : "Tuez, tuez toujours... Seulement, cette fois, ce nest pas "Dieu" mais lHumanité qui reconnaîtra les siens ! !" Mais vous, bourgeois et protestants, quallez-vous devenir dans cette colossale bagarre. Il ny a pas place pour vous, pauvres hères, entre les deux camps ennemis, celui de la Liberté anarchique et de lAutorité catholique. Vous serez écrasés, comme des chenilles, sous les pas des deux terribles principes en lutte. Hommes de juste-milieu, vous navez plus de raison dêtre. Le constitutionnalisme politique comme le constitutionnalisme religieux ; tous les schismes, toutes les hérésies mixtes ; les réformes bâtardées, mi-partie libérales, mi-partie religieuses ; la superstition protestante et la superstition représentative ; tout ce qui est hors les extrêmes ; tout ce qui est corruption du radical Bien ou du radical Mal ; tout ce qui nest pas exclusivement lun ou exclusivement lautre, de pure race libertaire ou de pure race autoritaire ; tout ce qui, enfin, a été enfanté par un accouplement que désapprouve la nature, est voué à la mort sans postérité, comme le mulet, ce produit stérile de lâne et du cheval. Votre dernière heure a sonné, bourgeois et protestants, mulets incapables de reproduction. Que ce soit le Jésuitisme ou lAnarchisme qui triomphe, et cen est fait de vous, votre suppression est assurée. Car, pas plus lun que lautre, ils ne peuvent vous souffrir. Le Jésuitisme ne veut pas dintermédiaires entre lui, le sacré consommateur, la caste sainte et béate et privilégiée, et limmense plèbe taillable et corvéable, la bête de somme profane, le servile et gigantesque producteur. Toute autre profession de foi que la sienne est un cas pendable. LAnarchisme, lui, ne veut plus de parasites : il nie Dieu dans le ciel et sur la terre ; il ne laisse aucun prétexte dexistence aux superstitions religieuses ni gouvernementales ; aucun vestige de chance aux exploiteurs de toutes sortes ; il est le messager de légalité et de la solidarité parmi les hommes. Cest la mort, la mort pour vous, vous le voyez bien, que ce soit par lAutorité ou que ce soit par la Liberté. Vous navez plus de salut que dans la métamorphose, dans la transformation. Avec les Anarchistes, il vous faut nier Dieu, nier la religion, nier le gouvernement, nier la propriété, nier la famille ; affirmer le droit au travail, le droit à lamour, le droit à lautonomie individuelle, à la fraternité sociale, tous les droits de lêtre-humain ; vous faire socialistes enfin. Ou, avec les Jésuites, il vous faut affirmer Dieu, le Père-Maître ; le droit divin ; les droits seigneuriaux du clergé, le droit de jambage et daubaine pour les révérends cathéchiseurs ; payer la dîme, fournir la corvée, être battu et... content ; nier le progrès ; nier les sciences, nier les lettres, nier les arts ; jeter au feu Voltaire et le curé Meslier, Luther et Calvin ; faire un auto-da-fé de toutes les paperasses libérales, de tous les bouquins réformistes ; et, à la moindre velléité dindépendance, vous attendre à avoir les os broyés à la torture ou la chair rôtie sur les bûchers ; enfin, vous faire bon catholiques... Cest tout lun ou tout lautre, il ny pas de juste-milieu : choisissez... Et dire que cest vous, Bourgeois et Protestants, qui vous êtes fait cette situation !... Ah ! que vous méritez bien votre châtiment. Qui donc a restauré le Pape sur le trône temporel en 1815, si ce nest vous, bourgeois protestants dAngleterre ? Qui la restauré de nouveau en 48 ? qui a proscrit et mis à mort les socialistes en Juin et en Décembre ? vous encore, bourgeois voltairien de France. Et quelle va être votre récompense, bourgeois et protestants dAngleterre ? dêtre supprimés par ceux que vous avez voulu restaurer !... Et vous, bourgeois et voltairiens de France ? dêtre proscrits et mis à mort par ceux que vous avez voulu supprimer ! !... Et nespérez pas fuir en Amérique ou ailleurs : ou la Catholicisme ou lAnarchisme vous y poursuivra. Il ny a plus une pierre sur le globe où vous puissiez sûrement reposer la tête. Comme Adam et Eve au sortir du Paradis terrestre, vous allez en être réduits après vos fautes à errer nus et maudits dans une vallée de larmes ! Métamorphoser-vous, transformez-vous donc, bourgeois voltairiens et bourgeois protestants. De parasites conservateurs redevenez des travailleurs révolutionnaires : "les révolutions sont des conservations." Rappelez-vous le temps, déjà loin de nous, où vous étiez à lavant-garde du Progrès ; où, dans les sciences et dans les lettres, dans les parlements et sur la place publique, vous marchiez à la conquête de la liberté. Et si votre tempérament nest plus doccuper le premier rang, songez quil y a encore place pour les meilleurs dentre vous à larrière-garde. Nattendez-pas dy être contraints par la Révolution pour la subir ; car à vos adhésions judaïqué[e]s de la dernière heure, la Révolution pourrait répondre, comme à tous les Pouvoirs trop lents à se soumettre, tous les Pouvoirs déchus : il est trop tard ! ! ! Et nous, le Prolétariat, nous les anarchistes, nous la chair et lidée révolutionnaires, nous laisserons-nous égorger ou river à la chaîne sans nous défendre ? Nest-ce pas loutil qui fait la baïonnette ? et, ce que nous avons fait, nous ne pourrions le briser ?... Levons-nous donc ! et, en passant, pour latteindre, sur le ventre des empereurs, ses proconsuls, prouvons à la Rome Catholique que les Prolétaires daujourdhui valent bien les Barbares dautrefois ! ! Hurrah ! ! Cest pour laffranchissement de lhomme et de la femme ! ! ! Hurrah ! ! Cest pour la Liberté, la liberté individuelle et sociale ! ! ! |