Variétés LHumanisphère
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Les artifices religieux, les édifices de la superstition répondent chez les civilisés, comme chez les barbares, comme chez les sauvages, à un besoin didéal que ces populations ne trouvant pas dans le monde du réel, vont aspirer dans le monde de limpossible. La femme surtout, cette moitié du genre humain, plus exclue encore que lautre des droits sociaux, et reléguée, comme la Cendrillon, au coin du foyer du ménage, livrée à ses méditations catéchismales, à ses hallucinations maladives, la femme sabandonne avec tout lélan du cur et de limagination au charme des pompes religieuses et des messes à grand spectacle, à toute la poésie mystique de ce roman mystérieux, dont le beau Jésus est le héros, et dont lamour divin est lintrigue. Tous ces chants danges et dangesses, ce paradis rempli de lumières, de musique et dencens, cet opéra de léternité, dont Dieu est le grand maestro, le décorateur, le compositeur et le chef dorchestre, ces stalles dazur où Marie et Madeleine, ces deux filles dEve, ont des places dhonneur; toute cette fantasmagorie des phvsiciens sacerdotaux ne peut manquer dans une société comme la nôtre dimpressionner vivement la fibre sentimentale de la femme, cette fibre comprimée et toujours frémissante. Le corps enchaîné à son fourneau de cuisine, à son comptoir de boutique ou à son piano de salon, elle erre par la pensée, sans lest et sans voilure, sans gouvernail et sans boussole, vers lidéalisation de lêtre humain dans les sphères parsemées décueils et constellées de superstition du fluidique azur, dans les exotiques rêveries de la vie paradisiaque. Elle réagit par le mysticisme, elle sinsurge par la superstition contre ce degré dinfériorité sur lequel lhomme la placée. Elle en appelle de son abaissement terrestre à lascension céleste, de la bestialité de lhomme à la spiritualité de Dieu. Dans lHumanisphère, rien de semblable ne peut avoir lieu. Lhomme nest rien plus que la femme, et la femme rien plus que lhomme. Tous deux sont également libres. Les urnes de linstruction volontaire ont versé sur leurs fronts des flots de science. Le choc des intelligences en a nivelé le cours. La crue des fluxtueux besoins en élève le niveau tous les jours. Lhomme et la femme nagent dans cet océan du progrès, enlacés lun à lautre. Les sources vives du cur épanchent dans la société leurs liquoreuses et brûlantes passions et font à lhomme comme à la femme un bain savoureux et parfumé de leurs mutuelles ardeurs. Lamour nest plus du mysticisme ou de la bestialité, lamour a toutes les voluptés des sensations physiques et morales, lamour cest de lhumanité, humanité épurée, vivifiée, régénérée, humanité faite homme. Lidéal étant sur la terre, terre présente ou future, qui voulez-vous qui laille chercher ailleurs? Pour que la divinité se promène sur les nuages de limagination, il faut quil y ait des nuages, et sous le crâne humanisphérien il ny a que des rayons. Là où règne la lumière, il ny a point de ténèbres; là où règne lintelligence, il ny a point de superstition. Aujourdhui que lexistence est une macération perpétuelle, une claustration des passions, le bonheur est un rêve. Dans le monde futur, la vie étant lexpansion de toutes les fibres passionnelles, la vie sera un rêve de bonheur. Dans le monde civilisé, tout nest que masturbation et sodomie, masturbation ou sodomie de la chair, masturbation ou sodomie de lesprit. Lesprit est un égout à dabjectes pensées, la chair un exutoire à dimmondes plaisirs. En ce temps-ci lhomme et la femme ne font pas lamour, ils font leurs besoins... En ce temps-là ce sera un besoin pour eux que lamour! Et ce nest quavec le feu de la passion au cur, avec lardeur du sentiment au cerveau quils suniront dans un mutuel baiser. Toutes les voluptés nagiront plus que dans lordre naturel, aussi bien celles de la chair que celles de lesprit. La liberté aura tout purifié. Après avoir visité en détail les bâtiments de lHumanisphère, où tout nest quateliers de plaisir et salons de travail, magasins de sciences et darts et musées de toutes les productions : après avoir admiré ces machines de fer dont la vapeur ou lélectricité est le mobile, laborieuses multitudes dengrenages qui sont aux humanisphériens ce que les multitudes de prolétaires ou desclaves sont aux civilisés; après avoir assisté au mouvement non moins admirable de cet engrenage humain, de cette multitude de travailleurs libres, mécanisme sériel dont lattraction est lunique moteur; après avoir constaté les merveilles de cette organisation égalitaire dont lévolution anarchique produit lharmonie; après avoir visité les champs, les jardins, les prairies, les hangars champêtres où viennent sabriter les troupeaux errants par la campagne, et dont les combles servent de greniers à fourrage; après avoir parcouru toutes les lignes de fer qui sillonnent lintérieur et lextérieur de lHumanisphère, et avoir navigué dans ces magnifiques steamers aériens qui transportent à vol daigle les hommes et les produits, les idées et les objets dun humanisphère à un humanisphère, dun continent à un continent, et dun point du globe à ses extrémités; après avoir vu et entendu, après avoir palpé du doigt et de la pensée toutes ces choses, comment se fait-il, me disais-je, en faisant un retour sur les civilisés, comment se fait-il quon puisse vivre sous la Loi, ce Knout de lAutorité, quand lanarchie, cette loi de la Liberté, a des murs si pures et si douces? Comment se fait-il quon regarde comme chose si phénoménale cette fraternité intelligente, et comme chose normale cette imbécilité fratricide?... Ah! les phénomènes et les utopies ne sont des phénomènes ou des utopies que par rapport à notre ignorance. Tout ce qui pour notre monde est phénomène, pour un autre monde est chose tout ordinaire, quil sagisse du mouvement des planètes ou du mouvement des hommes ; et ce quil y aurait de bien plus phénoménal pour moi, cest que la société restât perpétuellement dans les ténèbres sociales et quelle ne séveillât pas à la lumière. Lautorité est un cauchemar qui pèse sur la poitrine de lHumanité et létouffe ; quelle entende la voix de la Liberté, quelle sorte de son douloureux sommeil, et bientôt elle aura recouvré la plénitude de ses sens, et son aptitude au travail, à lamour, au bonheur! Bien que dans lHumanisphère les machines fissent tous les plus grossiers travaux, il y avait, selon moi, des travaux plus désagréables les uns que les autres, il y en avait même qui me semblaient ne devoir être du goût de personne. Néanmoins, ces travaux sexécutaient sans quaucune loi ni aucun règlement y contraignît qui que ce fût. Comment cela? me disais-je, moi qui ne voyais encore les choses que par mes yeux de civilisé. Cétait bien simple pourtant. Quest-ce qui rend le travail attrayant? ce nest pas toujours la nature du travail mais la condition dans laquelle il sexerce et la condition du résultat à obtenir. De nos jours, un ouvrier va exercer une profession; ce nest pas toujours la profession quil aurait choisi : le hasard plus que lattraction en a décidé ainsi. Que cette profession lui procure une certaine aisance relative, que son salaire soit élevé, quil ait affaire à un patron qui ne lui fasse pas trop lourdement sentir son autorité, et cet ouvrier accomplira son travail avec un certain plaisir. Que par la suite, ce même ouvrier travaille pour un patron revêche, que son salaire soit diminué de moitié, que sa profession ne lui procure plus que la misère, et il ne fera plus quavec dégoût ce travail quil accomplissait naguère avec plaisir. Livrognerie et la paresse nont pas dautre cause parmi les ouvriers. Esclaves à bout de patience, ils jettent alors le manche après la co[i]gnée et, rebuts du monde, ils se vautrent dans la lie et la crasse, ou caractères délite, ils sinsurgent jusquau meurtre, jusquau martyre, comme Alibaud, comme Moncharmont, et revendiquent leurs droits dhommes, fer contre fer et face à face avec léchafaud. Immortalité de gloire à ceux-là ! Dans lHumanisphère, les quelques travaux qui par leur nature me paraissaient répugnants trouvent pourtant des ouvriers pour les exécuter avec plaisir. Et la cause en est à la condition dans laquelle ils sexercent. Les différentes séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes dune barricade, et sont entièrement libres dy rester le temps quils veulent ou de passer à une autre série ou à une autre barricade. Il ny a pas de chef attitré ou titré. Celui qui a le plus de connaissance ou daptitudes à ce travail dirige naturellement les autres. Chacun prend mutuellement linitiative, selon quil sen reconnaît les capacités. Tour à tour chacun donne des avis et en reçoit. Il y a entente amicale, il ny a pas autorité. De plus, il est rare quil ny ait pas mélange dhommes et de femmes parmi les travailleurs dune série. Aussi le travail est-il dans des conditions trop attrayantes pour que, fut-il répugnant par lui-même, on ne trouve pas un certain charme à laccomplir. Vient ensuite la nature des résultats à obtenir. Si ce travail est en effet indispensable, ceux à qui il répugne le plus et qui sen abstiennent seront charmés que dautres sen soient chargés, et ils rendront en affabilité à ces derniers, en laborieuses prévenances dautre part, la compensation du service que les autres leur auront rendu. Il ne faut pas croire que les travaux les plus grossiers soient chez les humanisphériens le partage des intelligences inférieures, bien au contraire, ce sont les intelligences supérieures, les sommités dans les sciences et dans les arts qui le plus souvent se plaisent à remplir ces corvées. Plus la délicatesse est exquise chez lhomme, plus le sens moral est développé, et plus il est apte à certains moments aux rudes et âpres labeurs, surtout quand ces labeurs sont un sacrifice offert en amour à lhumanité. Jai vu, lors de la transportation de Juin, au fort du Homet, à Cherbourg, de délicates natures qui auraient pu, moyennant quelques pièces de monnaie, faire faire par un codétenu leur tour de corvée, et cétait une sale besogne que de vider le baquet aux ordures, et qui, pour donner satisfaction à leurs jouissances morales, au témoignage intérieur de leur fraternité avec leurs semblables, préféraient faire cette besogne eux-mêmes et dépenser à la cantine, avec et pour leurs camarades de corvée, largent qui eût pu servir à les en affranchir. Lhomme véritablement homme, lhomme égoïstement bon, est plus heureux de faire une chose pour le bien quelle procure aux autres que de sen dispenser en vue dune satisfaction immédiate et toute personnelle. Il sait que cest un grain semé en bonne terre et dont il recueillera tôt ou tard un épi. Légoïsme est la source de toutes les vertus. Les premiers chrétiens, ceux qui vivaient en communauté et en fraternité dans les catacombes, étaient des égoïstes, ils plaçaient leurs vertus à intérêts usuraires entre les mains de Dieu pour en obtenir des primes dimmortalité célestes. Les hurnanisphériens placent leurs bonnes actions en viager sur lHumanité, afin de jouir, depuis lextraction de leur naissance jusquà lextinction de leur vie, des bénéfices de lassurance mutuelle. Humainement, on ne peut acheter le bonheur individuel quau prix de luniversel bonheur. |