Aliénation mentale. Vous est-il arrivé quelquefois dentrer dans une maison daliénés, à Bicêtre ou à la Salpétrière, à Bedlam ou à Blackwells Island et dy visiter les fous ? Nest-ce pas quelque chose de navrant, de douloureusement triste que dassister à ce spectacle de la démence humaine ? Le cur se serre, un poignant sentiment de pitié mêlé dune sensation de dégoût vous saisit à laspect de ces infortunés, les uns tapis au fond de leurs cabanons, les autres allant et venant le long des grilles comme les animaux du Jardin-des-Plantes dans leurs cages de fer. Celui-ci, affaissé sur lui-même, les lèvres pendantes et bavantes, la prunelle terne et fixe, les traits allongés et immobiles, cuve en silence son impassible imbéci[l]ité. Celui-là, la face tordue par des contractions horribles, les yeux injectés de sang et bondissant dans leur orbite, les cheveux hérissés, le crâne en fusion, la bouche en feu, les membres en mouvement, sagite et hurle, dun bout à lautre de sa cellule, comme une bête fauve derrière ses barreaux, en écumant de douleur et de férocité. Rage dhébété, fureur aveugle et sourde qui naboutit quà lénervement cérébral et corporel quand, représailles sauvages ! on ne la met pas à létau dans une camisole de force et quon ne la martel[l]e pas à coups répétés de douches. Cependant, toute intelligence nest pas entièrement morte chez ces malheureux. Il y en a qui parfois ont des moments de lucidité. La science, la vraie science, et non la superstition scientifique qui, sous le nom de Médecine, les traite et les maltraite aujourdhui, pourrait les guérir, cela est certain, opérer le recouvrement de leur raison. Mais, hélas ! quoi de plus ignare, de plus crétin que nos ès-savants ! Les guérisseurs dhommes comme les guérisseurs de peuples, les guérisseurs officiels ou académiques sont tous, plus ou moins, dinfâmes ou dignobles charlatans, des tortionnaires, des empiriques qui, au mépris des lois sociales et humaines, pratiquent lart, si honoré parmi les civilisés, de vivre et de figurer aux dépens de ceux qui les écoutent. Certes, tous les aliénés ne sont pas renfermés dans Bicêtre ou la Salpétrière, dans Bedlam ou à Blackwells Island. La société entière est un vaste hôpital où pensionnaires et pensionnés sont tous, plus ou moins, privés de la raison. Ainsi, vous lisez un auteur, un philosophe, ou vous entrez en conversation avec un ouvrier, un socialiste ; aux premières pages ou aux premières paroles, il se peut que vous soyez émerveillés de son bon sens, de sa logique. Vous vous dites voilà un homme, au moins ; il comprend, celui-là. Et vous vous réjouissez intérieurement davoir rencontré une intelligence sympathique à la vôtre, une pensée sur de votre pensée. Vous éprouvez un sentiment dorgueil fraternitaire à échanger des sensations mentales avec cet être, votre cadet ou votre aîné en perfectibilisation, mais du moins votre type et votre égal dans la famille et la nature humaines. Encouragé par ce début, vous poursuivez la lecture ou lentretien. Mais bientôt une phrase ou une parole grimaçante, une contorsion épouvantable dintelligence ou de pensée de votre interlocuteur, vous révèle soudain toute lhorreur de la réalité. Vous naviez devant vous que le livre ou le visage dun fou, fou apathique ou furieux, abordé dans un moment de lucidité, mais qui vous prouve, par une série de déraisonnements, plus absurdes les uns que les autres, par un étalage de bonds ou daffaissements hideux, quil nest aucunement en possession de ses facultés morales et intellectuelles ; quil na rien compris de ce quil vous a dit ni de ce qui vous lui avez dit ; enfin, que ce que vous aviez pris pour le rayonnement du bon sens, de la raison, nétait quun éclair dans ses ténèbres, une sorte dhallucination de sa folie... Ah ! pour lhomme dont la pensée est saine et la fibre sensible, cest une cruelle expiation dun court moment de joie que ce désappointement ironique qui laccueille à chacun de ses pas et le condamne à la solitude, à lisolement à la réclusion au milieu dun monde qui compte des mille et des millions dhabitants ! Ce serait à désespérer à tout jamais de la Révolution si le Progrès, cet orchestre latent et qui bruit faiblement, sourdement, mais perpétuellement, le Progrès, cette musique industrielle et sociale, ne produisait dintervalle à intervalle, de quart de siècle en quart de siècle, comme des ouragans de notes émancipatrices, comme des tonnerres dharmonie, vibrations électriques qui ébranlent les colonnes de lordre antique, font craquer la clé de voûte de lignorance ou de la folie humaine, communiquent avec lentendement cervelain, le caressent, le raniment, et réveillent alors au fond du crâne des aliénés (sépulcre où elles gisaient, non pas mortes, mais en léthargie), lIntelligence, la Lucidité ! Aujourdhui, que voit-on partout ? Lhomme, suspect à lhomme, erre de ville en ville, de hameau en hameau, de cabanon en cabanon sans pouvoir trouver à qui confier ses peines ou ses joies, ses trésors de sensibilité. Le besoin de sociabilité ne rencontre en son chemin que le rire sardonique ou les désillusions amères. Le Commerce a aliéné, dans les cerveaux, lIntelligence, dans les curs, lAmour et lAmitié. Tout se vend, tout sachète de par ce siècle et de par ce monde, le révolutionnaire comme lamant, lhomme comme la femme, le pauvre comme le riche. La conquête par lor a remplacé la conquête par le fer et tous cèdent, en souriant, à cet immonde vainqueur ou sont écrasés par lui sils résistent. Cest lui qui règne du pôle Sud au pôle Nord et du Zénith au Nadir. Il est le grand Moloch qui se repaît de toutes les consciences et les fait saigner de douleur ou de honte. Fléau universel, il porte en tous lieux ses ravages. Il nest pas daliments de moralité qui naient été empoisonnés par cette peste jaune. Directement ou indirectement chacun en est affecté. Dans les serrements de mains dun ami datelier ou de barricade, dans les baisers dune sur ou dune amante, lon est troublé par la crainte de rencontrer le froid, le timbre métallique de la Prostitution ou de la Police. A force davoir été dupe[s] des intrigants, lon se prend à douter de tout ce qui est encore honnête, des sympathies les plus franches, des convictions les plus vraies ; on hésite à sen rapprocher ; on sen détourne même de peur de tomber dans un nouveau piège, dévoquer de nouvelles déceptions. Si bien que souvent, par haine du mal, on gagne le mal de la haine (non pas la haine sociale qui est grande et féconde, mais la haine personnelle qui est petite et stérile). On arrive à être indifférent sinon hostile aux souffrance de ses semblables. On tombe dans de violents accès de misanthropie ; on devient méchant par suite des morsures quon a endurées ; à son tour, on mord à pleine dent, on déchire avec rage toutes les méchancetés adverses ou ennemies. On minaude, on gesticule, on hurle avec les fous. On abandonne tout noble orgueil, on se livre à toutes les vi[l]enies ou les viletés de la vanité. On foule aux pieds toute dignité, tout respect de soi-même et des autres, on sacrifie tout ce quon a encore de glorieusement ou de passivement humain au honteux besoin de jouer un rôle actif parmi ces énergumènes quon nomme des civilisés. Comme eux, on se fait bas et rampant, insolent et hautain ; on se drape dans son opprobre, et, Bilboquet tragique ou Othello burlesque, on en fait fatuité. Peu, bien peu, échappent à cette contagion du vice ou du crime, à ce vertige de perdition ou dimmoralité, à cette fascination dune société en démence ! Cest pitié, vraiment, que de voir toutes ces vanités naines, toutes ces infimes passions des civilisés de tout rang et de toute opinion, tous ces aliénés du prolétariat comme de la bourgeoisie se tordent dans le vide, essayer de se hisser à lenvie lun de lautre au faite de leurs barreaux, comme pour sélever au-dessus de la foule, et retomber, tous ensemble, pêle-mêle et jambes par-dessus tête, meurtris et saignants dans leur cage, leur nullité ou leur misère. Cest pitié de les entendre vociférer contre tout ce quils jalousent, contre tout ce qui leur fait envie, et sinjurier et se menacer réciproquement, incapables quils sont de connaître la cause de leur mal et de sappliquer à en chercher le remède. Cest pitié dassister, debout et à lécart, comme dans un tableau de Couture, à cette scène dorgie, de dépravation et de promiscuité daliénations mentales, derniers ébats des civilisés de la Décadence ; et de songer que toute cette stupide multitude a des oreilles pour ne pas entendre, des yeux pour ne point voir ; et que, pauvres comme riches, académiciens comme ouvriers, tous enfin sont perclus, sont paralysés de lintelligence. Ah ! plutôt que de dépenser, tous tant que nous sommes, toutes nos facultés à paraître, si seulement nous voulions en employer la moitié à ÊTRE : la Révolution, tant appelée et si lente à répondre à lappel, ne tarderait pas à saccomplir. La Révolution individuelle est le prélude de la Révolution sociale ; celle-ci en est le concert. Révolutionnons-nous donc, nous, surtout, prolétaires, qui avons tout à y gagner et rien de bon à y perdre ; révolutionnons-nous intérieurement afin de pouvoir nous révolutionner extérieurement. La science seule, la science du beau et du bien, nous rendra libres. "Refaisons notre entendement." Oublions tout ce que nous ont appris les faux savants et leurs doctes cabales. Débarrassons-nous, par létude et le raisonnement, par la moralisation des autres, de léducation comme de linstruction bourgeoises. Cest peu de se dire socialiste, ce quil faut cest en témoigner par ses actes. Pourquoi, dites, pourquoi ces regards haineux entre nous, ces inimitiés clandestines, ces susceptibilités imbéciles et rivales, ces bassesses personnelles qui nous détournent du grand uvre, nous font gaspiller nos idées et nos forces dans des débats indignes de la majesté humaine, et aliènent ainsi dans nos cerveaux comme dans nos curs toutes les facultés révolutionnaires et sociales ? Pourquoi toutes ces luttes intestines entre nous, exploités, en présence de lennemi commun, lExploiteur ? Pourquoi ces coteries, ces divisions sur des noms dhommes, de chefs, quand il est de notre intérêt comme de notre dignité à tous, prolétaires, de nous grouper en masse contre le Bourgeois, notre seigneur et maître, quel que soit son uniforme ou son serment ? Ce nest pas à nous, producteurs, de nous faire siens ; cest à lui, parasite, de se faire nôtre ! Allons, les manieurs doutils, allons, les porteurs de blouse, formons nos bataillons, marchons sous la bannière du Progrès social, traçons vers lAvenir un lumineux sillon. Allons, allons, bas les impures vanités, ces distinctions de la Décadence, ceshochets des légions de mercenaires ! Haut le sublime orgueil, cette vertu de la vraie Grandeur, cet attribut des droits et du génie humains ! Ilotes ou idiots daujourdhui, préparons-nous àdevenir demain des hommes. Ne nous laissons pas surprendre par les événements. Les patrons couronnés, les industriels de limmobilisme autoritaire arment le bras de leurs soldats. Ouvriers du mouvement social, armons nos fronts ! LEmpire décline chaque jour. Bientôt il va disparaître à son couchant noyé dans les flots de la tempête populaire, et ne laissant pour trace à lhorizon quune rouge et sanglante lueur. Aveuglés par lignorance et les superstitions, ne saurons-nous encore, prolétaires de 59, comme les prolétaires de 48, que trébucher dans les ténèbres dun nouveau despotisme provisoire ? laisserons-nous la noire nuit retomber sur nos tendances, sur nos aspirations sociales ? Ou bien, éclairés par la science intellectuelle et morale, cette étoile quallume au front des hommes le travail de la pensée, voulons-nous nous diriger, au scintillement de nos pâles mais pures lumières, vers laube, laurore et le zénith dune organisation féconde en progrès humanitaires ? voulons-nous marcher, solidairement unis et intelligence déployée, vers lâge, non plus de fer ni dor, de guerre ni de commerce, mais de communion, de travail, damour, de liberté ? En vérité, en vérité je vous le dis : pour atteindre à lidéal social, il faut dabord réaliser lidéal en soi. Tant que nous conserverons au front et au cœur, comme un stigmate de la civilisation, le caillot de fange, la tumeur de lhébétement ; tant que nous ne serons quune cohue dinsensés acharnés les uns contre les autres, et bons seulement à hurler des mots sonores dont nous ne comprenons pas la portée, à nous agiter sous nos chaînes, à nous ruer sur nos barreaux et à nous édenter à les mordre au lieu demployer le seul moyen de nous en délivrer, et qui est de les livrer, moyen qui sera en notre pouvoir le jour où nous en aurons la volonté. Enfin, tant que notre crâne naura pas été électrisé par un rayon de lharmonie humanitaire et ne recouvrira comme la pierre des tombeaux, quune intelligence en léthargie ; ô prolétaires, prolétaires, Lazare[s] en démence, toujours nous resterons, quoiquil arrive, croupissant ou bondissant dévolution en évolution, dans la misère, lexploitation, lesclavage ! Leurre et mensonge que la Révolution sociale tant que nous naurons pas opéré, sur nous, individus, la révolution mentale ! On ne peut le nier, cest de la multiplicité comme de la solidarité des solos que résulte lHarmonie. Comment produire de suaves accords si chacun de nous est un instrument de fausses notes ou un muet comparse ? Ouvriers, "mes frères en honte, en misère, en douleurs," spartacus prolétariens qui portons un carcan au cerveau, il faut bien nous en convaincre, la plus grande entrave à notre affranchissement nest pas en dehors de nous, elle est en nous : cest notre servile ignorance, cest notre tyrannique vanité, cest laliénation de toutes nos facultés mentales. Lesclavage est notre lot, et il le sera tant que nous naurons pas des cœurs et des fronts dhommes libres. Ce ne sont pas les maîtres qui produisent les esclaves, ce sont les esclaves qui produisent les maîtres. Hommes, ce nest pas tout de paraître, il faut ÊTRE. Soyons ! ! Lintelligence en léthargie, cest la servitude. La lucide intelligence, cest la liberté. Tombez, tombez de nos fronts, chaînes de lignorance : Spartacus ! brise tes fers ! ! Ecroulez-vous, parois sépulcrales de nos crânes, cercueil de plomb de lidée sociale : Lazare ! Lazare ! Lazare ! lève-toi ! ! ! |