LA QUESTION POLITIQUE

I.

Louis Bonaparte. — L’Italie.

Je ne suis pas dans le secret des dieux. Ma voix n’est pas un oracle de la diplomatie. Mais je connais les Saints ; et, comme on connaît les Saints, on les... juge. Tout jugement, pour n’être pas infaillible, n’en est pas moins un jugement.

Les événements s’amoncellent à l’horizon. L’orage gronde sourdement dans l’ombre. Un choc un peu trop rude dans ce va-et-vient de notes clandestines ou officielles, dans ce roulement de presses ou de tambours, dans tout ce chaos d’intrigues politiques, et la foudre peut jaillir des flancs du nuage, la Guerre sortir de ce champ de manœuvres de diplomates et de soldats, et la Révolution, électricité inflammable, se mettre de la partie, mêler son tonnerre à ces tonnerres, et, sous les éclats retentissants de sa parole, sous les décharges lumineuses de sa pensée, démanteler et éteindre leurs artificielles ou artificieuses batteries.

De tous les côtés l’on arme. Bonaparte, l’empereur suzerain, et tous les potentats, rois, reines et ducs, ses grands vassaux, fourbissent leur armure de combat. Mazzini et, à sa suite, tous les triumvirs proscrits, les bourgeois détrônés, les émigrés de comptoirs commerciaux ou de bureau administratifs, les ex-proconsuls de départements ou de boutiques, les provisoires de l’Hôtel-de-Ville ou du Palais-Bourbon tous les candidats à l’exploitation nationale et à la curée des prolétaires, tous, d’un commun accord, enrégimentent leur[s] soldats et arment au nom de leur tout petit salut public. Les prolétaires, à leur tour, font appel aux producteurs de toute consommation, aux persécutés de tous les régimes politiques, et, en vue de la "guerre servile," cherchent à se former en association d’insurgés, noyau des quatorze mille armées de la Révolution sociale.

C’est la grande veillée des outils et des glaives. C’est le coup de minuit d’une bataille décisive. Chacun attend l’aube avec anxiété ? Chacun est sur le qui-vive !

Bonaparte a-t-il envie de faire la guerre en Italie ? La fera-t-il ?

Quant à son désir, il ne peut être mis en doute. C’est dans la tradition napoléonienne. L’Italie c’est le berceau de renommée de l’Oncle. Le Neveu la convoite, comme il convoite la Belgique, comme il convoite la Suisse, comme il convoite l’Angleterre et l’Allemagne. A Alexandre l’empire d’Orient, à Napoléon l’empire d’Occident. L’Italie, il n’en démord pas. Il la lui faut.

Donc, la guerre, il la veut. Mais la peut-il ? Examinons ses chances.

Qu’il pousse ce cri : Sus à l’Autriche ! Qu’une armée française débouche en Italie, et que, de complicité avec les troupes sardes, elle promène le drapeau tricolore sur toute la Péninsule ; et les prétoriens, en grève d’enthousiasme et qui déjà murmuraient de chômer de pillages et de meurtres, les prétoriens, bardés alors de croix et de galons, couverts de sanglants trophées, crieront tout d’une voix : Vive César ! vive le divin Empereur ! Le peuple, dont le chauvinisme aura été réveillé par tout ce bruit de poudre et de bulletins, oubliera pour un moment sa misère physique et mentale, laissera de côté la question sociale pour ne s’occuper que de la question nationale, et, unanimement, il criera : Vive l’armée ! vive la France ! vive la Gloire et la Victoire ! la Bataille et la mitraille ! les Français et les succès !

Au-delà des Alpes, Victor-Emmanuel fera pour l’Italie, à la veille de s’insurger contre ses monarques, ce qu’aura fait pour la France son impérial cousin. Il détournera le cours des esprits, et fera affluer les plus effervescents vers les champs de batailles où se débat, au prix du sang des peuples, l’ambition de leurs rivaux et perfides souverains. A cet effet, on choisira parmi les Murat[s] révolutionnaires quelque sabreur émérite, une belle tête sans cervelle, un Garibaldi quelconque. On flattera l’ambition de ce coureur d’aventures en lui décernant des lettres de marque, en le décorant d’un titre officiel, (un imbécile ou un traître s’il donne dans le piège) ; on lui confiera la formation d’un corps de volontaires. Douze mille des plus enthousiastes sinon des plus lucides se rangeront sous son commandement ; et, à la première occasion, sous prétexte de leur donner un poste d’honneur, on les placera entre deux feux, on les enverra à la boucherie. Puis on fera de pompeuses funérailles, on dira sur leurs dépouilles des messes à grand orchestre, on brûlera de l’encens patriotique sur leurs mémoires ; c’est-à-dire qu’on disposera tout pour un second coup de filet ; et, de peur qu’ils ne grandissent en nombre et en turbulence, on enverra de nouveau ces douze mille autres perturbateurs dans la même poële à frire. Enfin, on renouvellera pareille opération tant que parmi ces ferments de troubles on pourra pêcher avec succès. Et ainsi on aura débarrassé l’Italie de tout ce qu’elle a de plus ardent, de plus généreux, de plus républicain, et par conséquent de plus gênant pour le salut des monarchies.

Bien entendu que l’Angleterre, la Prusse, comme la Russie, comme toutes les nations d’Europe, assisteront l’arme au bras, spectatrices, mais non pas neutres, à ce sanglants tournoi de la chevalerie contre-révolutionnaire.

Toutes les autocraties, toutes les oligarchies sont sœurs en présence du danger commun, — témoins les bourgeoisies de toutes nuances en Juin 48 !

La guerre finie, tout rentrera dans le calme du vieil ordre. L’on n’aura plus en Italie l’Autrichien, il est vrai, mais on aura consolidé, pour quelque temps encore, un despotisme indigène qui menaçait ruine. En France, on aura quelques noms de plus à inscrire sur l’Arc-de-Triomphe, c’est possible, mais aussi on aura relevé, pour un an ou deux, les étais vermoulus de l’échafaudage impérial, restauré de son mieux le monument lézardé de la Réaction.

Comme on le voit, selon cette hypothèse toutes les chances sont pour Bonaparte et ses complices. A ce compte, il n’aurait plus qu’à entrer en campagne. La guerre serait possible. La guerre serait certaine.

Oui. Mais il y a une autre hypothèse : l’envers de la médaille. Il n’est pas dit que les choses se passent ainsi qu’on le désire.

Il se peut que l’Angleterre, qui sait combien il y a de boulets amassés dans Cherbourg, redoute l’ambition de son cher et peu féal voisin. A bon chat bon rat. Son or mêlé à l’or des d’Orléans peut semer la trahison dans l’armée française. Des défaites en Italie peuvent avoir lieu. Des insurrections révolutionnaires peuvent s’y produire. Rien ne prouve que les conspirateurs populaires seront assez dépourvus de sens commun pour aller se faire casser la tête au profit de ceux contre qui ils conspirent. Vraisemblablement, de pareilles insurrections auraient de l’écho en France. Sans parler des révolutions de Palais que peuvent tenter les Orléanistes, la Révolution sociale peut se déchaîner et bondir en rugissant sur la place publique. Le lion abattu peut se rebiffer contre le coup de pied de l’âne, car ce n’est pas de vieillesse qu’il sommeille. Et s’il venait à se réveiller, à secouer au vent sa crinière, quelle panique parmi les insulteurs ! que de membres broyés sous ses terribles dents ! Paris social debout, c’est toute l’Europe debout. C’est le drapeau rouge sur toutes les capitales. C’est le marteau et la faulx insurrectionnels aux mains des ouvriers et des paysans. C’est l’expiation de Juin et de Décembre ! la trompette du grand jugement ! la foudre du tout-puissant Justicier !

A ce compte, il faut renga[î]ner, mon brave ; la guerre est impossible, la guerre est condamnée. Vos complices de Juin et de Décembre ne vous laisseraient pas faire.

Jusqu’à preuve du contraire, je persiste à nier les facultés belliqueuses du Bonaparte. Je ne crois pas à son intention formelle de mettre le feu aux poudres. Tous ces bruits jetés en l’air, ces rumeurs mises en circulation, ce mouvement de plumes et d’épées, tout cela n’est qu’un expédient pour gagner du temps, détourner l’attention de la question révolutionnaire et sociale, faire basculer la Hausse et la Baisse et puiser l’or à la dérobée dans les cours impondérés de la Bourse. En définitive, ce n’est qu’un agiotage sur les fonds et sur l’esprit publics. Cependant, tant va la cruche à l’eau qu’elle se casse ; à force de jouer avec le feu, on se brûle. La guerre pourrait fort bien sortir inopinément de tous ces armements européens, armements faits partout dans le seul but d’écraser la Révolution à l’intérieur le jour où elle osera se manifester.

Si jamais les Tuileries se décident à la guerre ; si les troupes françaises passent les Alpes ; si le canon tonne en Italie, la terre classique des insurrections ; si l’on affronte ainsi les éventualités d’une manœuvre pleine de périls, ce ne sera, croyons-le bien, que pour faire diversion à l’orage qui couve dans les faubourgs, et afin d’échapper par un acte de vertigineux désespoir à une position par trop critique, à une situation jugée désespérée. Alors, gare aux abîmes !

De toutes manières, que la guerre ait lieu ou n’ait pas lieu, "que le canon se taise ou gronde," de pareils préparatifs témoignent en faveur de la Révolution. Il faut que ses débordements soient bien imminents pour susciter un pareil déploiement de forces.

La paix, la continuation de ce qu’on appelle la paix, c’est-à-dire, — je la souhaite. Car avec elle la Révolution, pour agir en silence, n’en mine que plus sûrement les entrailles de la vieille société. Et le jour où elle fera éruption au dehors, il sera trop tard pour arrêter ses ravages.

La guerre, je ne la redoute pas non plus (bien que je lui préfère la paix), car, si elle nous prépare une révolution moins radicale, elle en peut, elle en doit hâter la venu.

D’ailleurs tout le monde s’en occupe, c’est presque la rendre inévitable. Pouvons nous ne pas faire comme tout le monde ?

La guerre donc !

La guerre politique, dites-vous, la guerre de nation à nation ? Prenez garde que ce ne soit la guerre de classe à classe, la guerre sociale !

A chacun son rôle :

Les autorités en titres, les grands propriétaires de nations, les commandants de haut-bord, eux et leurs aumôniers, leurs maîtres d’équipage et leurs quartiers-maîtres, tous les gradés du capital, les porteurs de garcettes, les réacteurs de long cours ; enfin, tout ce qui vit et jouit hiérarchiquement à l’ombre du pavillon monarchique se dispose au branle-bas de combat.

Les prétendants à l’autorité, les petits propriétaires déchus, les négriers de toutes les couleurs, les agioteurs de tous bords, les bourgeois "gras-fondu," les politiques au cabotage, tous les républicains de pacotille et de contrebande, louvoient en vue de l’Hôtel-de-Ville et de toutes les places environnantes, et s’apprêtent à y déballer leur cargaison de sauveurs de la Patrie.

Et nous, le Prolétariat, nous les nègres à fond de cale, nous les esclaves blancs, la chair à exploitation mais aussi à insurrection, — que devons-nous faire ? quel est notre rôle ? Par tous les moyens possibles tenter de nous tenir prêts.

De quel côté éclatera l’orage ? Soufflera-t-il de tribord ou de babord des Alpes ? Je ne sais. Mais, pour certain, il y a des signes précurseurs dans l’atmosphère.

Veille au grain !...


 

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