Le Circulus dans lUniversalité I. Le circulus dans luniversalité, cest la destruction de toute religion, de tout arbitraire élyséen et tartaresque, infernal et paradisiaque. Le mouvement dans linfini cest le progrès infini. Dès lors le monde ne peut plus être une dualité, esprit et matière, corps et âme, cest-à-dire une chose mue et une chose immuable, ce qui implique contradiction, le mouvement excluant limmuabilité et limmuabilité excluant le mouvement, mais, bien au contraire, une unité infinie de substance toujours mue et toujours muable, ce qui implique perfectibilisation. Cest par le mouvement éternel et infini que la substance infinie et éternelle se transforme incessamment et universellement. Cest par une fermentation de tous les instants ; cest en passant par létamine des métamorphoses successives, par lémancipation progressive des espèces, du minéral au végétal, du végétal à lanimal et de linstinct à lintelligence ; cest par une rotation ascendante et continue quelle sélève graduellement et constamment de la presque inertie du solide à la subtile agilité du fluide, et que, de vaporisation en vaporisation, elle se rapproche sans cesse daffinités sans cesse plus épurées et toujours en travail dépuration dans le grand creuset de luniversel laboratoire des mondes. Le mouvement nest donc pas en dehors de la substance ; il lui est identique ; il ny a pas de substance sans mouvement, comme il ny a pas de mouvement sans substance. Ce que lon nomme matière cest de lesprit brut ; ce que lon nomme esprit cest de la matière travaillée. Comme lêtre humain, résumé de tous les êtres terrestres, essence de tous les règnes inférieurs, lêtre universel, encyclopédie de tous les êtres atomiques et sidéraux, sphère infinie de toutes les sphères finies, lêtre universel, comme lêtre humain, est perfectible, il na jamais été, il nest, et ne sera jamais parfait. La perfectibilité est la négation de la perfection. Limiter linfini est impossible, ce ne serait plus linfini. Si loin que la pensée puisse percer, elle ne peut y découvrir de bornes. Cest une sphère dextension qui défie tous les calculs, et où les générations dunivers et de multinivers sidéraux gravitent dévolution en évolution sans jamais pouvoir atteindre au terme du voyage, aux frontières toujours plus reculées de linconnu. Linfinité absolue dans le temps et dans lespace cest léternel mouvement, léternel progrès. Une limite à cette infinité sans limites, un Dieu, un ciel quelconque, et immédiatement cest limiter le mouvement, cest limiter le progrès, cest le mettre à la chaîne comme le pendule dune horloge, cest lui dire : "Quand tu seras au bout de ton rouleau, arrête-toi ; tu niras pas plus loin." Cest placer le fini à la place de linfini. Eh ! ne saperçoit-on pas que la perfection est toujours relative ; que la perfection absolue cest limmobilité ; et que par conséquent la perfection immobilisée est quelque chose dabsurde, dimpossible ? Des cervelles didiots peuvent seules la rêver. Il ny a et ne peut y avoir dabsolu que la perfectibilité dans linfinité universelle. Plus lêtre est perfectibilisé et plus il aspire à se perfectibiliser encore. La Nature, qui a mis en nous des aspirations infinies, aurait donc menti en nous promettant plus quelle ne peut tenir ? Où a-t-on vu quelle eût jamais menti ? Il faut être chrétien et civilisé, cest-à-dire crétin et eunuque, pour se figurer comme un lieu de délices le paradis où trône le vieux Jéhova. Comprend-on rien de plus stupide et de plus ennuyeux ? Imagine-t-on ces bienheureux et ces bienheureuses, ces saints et ces saintes cloîtrées dans les nuages comme dans un couvent, et dont toute la jouissance consiste à égrener des chapelets et à ruminer, comme des brutes, des louanges au révérend père Dieu, ce supérieur immuable, ce pontife des pontifes, ce roi des rois, ayant la mère abbesse Vierge-Marie, à sa gauche, et, à sa droite, lenfant Jésus, le fils présomptif, un grand dadais qui porte, avec des airs de séminariste, son bourrelet dépines, et qui, dans la représentation du mystère de la très-sacro-sainte Trinité, remplit, avec son immaculée mère berçant sur ses genoux le paon Saint-Esprit, qui fait la roue, le rôle de deux larrons en croix, cloués de chaque côté du plus grand des malfaiteurs, le suprême et divin créateur de toutes les oppressions et de toutes les servitudes, de tous les crimes et de toutes les abjections, le verbe et lincarnation du mal ! Dans les couvents terrestres, du moins, hommes et femmes peuvent encore se consoler de leur imperfection, de leurs tortures mortelles en songeant à une perfection future, à une vie autre et immortelle, à des félicités célestes. Mais au ciel toute aspiration plus élevée leur est interdite : ne sont-ils pas à lapogée de leur être ? Le très haut et tout-puissant magistrat, celui qui juge sans appel et en dernier ressort les vivants et les morts, leur a appliqué le maximum de la béatitude. Désormais ils ont endossé la casaque des élus ; ils traînent, au paradis, dans loisiveté-forcée, le boulet de leurs jours ; et ils y sont condamnés à perpétuité ! Il ny a pas de recours en grâce possible ; aucun espoir de changement, aucune lueur de mouvement futur ne peut descendre jusquà eux : lécoutille du progrès est à jamais scellée sur leur têtes ; et, comme le forçat à vie dans son ponton, galériens immortels, ils sont à jamais rivés à la chaîne des siècles dans léternel séjour divin ! Toute la distraction de ces pauvres âmes consiste à psalmodier des cantiques et à se prosterner devant le souverain maître, ce cruel vieillard qui, du temps de Moïse, portait une robe bleue et une barbe bouclée, et qui selon la mode actuelle, doit porter aujourdhui un frac noir et un faux-col, des favoris en c[o]telettes ou une barbiche impériale, un crachat à la place du cur, et un arc-en-ciel de satin en sautoir. Limpératrice Marie et ses dames dhonneur les saintes ont assurément des crinolines sous leurs jupons. Et bien certainement les saints, en livrées de cour, sont empesés, cravatés, pommadés et frisés ni plus ni moins que des diplomates. Leurs grandesses les bienheureuses battent sans doute du piano toute la sainte éternité, et leurs excellences les bienheureux tournent la manivelle de lorgue-de-paradis... Comme ils doivent samuser ! que ce doit être réjouissant ! Vrai je ne suis pas riche, mais je donnerais bien encore quelques sous pour voir pareil spectacle, pour le voir un moment, entendons-nous, non pour y rester ; et à condition de ne payer quen sortant, et si jétais content et satisfait. Mais, toute réflexion faite, jai de la peine à croire que lintérieur vaille les bagatelles de la porte. Nest-il pas dit : "Heureux les pauvres desprit, le royaume des cieux leur appartient." Cette propriété-là ne fera jamais mes délices. A coup sûr, les saints Evangiles sont parfois dune naïveté... plaisante : décerner ainsi des oreilles dânes à tous les lauréats de la foi ! Il fallait que ce fussent des pères farceurs que ces premiers pères de lEglise : autant valait confesser tout de suite que le paradis ne vaut pas les quatre fers dun... chrétien. Et dire que les femmes se sont laissées prendre aux promesses de ces Lovelaces de la superstition, quelles ont souri à toutes ces crétines séductions, quelles ont fait leur amour de ce paradis anti et ultrahumain ! Et dire que les hommes y ont été pris comme les femmes, quils ont cru à toutes ces ignobles, balivernes, quils les ont adorées ! — Pauvre nature humaine ! Cependant, on conviendra quil serait difficile de rien inventer de plus attentatoire au bonheur des humains qui nont pas absolument le bonheur dêtre des pauvres desprit. En vérité, je mestimerais plus heureux dêtre un forçat au bagne quun élu au paradis. Au bagne encore, je vivrais par mes aspirations ; toute issue de progrès ne me serait pas complètement fermée, ma pensée comme mon bras pourraient tenter une évasion des galères. Et puis léternité de la vie dun homme est moins longue que la perpétuité de la vie dun saint. Luniversel mouvement, en me transformant de vie à trépas me délivrerait enfin de mon supplice ; je renaîtrais libre. Tandis quavec la réclusion paradisiaque cest limmobilité sans fin, les genoux ployés, les mains jointes, la tête rapprochée du ventre, le front vide despérance, cest-à-dire une torture inouïe, le corps et lâme, les muscles et les fibres à la question sous lil inquisiteur de Dieu... Quand je songe que, profitant de latonie de mes facultés par lâge ou la maladie, un prêtre pourrait venir à lheure de ma mort, et me donner, de gré ou de force, labsolution de mes péchés, de mes hérésies ; quil pourrait me délivrer à moi, sujet suspect ou convaincu de lèse-divinité, une lettre de cachet pour le ciel, et menvoyer croupir dans cette bastille divine sans un rayon despoir den jamais sortir, brououou !... cela me donne le frisson. Heureusement que les paradis en expectative sont comme les châteaux en Espagne : ils nexistent que dans les imaginations atteintes daliénation mentale ; ou comme les châteaux de cartes : le moindre souffle de raison suffit pour les renverser. Toutefois, je le déclare ici : Le jour où la mort sappesantira sur moi, que ceux qui pourraient mentourer alors, sils sont mes amis, sils respectent le vu de ma raison, ne laissent pas souiller mon agonie par un prêtre et mon cadavre par léglise. Libre penseur, je veux mourir comme jai vécu, en rebelle. Vivant et debout, je proteste hautement et par avance contre toute profanation pareille de mes dépouilles. Parcelle de lhumanité, je veux servir encore après ma mort à lenseignement et à la vie de lhumanité ; cest pourquoi je lègue mon corps au praticien qui voudra en faire lautopsie et y étudier les organes dun homme qui fit tout ce quil put pour être digne de ce nom ; et que je le prie, sil est possible, den enterrer les restes, comme engrais dans un champ ensemencé. Mais revenons notre sujet, le circulus dans luniversalité. La sphéricité illimitée de linfini et son mouvement absolu de rotation et de gravitation, sa perfectibilité en un mot, est démontrée par tout ce qui frappe notre vue et notre entendement. Tout tourne en nous et autour de nous, mais jamais précisément dans le même cercle. Toute rotation tend à sélever, à se rapprocher dun idéal plus pur, utopie lointaine qui se réalisera un jour pour faire place à une autre utopie, et ainsi progressivement didéal en idéal et de réalisation en réalisation. Sur la terre, tous les êtres, nos subalternes, à quelque degré quils soient placés dans la hiérarchie des règnes ou des espèces, minéraux, végétaux ou animaux, tendent vers lidéal humain. Comme les infiniment petits, les infiniment grands, notre globe et la multitude des globes qui cheminent à distance dans un même tourbillon, tendent également quelque soit leur supériorité ou leur infériorité relative, vers leur idéal lumineux, le soleil. Et tous sen rapprochent chaque jour, quoiquinsensiblement, lhomme comme le soleil tendent à leur tour vers des sphères plus utopiques, par une gradation ascendante et continue ; et toujours ainsi jusquà la fin des fins, ou plutôt sans fin ni terme. Le minéral pivote imperceptiblement sur lui-même et attire à lui tout ce quil peut sapproprier des couches inférieures ; il croît et sétend, puis il confie à des agents conducteurs des parcelles de son exhubérance et alimente la plante. A son tour, la plante croît, se berce à la brise et sépanouit à la lumière. Les insectes butinent sur elle ; elle leur offre son miel et ses fibres, tout ce quelle a ravi aux entrailles de la terre et quelle a fait monter au jour en le tamisant par ses tissus. Les insectes et les vers deviennent ensuite la proie des oiseaux ; la plante elle-même est pâture aux gros animaux. Déjà le minéral sest transformé en chair et en os, la sève est devenue du sang ; linstinct est plus prompt, le mouvement plus prononcé. La gravitation continue. Lhomme sassimile le végétal et lanimal, lherbe et le grain, le miel et le fruit, la chair et le sang, les gaz et les sucs, les brises et les rayons. Astre terrestre, il pompe par tous ses pores les émanations de ses inférieurs ; il les élève goutte à goutte, brin à brin, à son niveau et leur redonne à triturer ce qui est encore trop grossier pour sincarner en lui. De même aussi, il exhale par la pensée les parfums trop pure pour être retenus dans son calice, et il les éparpille sur lhumanité. Lhumanité, après les avoir absorbés, sincorpore tout ce qui peut sidentifier avec son degré de perfectibilisation, redonne à triturer aux espèces instinctives, aux couches inférieures, ce quil y a de par trop grossier pour elle dans ces fluides, et exhale ce quil y a en eux de trop subtil vers les humanités supérieures et outre-sphère. Ainsi il en est des planètes se mouvant autour du soleil, et du soleil se mouvant à son tour avec tous ses satellites autour dun autre centre plus élevé, astre de cet astre. Or, si tout tourne en spirale dabord par besoin de conservation et si, tournant sur soi-même, tout puise au dessous de soi par besoin dalimentation et sélève au-dessus de soi par besoin démanation ; si la vie est une révolution perpétuelle, un cercle toujours en mouvement et dont chaque mouvement modifie la nature ; si tout mouvement est un progrès, et si plus le mouvement de rotation et de gravitation est rapide et plus il accélère en nous le progrès ; hommes et femmes à qui lanalogie démontre toutes ces choses, pouvons-nous moins faire que de nous rendre à lévidence ? Pouvons-nous ne pas vouloir être révolutionnaires, et, étant révolutionnaires, ne pas vouloir lêtre davantage ? Pour lêtre humain, vivre de la vie minérale, végétale ou animale, vivre de la vie des bornes ou des brutes, ce nest pas vivre ; et vivre de la vie des civilisés cest vivre de la vie des bornes et des brutes. Humains, ne nous roidissons pas contre notre destinée, livrons-nous avec passion à ses entraînements ; avançons hardiment à la découverte de linconnu ; tendons la main au progrès pour accomplir avec lui lévolution humanitaire dans la grande ronde des êtres et des sociétés perfectibles ; initions nous sans crainte aux mystères de léternelle et universelle révolution dans linfini. Linfini seul est grand, et la révolution na de maléfices que pour ceux qui veulent rester en dehors de son cercle. Vivons par le mouvement et pour le mouvement, par le progrès et pour le progrès, sans plus nous soucier si la tombe est proche et loin le berceau. Que nous importe la mort, si la mort cest encore le mouvement, et si le mouvement cest encore le progrès ? si cette mort nest quune régénérescence, la dissolution de notre unité décrépite, organisme incapable pour lors de se mouvoir perfectiblement dans sa désagrégation continue ; et, par contre, la réagrégation de la pluralité de notre être dans des organismes plus jeunes et plus perfectibles ? Si cette mort, enfin, nest que le passage de notre état de caducité à létat embryonnaire, le moule, la matrice dune vie plus mouvementée, le creuset dune existence plus pure, une transmutation de notre cuivre en or et une transfiguration de cet or en mille médailles animées et diverses et toutes frappées à leffigie du Progrès ? La mort nest effrayante que pour celui-là qui sest complu dans sa fange et sest pétrifié dans son enveloppe de pourceau. Car, à lheure de la décomposition de ses organes, il adhérera par sa pesanteur et son immondicité, comme il y aura adhéré pendant sa vie, à tout ce qui est fange et pierre, puanteur et torpeur. Mais lhomme qui, au lieu de faire du lard et de sembourber à plaisir dans son ignominie, aura fondu sa graisse à produire la lumière ; lhomme qui aura agi de la voix et du bras, du cœur et de lintelligence qui se sera vivifié par le travail et par lamour, par le mouvement ; celui-là à lheure où le dernier de ses jours sera consumé ; où il ny aura plus dhuile dans la lampe ni délasticité dans les ressorts ; alors que la plus grande partie de sa substance, depuis longtemps volatilisée, voyagera déjà avec les fluides ; celui-là, vous dis-je, renaîtra, lui, dans des conditions dautant plus perfectibles quil aura plus travaillé à sa propre perfectibilisation. Au surplus la mort na-t-elle pas lieu à tous les instants de la vie des êtres ? Le corps de lhomme peut-il conserver un seul moment les mêmes molécules ? Tout contact ne le modifie-t-il pas sans cesse ? Peut-il ne pas respirer, boire, manger, digérer, penser, sentir ? Toute modification est à la fois une mort et une vie nouvelles, plus pénibles et dautant plus inférieures que lalimentation et la digestion physiques et morales auront été plus paresseuses ou plus grossières ; et dautant plus faciles, dautant plus supérieures quelles auront été plus actives ou plus épurées. (La fin au prochain numéro) |