Le Circulus dans l’Universalité

II.

De même que l’homme digère le végétal et l’animal, s’en assimile le suc ou l’essence et en rejette l’écorce ou les détritus excrémentiels au fumier qui donnera naissance à des êtres inférieurs ; de même l’humanité digère l’hominal et les générations d’hominaux, s’en assimile le suc ou l’essence et en rejette l’écorce ou les détritus excrémentiels au fumier sur lequel se vautrent et pâturent les sociétés bestiales ou végétatives.

Comme l’estomac d’un moulin, l’organisme individuel de l’homme et l’organisme de l’humanité broient dans leurs rouages l’épi du bien et du mal, séparent le bon du mauvais, le son de la farine. Le son est jeté dans l’auge au bétail, la farine est recueillie par l’homme et sert à sa nutrition. Le bon est destiné aux hautes classes des êtres, le mauvais aux basses classes. L’un se transforme en pain blanc ou en gâteau et s’attable sur des sièges de porcelaine ou d’argent au festin des intelligences ; l’autre reste brut ou se transforme en patée, et s’accroupit dans la gamelle des bêtes à lard ou des bêtes de somme. Le bon ou le mauvais grain et chaque grain de ce grain est traité selon sa valeur, puni ou récompensé selon son mérite. Chacun porte en soi son châtiment et sa récompense, l’homme comme le grain, et le grain comme l’homme ; sa pureté ou son impureté fait son paradis ou son enfer dans le présent, son enfer ou son paradis dans l’avenir.

Tout travail est instrument de progrès, toute paresse est litière à décrépitude. Le travail est la loi universelle ; c’est l’organe d’épuration de tous les êtres. Nul ne peut s’y soustraire sans attenter à sa vie, car nul ne peut naître et croître, se former et se développer que par le travail. C’est par le travail que le grain germe dans le sillon, dresse sa tige et se couronne d’un riche épi ; c’est par le travail aussi que le fœtus humain fermente et se contourne dans le flanc de la mère, et qu’obéissant à une attraction impérieuse il se fait jour en s’échappant de l’organe générationnel ; c’est par le travail que l’enfant se dresse sur ses pieds, grandit, et que, devenu homme, il se couronne du double épi de ses facultés manuelles et intellectuelles ; c’est par le travail encore qu’il se mûrit physiquement et moralement avant de tomber sous la faulx du Temps, cet universel et éternel moissonneur, pour recommencer dans la vie éternelle et universelle un nouveau travail et de nouvelles destinées. — L’être, quel qu’il soit, est d’autant plus sollicité au travail que ses attractions sont plus élevées ; et ses sensations sont d’autant plus voluptueuses que le travail les a plus épurées.

Heureux ceux dont les facultés productives sont surexcitées par l’amour du bien et du beau : ils seront fécondés en bonté et en beauté ; aucun labeur n’est stérile. Malheureux ceux dont les facultés productives dorment ensevelies dans l’apathie de l’horrible et du mal : ils ne connaîtrons pas les jouissances que donnent les laborieuses et généreuses passions. Toute inertie est inféconde ; toute hermaphrodie, toute adoration exclusive de soi-même est vouée la stérilité. Le bonheur est un fruit qu’on ne peut cueillir que sur les hautes cimes, et qui n’a de saveur délicieuse qu’après avoir été cultivé. Pour les paresseux, les inertes, comme pour l’impuissant renard, c’est un fruit trop vert : il ne mûrit que pour les agiles, les travailleurs. Ce n’est pas en s’encapuchonnant dans son être, en isolant son sein du sein de ses frères qu’on peut l’obtenir ; il n’appartient pas aux fratricides mais aux fraternitaires. Ceux-là seuls peuvent le récolter qui ne craignent pas de mettre bras et cœur et tête à l’air, et font communion d’efforts individuels.

L’homme et l’humanité portent en eux le germe du bonheur individuel et social ; c’est au travail individuel et social à le cultiver, s’ils veulent en savourer les fruits.

C’est pour avoir go[u]té au fruit de l’arbre de la science que, selon les mythologies juives et chrétiennes, nous avons perdu le paradis terrestre. Ah ! si, au lieu de ne faire qu’y goûter, l’Humanité voulait essayer d’en manger à son appétit, il ne serait pas difficile de retrouver cet Eden si borné et si peu regrettable. Cette fois, nous le pourrions avoir prodigieusement plus illimité et rempli de félicités bien autrement séduisantes que celles des âges primitifs. Je ne dis pas qu’à l’aide de la science nous pourrions, comme les prétendus dieux, créer quelque chose de rien, mais nous pourrions régénérer ce qui est, faire d’un monde un monde meilleur, de nos sociétés à l’état civilisé une société à l’état harmonique, entrer presque sans transition de la vie des âges présents dans la vie des âges futurs.

Les religions, pour absurdes qu’elles sont, n’en répondent pas moins à un besoin d’idéal inné chez l’homme. Toutes les fables du passé et du présent représentent des aspirations futures, le sentiment de l’immortalité chez les mortels. L’ignorance et la superstition ont fait de ces aspirations des monstres informes ; il appartient à la science, la raison dégagée de ses langes et de ses lisières, de leur donner des formes humanitaires. L’homme et l’humanité, pour si perfectibilisés qu’ils soient un jour, n’en éprouveront pas moins des désirs qui ne trouveront jamais satisfaction dans le temps présent. L’avenir sera toujours un phare vers lequel tendront tous leurs efforts, l’objet de leurs constantes convoitises ; l’appel du progrès résonnera toujours à leur oreille. La perception sera toujours plus haute et portera toujours plus loin que la réalisation. L’homme sent bien que tout n’est pas clos à tout jamais sous la planche du cercueil. L’idée de progrès proteste non seulement contre tout anéantissement, mais aussi contre toute dégénérescence ; et non seulement contre toute dégénérescence, mais encore contre tout ce qui n’est pas régénérescence et perfectibilisation. L’ignorance et la superstition ont imaginé l’immortalité de l’âme et la résurrection paradisiaque. Je crois l’avoir démontré, il n’y a pas d’âme distincte du corps ; et y eut-il dualité, ce qui n’est pas admissible, que cette âme obéirait encore aux mêmes lois de décomposition du corps. L’âme absolue et le paradis absolu seraient la négation du progrès ; et nous ne pouvons pas plus nier le progrès que nous ne pouvons nier le mouvement. Dieu, dans le sens religieux comme dans le sens philosophique, ne peut pas plus exister à l’égard de nous que, nous, nous ne pouvons exister comme Dieu à l’égard des myriades d’at[ô]mes dont notre corps est le Grand-Tout. Ce n’est pas le corps humain, dans sa petite universalité qui crée et dirige ces myriades d’at[ô]mes, dont il est composé ; ce sont ces a[ô]mes, bien plutôt, qui le créent et le dirigent en se mouvant selon leurs passionnelles attractions. Loin d’en être le Dieu, l’homme n’en est guère que le temple : il est la ruche ou la fourmi[ll]ière qu’animent ces innombrables multitudes d’imperceptibles. L’être universel, non plus que l’être humain, ne saurait être le créateur ni le directeur des colossales multitudes de mondes dont il est composé ; ce sont ces mondes, bien plutôt, qui le créent et le dirigent. Loin d’en être l’ouvrier, le producteur, le Dieu, comme disent les métaphysiciens, l’être universel n’est guère que l’atelier ou, tout au plus, le produit de l’infinité des êtres. Comment serait-il donc le moteur de chacun, s’il n’est que la machine dont chacun est le moteur ? Dieu ou l’absolu est démenti par tout ce qui a vie dans la nature. Le progrès qui est le mouvement et le mouvement qui est le progrès lui délivre un certificat de non-existence, elle le qualifie d’imposture. Si l’absolu pouvait exister au-dessus de nous, nous serions l’absolu pour ce qui est au-dessous de nous, et le mouvement et le progrès n’existeraient pas. La vie serait le néant, et le néant ne peut se concevoir. Tout ce que nous savons, c’est que la vie est : donc le mouvement est, donc le progrès est, donc l’absolu n’est pas. Tout ce que l’on peut en conclure, c’est que le circulus existe dans l’universalité comme il existe dans l’individualité. C’est que, comme toute individualité, l’universalité, quelque infinie qu’elle soit, n’est elle-même qu’une rotation et une gravitation sphériques qui, s’éloignant de plus en plus des ténèbres et du chaos et se rapprochant de plus en plus de la lumière et de l’harmonie, se perfectibilise en se travaillant sans cesse et en passant par un mécanisme ou organisme sans cesse plus rectifié... Mais tout cela contredit absolument l’idée d’un Dieu de qui tout émane et vers qui tout retourne, ce tout qui aurait été créé, par Dieu, du néant pour s’anéantir dans le sein de ce Dieu ; c’est-à-dire quelque chose partant de rien pour aboutir à rien, débordant de l’absurde pour retomber dans l’absurde. Dieu, source de toutes choses, point central d’où tout découle et vers qui tout remonte, est une de ces raisons contradictoires qu’on peut donner aux enfants des hommes et aux humanités en enfance, parce que leur intelligence encore endormie ne peut y répondre. Mais c’est absolument absurde. Un fleuve ne peut remonter vers sa source ; la source n’est pas plus éternelle que le fleuve. Ils n’existent l’un et l’autre qu’à la condition du mouvement, c’est-à-dire du progrès, c'est-à-dire de la naissance et de la mort, de la génération et de la régénération. Comme le fleuve, la source a une cause. Ce n’est pas le tout, le petit point central d’où jaillit l’eau vive qui produit le ruissellement. L’ouverture n’est qu’un effet, elle n’est pas une cause ; et, en remontant de l’effet à la cause, l’on trouvera que la cause n’est encore que l’effet d’une autre cause, et ainsi de suite. Dieu n’explique rien. C’est un mot à rayer du vocabulaire des hommes, attendu qu’il sert à sophistiquer sur la difficulté sans la résoudre. Dieu n’est qu’un mannequin, le plastron de l’ignorance, un bâton dans les roues du progrès, un éteignoir sur la lumière, un... torchon dans une lanterne ! Il est temps d’en nettoyer la langue universelle. Excrément du crétinisme humain, il appartient désormais à l’académie Domange et consorts : qu’il règne dans les fossés de la Villette, et que, réduit en poudrette et jeté aux quatre vents, il serve enfin d’engrais au mouvement, à l’éternelle et universelle et perfectible création, au développement illimité de l’infini.

Dieu !... en vérité est-il possible que deux hommes s’entendent sur la signification qu’ils donneront à ce mot ? Je n’admet pas que pour les besoins de la dialectique il soit nécessaire d’y recourir. Qu’un philosophe l’emploie dans ses écrits, et, si c’est un catholique qui les lit, il ne voudra y voir, — quelqu’avertissement qu’en ait donné l’auteur, — que le Dieu de sa religion à lui. Si c’est un calviniste, un luthérien, un israëlite, un musulman, un indou, un croyant philosophe ou un philosophe croyant, chacun ne voudra et ne pourra y voir autre chose que le Dieu de son imagination à lui. En définitive, ces quatre lettres cabalistiques représenteront autant de dieux différents qu’elles auront eu de lecteurs ou d’auditeurs. Je ne vois pas alors quel besoin pouvait en avoir la dialectique, et m’est avis qu’elle ferait mieux et plus sagement de s’en passer. A choses nouvelles il faut des mots nouveaux. Je sais qu’il y a bien d’autres expressions dont on se sert, moi le premier, et qui n’ont pas la même signification pour tout le monde : c’est un mal auquel il faut tâcher de remédier, autrement nous discuterons longtemps encore sans nous comprendre. DIEU étant la cause première de toutes les faussetés sociales, la source de toutes les erreurs humaines, le mensonge capital, DIEU ne peut plus être employé dans la discussion que comme un terme injurieux, comme une éclaboussure crachée de nos lèvres ou de notre plume. Il ne suffit pas d’être athée, il faut être théicide. Ce n’est pas assez de nier l’Absolu, il faut affirmer le Progrès, et l’affirmer dans tout et partout.

Le défaut de logique, voilà ce qui égare les plus grande penseurs, ce qui porte la perturbation dans la masse des intelligences. C’est parce qu’on n’est pas d’accord avec soi-même que souvent on ne peut pas se mettre d’accord avec les autres. Nous tous qui affirmons le mouvement dans l’infini et par conséquent le progrès infini, l’universalité une et solidaire, affirmons également le mouvement en nous et par conséquent le progrès, l’individualité une et solidaire. Nions la dualité dans le fini comme nous la nions dans l’infini. Repoussons cette hypothèse absurde de l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire de l’absolu dans le fini, quand nous avons la preuve par le corps que toute chose finie est périssable, c’est-à-dire divisable et multipliable, c’est-à-dire progressivement perfectible. La matière n’est pas une chose et l’esprit une autre chose, mais une seule et même chose que le mouvement diversifie sans cesse. Le spirituel n’est que la résultante du corporel ; ce n’est pas de la spiritualité mais de la spirituosité. L’âme ou, pour mieux dire, la pensée est à l’homme ce que l’alcool est au vin. Quand on parle de l’esprit de vin, c’est assurément d’une chose toute matérielle. Pourquoi vouloir qu’il en soit autrement quand il est question de l’esprit de l’homme ! Croyez-vous donc encore que la terre soit plate, que le ciel soit une coupole pour lui servir de dôme, et que le soleil et les étoiles soient des cierges allumée par le Dieu créateur en l’honneur d’Adam et Eve et de leur descendance ? Et si vous ne croyez plus à ces prétendues révélations, à ces charlataneries ou à ces aberration de la foi, et si vous croyez à ce que la science et le génie de l’observation vous enseignent, en vertu de quelle raison voudriez-vous que l’esprit fut distinct de la matière ? et, même étant distinct, que l’un fût le mouvement et l’autre l’inertie, et que justement celui à qui vous attribuez le mouvement fut inamovible dans son individualité ? contre-sens inexplicable ! Eh bien, l’observation vous dit, par ma bouche, que tout ce qui a été vapeur ou poussière et s’est groupé et a pris forme finie, c’est-à-dire définie, s’en détachera grain à grain, goutte à goutte, molécule à molécule et se dispersera dans l’indéfini pour revêtir, non pas une autre forme, mais une multiplicité d’autres formes, et quittera de nouveau ces formes multiples pour se diviser encore et se multiplier et progresser éternellement dans l’infini. Pour s’en convaincre, pas n’est besoin d’avoir étudié le grec ni le latin, il ne faut qu’interroger l’analogie, il n’y a qu’à induire et déduire.

J’ai établi que tout ce qui est inférieur à l’homme tend à graviter vers lui. L’homme est le résumé de la création terrestre. La Terre est un être animé comme tous les êtres et doué des divers organes propres à la vie. L’humanité en est la cervelle, ou plutôt elle en est ce que, par rapport à la cervelle humaine, on a appelé (ai-je ouï dire) la matière grise, c’est-à-dire la partie éminemment intelligente, car l’animal et le végétal, et le minéral même, — dans une certaine proportion,— habitent aussi sous le crâne terrestre et forment l’ensemble de son cerveau. Seul, de tous les atômes qui vivent ténébreusement dans les entrailles du corps planétaire où gisent, végètent, rampent, marchent ou volent à la lumière entre le sol et l’atmosphère, — l’homme est une espèce perfectible. Il possède des facultés inconnues aux autres êtres ou qui chez eux sont à peine sensibles, celle de la mémoire, par exemple, du calcul ; celle de l’émission et de la transmission des idées. Contrairement aux générations minérales, végétales et animales, les générations hominales se succèdent et ne se ressemblent point ; elles progressent toujours et ne connaissent pas de limite à leur perfectibilité. Eh ! bien, ce qui existe pour la terre existe évidemment pour l’homme. L’homme est un autre globe, un monde en petit qui a aussi en lui sa race privilégiée, son humanité en miniature, idéal de toutes les espèces atomiques qui peuplent et forment son corps. Cette humanité s’appelle la cervelle. C’est vers elle qui gravitent tous les règnes ou toutes les espèces moléculaires du corps humain. Ces molécules, — les plus immondes comme ce que l’on pourrait appeler les plus inertes,— tendent toutes à s’élever de leurs couches et de leurs natures inférieures à ce type de supériorité qui habite sous le crâne humain. Et, comme l’humanité, partie intelligente de la cervelle du corps terrestre, est perfectible, la cervellité, ou partie intelligente de la cervelle, qui est l’humanité du corps humain, est aussi perfectible. Tandis qu’en dehors du cerveau, les molécules inférieures n’agissent que mécaniquement, pour ainsi dire, et avec d’autant plus d’inertie qu’elles sont placées plus bas sur l’échelle de progression des règnes ou des espèces ; dans le cerveau, au contraire, chef-d’œuvre de la création hominale, le mouvement est rapide et intelligent. Le cerveau de l’homme, comme le cerveau de la planète, a aussi ses trois, ou plutôt ses quatre gradations qui correspondent aux quatre règnes : le minéral, le végétal, l’animal et l’hominal. Le crétin, par exemple, qui dans la race humaine est l’être le plus dépossédé d’intelligence, n’a, dans le cerveau, à l’état de développement, que de la matière gisante et végétative, ce qui correspond au minéral et au végétal, mais où le minéral l’emporte en volume sur le végétal. L’imbécile est celui dans le cerveau duquel le végétal l’emporte sur le minéral, et où il peut se trouver un peu de l’animal, c’est-à-dire de la matière rampante et quelque peu instinctive. Le civilisé est celui où les trois règnes sont tous trois développés dans son cerveau, mais où le règne animal l’emporte sur les deux autres. Ce qui correspond à l’hominal, c’est-à-dire à la matière intelligente, y est encore à l’état d’enfance ou de sauvagerie et disséminée sous le crâne au milieu des forêts vierges du système végétal, entre les blocs de rocs du système minéral et exposée dans sa faiblesse et sa nudité à la férocité du système animal. — Ce sont donc les travaux industriels et scientifiques de ces générations d’at[ô]mes perfectibles se mouvant entre nos deux tempes comme entre deux pôles ; ce sont leurs joies et leurs douleurs, leur science ou leur ignorance, leurs luttes individuelles et sociales qui constituent notre pensée. Selon que ces infinitésimales sont plus ou moins à l’état harmonique ; qu’elles obéissent entre elles à la loi naturelle de la liberté, à l’anarchie, à l’autonomie, ou à la loi artificielle de l’autorité, à la monarchie à la tyrannie ; selon qu’elles sont sous l’empire de la superstition ou qu’elles en sont affranchies ; selon que leurs populations sont plus ou moins affectées de paupérisme et d’aristocratie, ou riches d’égalité et de fraternité ; selon que ces petits diminutifs d’hommes sont plus ou moins parqués entre des barrières nationales et des claies de propriétés privées, ou circulent plus ou moins facilement d’une bosse, foyer ou patrie passionnel, à une autre bosse, et d’un continent cranéologique à un autre continent ; enfin, selon qu’ils sont plus ou moins libres ou plus ou moins esclaves, et selon aussi, nous, nous sommes plus ou moins dignes, plus ou moins près de l’esclavage ou de la liberté. — L’être cervelain, comme l’être humain aspire par l’alimentation tout ce qui est au-dessous de lui, rejette aux organes inférieurs ce qui est trop grossier, s’assimile ce qui est assez perfectibilisé pour s’incarner en lui, et exhale au-dehors, sur l’aile de la pensée humaine, ce qui est trop subtil pour demeurer captif en lui. C’est donc à tort qu’on a fait cette classification d’esprit et matière comme étant deux choses distinctes, l’une mobile et immuable, l’autre muable et immobile, l’une invisible et impalpable, l’autre palpable et visible. Tout ce qui est mobile est muable, et tout ce qui est muable est mobile. Ce qui est palpable et visible pour l’être humain, l’infiniment grand, est invisible et impalpable pour l’être cervelain, l’infiniment petit. Ce qui est impalpable et invisible pour l’être humain est visible et palpable pour l’être placé plus haut dans la hiérarchie des êtres, l’êtres humanité ou l’être terrestre. Pour les êtres infiniment plus perfectibilisés que nous, — les humanités des sphères astrales, je suppose, — ce que nous considérons, nous, comme un fluide, ils le considèrent, eux, comme un solide ; et ce qu’ils considèrent comme fluide est considéré comme solide par des humanités encore plus élevées en supériorité. Le plus subtil, ici, pour l’un, est, là, pour l’autre, ce qui devient le plus grossier. Tout dépend du point de vue et de la condition dans lesquels l’être est placé. Le dernier mot de l’être cervelain n’est certainement pas le crâne comme le dernier mot de l’être humain n’est certainement pas le crâne terrestre. L’homme n’est pas l’absolu de l’un, l’humanité n’est pas l’absolu de l’autre. Sans doute, la cervellité enfante bien des générations qui, comme les générations humaines, émettent et se transmettent des idées, et accumulent dans la mémoire de l’homme de gigantesques travaux. Sans doute aussi, l’humanité entasse générations sur générations et progrès sur progrès. Le mieux, le bien, le meilleur, s’accroît en raison des efforts de chacun. Mais les planètes, comme les hommes, naissent, croissent et meurent. A la mort des hommes ou des globes, les humanités ou les cervellités épurées s’élèvent en ce qu’elles ont de fluidique vers des sphères en formation ou en croissance et d’une nature plus perfectible. Le progrès est éternel et infini, après un pas un autre pas, après une vie une autre vie, et encore et toujours.

L’être quel qu’il soit, l’homme, ou le supérieur ou l’inférieur de l’homme, est comme un sac de graine ou de molécules de toutes sortes que le mouvement, c’est-à-dire la vie et la mort, emplit et vide sans cesse. Ces grains, venus du champ de la production, retournent au champ de la production ou, selon leur degré de perfectibilisation, ils produisent l’ivraie ou le froment. Le contenu du sac procrée une multitude de tiges, et sur chaque tige chacun des grains se subdivise et se multiplie dans l’épi. Rien de ce qui est ne peut conserver une minute son individualité intégrale. La vie est un perpétuel échange au profit de chacun. Les plus riches en perfectibilité ce sont les plus prodigues, ceux qui émettent le plus de leur être en circulation : plus le laboureur sème et il récolte ! Les plus pauvres ce sont les plus avares, ceux qui ont les regards tournés en dedans, qui empilent molécule sur molécule dans les caves de leur être, se verrouillent dans leur for intérieur et anéantissent ainsi, dans une idiote contemplation privée, un capital de facultés, des trésors de sensations que le contact extérieur eut fait fructifier.

Ce que je voudrais faire bien comprendre, et ce que je m’efforce de généraliser au risque de me répéter, c’est que les religions, les morales artificielles ou artificieuses ont fait leur temps, et qu’elles ne sont plus aujourd’hui que de l’immoralité ou de l’irreligion ; c’est qu’il y a une morale, une religion naturelle à inaugurer sur les débris des vieilles superstitions, et que cette morale ou cette religion ne peuvent se trouver que dans la science de l’homme et de l'humanité, de l’humanité et de l’universalité ; c’est que l’homme comme l’univers, est un et non pas double : ni matière et esprit, ni corps et âme (matière ou corps inerte, esprit ou âme immatériel), mais substance animée et passionnelle, susceptible de mille et mille métamorphose et contrainte par son animation et sa passionnalité, par ses attractions, à un mouvement perpétuel et ascensionnel. — Ce qu’il importe de constater afin de détruire toutes les séculaires théologies et avec elle le système autoritaire qui sert encore de base à l’organisation des sociétés contemporaines et retarde la communion fraternelle des humains, c’est qu’avec le mouvement l’absolu ne peut exister ; c’est que l’individualité de l’homme et de l’humanité comme l’individualité de tous les êtres atomiques et sidéraux ne peuvent conserver un seul instant leur personnalité absolue, c’est que le mouvement les révolutionne sans cesse et sans cesse leur ajoute et leur enlève quelque chose ; c’est que nous tous, minéraux, végétaux, animaux, hommes, astres, nous ne saurions vivre en nous-mêmes et par nous-mêmes ; qu’il n’y a pas de vie sans mouvement, et que le mouvement est une transformation infinie de la chose finie ; c’est que nous ne vivons qu’à la condition de participer à la vie des autres, et que la vie en nous est d’autant plus féconde que nous en semons au dehors les parcelles, parcelles qui nous reviennent en moissons abondantes et mûries ; et d’autant plus vive que nous lui donnons plus d’éléments externes, que nous mettons de passions en combustion à son foyer. Enfin, c’est que plus nous dégageons de lumière et de calorique, plus nous dépensons d’intelligence et d’amour et plus nous nous élevons avec promptitude d’apothéose en apothéose dans les régions de plus en plus supérieures, de plus en plus éthérées.

Tout est solidaire dans l’universalité. Tout se compose, se décompose et se recompose d’après ses attractions réciproques et progressives, l’atome comme l’homme, l’homme comme l’astre, et l’astre comme les univers. Les univers sont des atomes dans l’universalité, comme l’atome est lui-même un univers dans son individualité. L’infini existe aux deux antipodes de la création, pour la divisibilité en petit comme pour la multiplicité en grand. La courte vue de l’homme, son faible entendement ne peuvent en sonder les incommensurables profondeurs. Le fini ne peut embrasser l’infini, il ne peut que le pressentir. Mais ce que le penseur, muni du puissant instrument qu’on nomme l’analogie, peut toucher et faire toucher de la pensée, ce qu’il doit proclamer à coups de logique sur toutes les places et dans toutes les feuilles publiques, c’est que l’être individuel n’est pas la conséquence de l’être universel, mais que l’être universel est la conséquence des êtres individuels ; il est le groupe infiniment grand dont les infiniment petits sont les membres constitutifs. Dieu, l’âme, l’esprit sont des mythes que l’Humanité approchant de l’âge de raison doit rejeter sans regret à la corbeille aux chiffons comme des poupées du jeune âge. La science, dorénavant, et non plus la superstition, doit occuper sa pensée. Qu’elle n’oublie pas qu’elle est fille du progrès et fiancée au progrès. Les polichinelles, les bons dieux et les diables, tous les Guignol[le]s et les pantins armés de bâtons sont de enfantillages indignes d’elle, aujourd’hui que sa minorité touche à son terme. Il est temps, grandement temps, qu’elle songe à son émancipation ; qu’elle ceigne son front du bandeau intellectuel ; qu’elle se prépare enfin à ses sociales destinées, si elle ne veut servir à tout jamais de risée aux Humanités des autres globes.

Je me résume, et je dis :

Le mouvement c’est-à-dire le progrès étant prouvé, l’absolu ne peut pas plus exister dans le fini que dans l’infini, donc l’absolu n’existe pas.

Par conséquent Dieu, âme universelle ou absolu de l’infini n’existe pas.

Et par conséquent encore l’âme, absolue de l’homme, individualité une et indivisible, forme éternellement finie, n’existe pas.

La matière est tout. Le mouvement est l’attribut de la matière, et le progrès l’attribut du mouvement.

Comme la matière et comme le mouvement, le progrès est éternel et infini.

Le circulus dans l’universalité ne mène pas à la perfection absolue, il conduit à la perfectibilité infinie, au progrès illimité, conséquence du mouvement éternel et universel.

La perfection absolue n’existe donc pas, elle ne peut pas exister. Si elle existait, le progrès n’existerait pas.

La perfection absolue est, contre toute évidence, [c’est] l’absurde.

Le mouvement, lui, est de toute évidence, c’est la vérité.

Pas de transaction possible entre ces deux termes : il faut ou croire en Dieu et en ses diminutifs et nier le mouvement, ou affirmer le mouvement et infirmer Dieu.

— Dieu, c’est la négation du progrès.

— Le progrès, c’est la négation de Dieu.


 

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