Chêne et Roseau

Tantôt, semblable au chêne, les pieds enracinés dans les entrailles sociales et la tête superbement dressée dans la nue, il brave les orages et les foudres de l’opinion, il résiste aux préjugés de la crétinité publique. Tantôt aussi, pareille au roseau, il se ploie à toutes les exigences de la persécution, il cède à la peur de l’autorité, il se fait humble et rampant sous les voûtes de la prison ou le ciel de l’exil. Proudhon, — car c’est de lui dont il est question, — est certainement l’homme qui a le plus remué la fibre révolutionnaire des masses. Et cependant, il faut le reconnaître, Proudhon n’est qu’un douteux révolutionnaire. Ouvrier d’abord, puis commis, ayant abandonné son métier de typographe pour devenir une machine à chiffrer, il a fait alors du socialisme uniquement une affaire de chiffre. Il a prouvé, il est vrai, par A plus B que la propriété c’est le vol, et que l’autorité c’est le mal ; il a sapé tout cela d’une manière mathématique. Mais les mathématiques ne sont pas tout ; elles ne sont quelque chose que par le sentiment. Et le sentiment est justement ce qui lui manque. Privé de cette sève qui fait les grands cœurs, dépourvu de cette lumière intérieure sans laquelle il n’y a pas de forte et haute intelligence, — il en est descendu à écrire des livres sur la Révolution comme on écrit des livres de commerce, en partie-double. Lui aussi fait aujourd’hui de la politique au détriment du socialisme. Je ne connais de son livre Appel que les fragments publiés par les journaux, mais ces fragments suffisent à sa condamnation ; et la condamnation ne s’est pas fait attendre. Un journal de Bruxelles, le Bien-Etre Social, l’a fait comparaître à sa barre, et, au nom du libre examen, il lui a infligé le châtiment dû à sa pitoyable politique.

Proudhon qui, sous l’œil et sous la main de Bonaparte, écrivait avec une audace comme pas un en exil, à peine est-il hors des griffes de la police française, — loin de son foyer, il est vrai, — que le voilà qui se fait timide et lâche et salue avec l’expression de la bassesse ces mêmes chenapans que, la veille, il souffletait du pied et du haut de sa grandeur. Cela me rappelle qu’en 49, je crois, étant prisonnier à la Conciergerie, il écrivit au préfet de police une lettre honteuse, afin d’en obtenir des permissions de sortie. Cet homme est comme la Bourse, il a des alternatives de hausse et de baisse ; les actions de son cœur montent ou descendent selon qu’il y a péril plus ou moins immédiat pour sa liberté corporelle. En ce moment, sur le sol belge, Léopold représente pour lui Carlier dans les fonctions de préfet de police de l’Empire ; Bruxelles vaut bien une platitude, et, pour obtenir un permis de séjour, il a écrit le livre que vous savez. Et qu’on ne s’y trompe pas, Proudhon n’a pas honte de sa conduite, il la trouve toute naturelle. C’est par esprit de conservation pour sa révolutionnaire personne qu’il agit ainsi. Je suis sûr qu’il lui en coûte médiocrement de se parjurer. Je ne serais pas étonné que demain, soit lassitude des menues jouissances qui le retiennent en Belgique, soit besoin de manifester ses instincts révolutionnaires, il ne fit paraître un livre plus hardi que tous ceux qu’il a publiés jusqu’ici. J’y compte même. Il lui est commandé par ses attractions de faire un retour éclatant sur les ennemis de la Révolution, comme le dernier des Horaces en présence des trois Curiaces, et de leur porter le coup de grâce ; à moins que, tout ressort de rébellion, étant définitivement usé en lui, il n’en soit réduit à se vautrer dans la poupière dorée de la maison d’Orléans ; et à aboyer avec la meute des courtisans dans les Conseils des Princes. En admettant cette dernière hypothèse, il aurait sans doute pour lui les applaudissements intéressés de la haute et basse bourgeoisie ; mais ces applaudissements pourraient-ils couvrir le bruit des sifflets et des huées du prolétariat universel ? Quand on a un grand passé, un nom retentissant, de magnifiques pages entr’autres pour aïeux, quand on est le fils de ses œuvres et qu’on porte avec bruit ses titres de noblesse, on n’est pas impunément parricide. Quant à Proudhon, en y réfléchissant bien, on trouve chez lui, comme chez la plupart des ouvriers réputés intelligents par les intrigants qui les flattent pour s’en servir, plus de rancune mesquine et envieuse contre les bourgeois que de la haine implacable pour la bourgeoisie. Un sourire, un geste de ces hauts et opulents messieurs mettent leur pauvre petit cœur en joie. Ouvriers parvenus, ils sont aussi vains de ces distinctions canines que l’est un bourgeois parvenu des prévenances d’un aristocrate. Ce grand démolisseur, en définitive, voyons un peu, qu’a-t-il démoli ? — Le commerce ? — Non, puisqu’il veut le commerce universel. — L’exploitation ? — Non, puisqu’avec le commerce universel c’est l’exploitation de tous par chacun. —L’esclavage ? — Non, puisqu’il veut la femme esclave. — La propriété donc ? Pas davantage, puisqu’il reconnaît la propriété des produits du travail, le capital particulier. — Quoi donc, alors ? la légalité ? Encore moins, puisqu’il stipule le contrat et qu’il fait autant de législateur que de contractants. — Mais enfin qu’a-t-il démoli ? Dieu ? — C’est ce qu’il a le plus ébranlé : mais on ne peut détruire Dieu sans détruire l’âme, et il a passé à côté d’elle sans y toucher. — Comme le bourgeois S[i]eyès, le prolétaire Proudhon s’est dit : Qu’est-ce que le prolétariat ? rien. Que doit-il être ? tout. Et il n’a plus eu qu’une chose en vue : faire de tous les prolétaires autant de bourgeois ; élargir la caste des privilégiés, y faire entrer tous les mâles et donner comme base à cette nouvelle caste, à cette bourgeoisie plus grande par le nombre, l’esclavage de la femme. En examinant avec attention son système, on voit que Proudhon, en réalité, n’a su que démocratiser la monarchie et faire de tout être masculin un petit monarque (à peu près comme Four[r]ier, avec cette différence que dans la monarchie phalanstérienne il y a des rois et des reines). A cette monarchie masculine et citoyenne, il n’a enlevé aucun de ses organiques abus, il n’a fait que les généraliser. A bien dire, ce fameux pourfendeur d’institutions bourgeoises n’a imaginé que la restauration de la bourgeoisie et de toutes ses conséquences légitimes. Pareil en cela, hélas ! à nombre de prolétaires qui crient à l’infamie contre les bourgeois, et qui n’ont au cœur qu’un désir, dans la tête qu’une pensée, devenir à leur tour des bourgeois, et, en attendant, s’il se peut, par leur mise et leur fréquentation, le paraître.

Cependant l’homme qui a écrit la Philosophie du Progrès ne peut, sans témoigner d’une décadence voisine de l’imbéci[l]lité, progresser ainsi que les écrevisses, à reculons. Je comprendrais encore qu’il avançât peu, qu’il restât presque stationnaire, mais qu’il rétrogradât contin[ue]ment, voilà qui me surprendrait, je l’avoue. Le danger auquel il vient d’échapper, le désir de respirer l’air de Bruxelles, à petite portée de la femme qui est sa femme, ou tout autre cause ou influence secrète ont bien pu lui donner un moment la berlue et l’amener à commettre ce livre Appel, mais son jugement intime ne lui reproche cette chose que comme une faiblesse, et non comme une apostasie. C’est une ressemblance qu’il a avec beaucoup de demandeurs en grâce qui, n’ayant pas le courage de leur position, ont prêté serment de fidélité à l’Empereur, et qui, le jour où l’occasion s’en présentera, seront les plus acharnés contre tout ce qui aura été élément de l’Empire. Ils ne pardonneront pas ceux-là, car ils auront à venger leur honneur avili. Bien que tous les hommes soient de même nature, l’éducation corrige cette nature en bien ou en mal, c’est elle qui fait, selon son caprice, les vaillants et les lâches. Il y a des hommes qui s’exaltent en face des geôliers et des soldats, et qui, en prison ou sur la barricade, répondent par des témérités enthousiastes à la persécution et aux coups de feu. Il y en a d’autres que la peur fait rentrer dans leur peau, et qui sacrifient tout à leur petite conservation physique. C’est affaire de tempérament, dira-t-on. Oui. Mais quand on a le tempérament d’affirmer les principes, il me paraît étrange qu’on n’ait pas le tempérament d’en affronter les conséquences. Loin de moi la pensée de vouloir dire qu’il faille étourdiment et sans nécessité sacrifier son corps à son idée ; le corps est le vase dont l’idée est la liqueur, il convient donc de garder le vase intact pour en conserver la liqueur. Mais en traînant le contenant dans la fange du ruisseau, on en perd le contenu ; autant valait l’exposer au choc, au risque de le briser, que de conserver un vase vide et fangeux. Sans doute les souffrances corporelles, le suicide de la chair est chose horrible pour l’homme ; mais, comptez-vous pour rien les souffrances, le suicide de la pensée ? La chair est à l’homme ce que les colonies sont à une nation. Au-dessus des colonies il y a les principes ; au-dessus de la chair, il y la pensée : périsse le corps plutôt qu’une idée.

Pour en revenir à Proudhon, il est de ceux qui ont un amour effréné de leur chair et qui sacrifient volontiers un principe pour sauver les colonies, sauf, quand les colonies sont à l’abri du danger, à décréter de nouveau l’application du principe. Hautain et souple, il tient à la fois du chêne et du roseau ; il se courbe bien bas, mais il se relève magnifiquement. Cependant, qu’il n’oublie pas une chose, c’est que toute pensée qui s’est souvent ou longtemps courbée se fausse à la longue, perd de sa force et de son élasticité et se relève chaque fois plus difficilement. Quand on a un front de chêne, il est dangereux et triste de n’avoir qu’un cœur de roseau. — Tant se courbe l’homme qu’à la fin il se casse.


 

[article à imprimer]


 
[article précédent]  [article suivant]  [sommaire du n°8]  [accueil]