Variétés
 
 
 
 

L’Humanisphère
 
 Utopie Anarchique
 
 Deuxième partie
 
 (Suite.)

 

Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron d’un des squares de l’universelle cité. C’est quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de l’égalité, de l’anarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle d’une étoile, mais ses faces rectangulaires n’ont rien de symétrique, chacune a son type particulier. L’architecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont d’une somptuosité élégante. C’est un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé et qui est composé de deux chambres à coucher, d’un cabinet de bains ou de toilette, d’un cabinet de travail ou bibliothèque, d’un petit salon, et d’une terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui n’empêche pas qu’il y ait aussi des cheminées pour l’agrément de la vue : l’hiver, à défaut de soleil, on aime à voir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets d’eau et de lumière. L’ameublement est d’une splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il n’a qu’à en exprimer le désir. Veut-il occuper le même appartement longtemps, il l’occupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. Ces appartements, par leur situation, permettent à chacun d’y entrer ou d’en sortir sans être vu. D’un côté, à l’intérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De l’autre côté, à l’extérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et l’amour se glissent à la dérobée. Là, dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des h[y]éroglyphes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est l’amour. Tout ce qui est oeuvre du bras et de l’intelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, APPARTIENT A TOUS ET A CHACUN. Tout ce qui est oeuvre du coeur, tout ce qui est d’essence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acception propre, quel que soit son âge ou son sexe, S’APPARTIENT. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. "La Liberté est libre." Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Tels des enfants de riches, à l’heure de la récréation, puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent l’un un cerceau, l’autre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, s’amusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de l’anarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté l’outil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou d’outils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par l’exemple des autres et par le charme qu’ils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner d’amis, les convives boivent et mangent à la même table, s’emparent à leur choix d’un morceau de tel ou tel mets, d’un verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun d’eux n’abuse avec gloutonnerie d’une primeur ou d’un vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser d’une primeur savoureuse ou d’un produit rare. C’est à qui bien plutôt n’en prendra que la plus petite part. —A table d’hôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, l’homme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. C’est de moeurs légales. A un repas de gens triés, l’homme du monde, l’aristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et l’instinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres s’oblige. C’est de moeurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.* [La note de Déjacque se trouve à la fin du texte]

Hommes et femmes font l’amour quand il leur plaît, comme il leur plaît, et avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et d’autre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. L’attrait est leur seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi, l’amour est-il plus durable et s’entoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant. Ils regarderaient comme une offense à la chasteté des moeurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique l’intimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et soeurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; l’étincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent l’ombre et la solitude. C’est à ces sources cachées qu’elles puisent les limpides bonheurs. Il est pour des coeurs épris l’un de l’autre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes. —Dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à l’église la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières d’un bal paré, au milieu d’un quadrille et avec accompagnement d’orchestre : tout l’éclat, tout le baccanal voulu. Et coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à l’heure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à d’ignobles bestialités. —Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et d’études, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de l’amour, —si les hommes de l’avenir pouvaient s’en faire une image, ils frissonneraient d’horreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée d’un affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave.

Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour une autre chose, et réciproquement de l’homme à la femme. Où est le mal, s’ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, c’est que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très grand nombre. L’amour vagabond est la recherche de l’amour, c’en est le voyage, les émotions et les fatigues, ce n’en est pas le but. L’amour unique, l’amour perpétuel, axe de deux coeurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, l’apogée de l’évolution sexuelle ; c’est le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, l’apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith.

A l’heure où l’on aime, douter de la perpétuité de son amour n’est-ce pas l’infirmer ? Ou l’on doute, et alors on n’aime pas ; ou l’on aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société l’amour n’est guère possible; il n’est jamais qu’une illusion d’un moment, trop de préjugés et d’intérêts contre nature sont là pour le dissiper, c’est un feu aussitôt éteint qu’allumé et qui s’en va en fumée. Dans la société nouvelle, l’amour est une flamme trop vive et les brises qui l’entourent sont trop pures, trop selon la douce et suave et humaine poésie, pour qu’il ne se fortifie pas dans son ardeur et ne s’exalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de l’appauvrir, tout ce qu’il rencontre lui sert d’aliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Egaux par l’éducation comme par la position sociale, frère et soeur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leurs pensées comme de leurs actions, ils n’ont qu’à se chercher pour se trouver. Rien ne s’est opposé à leur rencontre, rien ne s’oppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils s’aiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés l’un pour l’autre, qu’elle en a fait deux coeurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres.

Est-ce l’amour que l’amour des civilisés, l’amour à formes nues, l’amour public, l’amour légal ? C’en est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. L’amour chez les harmonisés, l’amour artistement voilé, l’amour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, l’amour anarchique, voilà qui est humainement et naturellement l’amour, c’en est l’idéal réalisé, la scientification. Le premier est l’amour animal, celui-ci est l’amour hominal. L’un est obscénité et vénalité, sensation de la brute, sentiment de crétin ; l’autre est pudicité et liberté, sensation et sentiment d’être humain.

Le principe de l’amour est un, pour le sauvageon comme pour 1’hominal, pour l’homme des temps civilisés comme pour l’homme des temps harmoniques, c’est la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de l’Humanité, c’est la carnation sanguine et replète, l’enceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes d’oiseaux de mer ou de rubans autrichiens, c’est la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté n’est pas seulement dans l’étoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans l’élégance et le choix des parures, et surtout dans le luxe, dans les magnificences du cœur et cerveau.

Chez ces perfectibilisés, la beauté n’est pas un privilège de naissance non plus que le reflet d’une couronne d’or, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses oeuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce n’est pas le reflet extérieur d’un métal inerte pour ainsi dire, chose vile, c’est le rayonnement de tout ce qu’il y a dans l’homme d’idées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre l’individu.

Qu’est-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté mentale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; c’est par le travail qu’elle croît et s’épanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale.

L’amour essentiellement carnivore, l’amour qui n’est qu’instinct, n’est, pour la race humaine, que l’indice, que la racine de l’amour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassements de cette fange. L’amour hominalisé, l’amour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel d’où s’échappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui courent les champs et montent aux nues.

—A Humanité en germe, amour immonde...

—A Humanité en fleur, fleur d’amour !

(La suite au prochain numéro)

 

(*) Sous ce titre : les Extrêmes, voici une note à l’Humanisphère, dont le véritable sujet, voies et moyens, est plutôt esquissé que traité. C’est même une esquisse incomplète. Néanmoins, je la livre à la publicité telle quelle, sauf à y revenir ensuite. Plus d’un lecteur croira devoir me condamner pour l’avoir publiée. "On pense ces choses-là, on ne les dit pas", ajoutera-t-on tout bas. Tout ce qu’on pense doit être dit. D’ailleurs, il faut que les révolutionnaires comme les réactionnaires se familiarisent avec cette idée. Elle est dans la logique des choses, et c’est en vain qu’on voudrait l’éviter. Je ne fais que découvrir ce qui, pour beaucoup d’yeux, est encore caché ; qu’expliquer demain par hier ; que tirer des conclusions rigoureuses. Ce n’est pas ma faute si la philosophie de l’histoire contemporaine est une page que l’on ne peut écrire qu’avec du sang. Il est des voies fatales tracées par des siècles d’oppression et de servitude. Vouloir s’en écarter par des chemins de traverse est impossible : tous les chemins y ramènent. Il faut suivre la ligne droite, hâter le pas et aller jusqu’au bout. C’est le plus court pour en sortir, et c’est le seul moyen. L’aristocratie de toute nuance a besoin d’une leçon ; le prolétariat de tout pays a besoin d’un stimulant. Il faut forcer le monde, perclu par la graisse ou la faim, à penser, le secouer avec un bras de fer, le réveiller de sa funèbre apathie. Il faut que l’Avenir comme le Passé se dressent de toute leur hauteur, s’entreheurtent dans le Présent, et qu’un des deux colosses brise l’autre. A la coalition de tous les intérêts autoritaires il faut opposer la coalition de tous les intérêts anarchiques. Il faut ressusciter les journées de septembre et frapper de terreur ceux qui nous oppriment par la terreur. Il faut avoir l’audace de la solidarité avec tous les insurgés de la terre, quels qu’ils soient, pousser la témérité jusqu’à la complicité morale sinon physique avec tous ceux qui rendent à la civilisation fer pour fer et feu pour feu. Ah ! révolutionnaires, si vous avez la Révolution dans le cœur comme vous l’avez sur les lèvres ; pourquoi reculer et vous voiler la face devant de pareils moyens ? A quoi bon invoquer les principes si vous ne savez que défaillir devant les conséquences ? Ce n’est pas par de mystiques soupirs que vous conjurerez la tyrannie et l’exploitation, mais en dégainant le glaive avec l’idée, et en poignardant la Réaction dans sa chair et dans son esprit :

Les Extrêmes

Note à "l’Humanisphère"

Je suis loin de vouloir dire que l’aristocratie de nos jours soit un modèle de société pour le monde futur, bien au contraire. Ce que j’ai voulu mettre en évidence c’est que l’homme, selon les conditions diverses dans lesquelles il se meut, est plus ou moins digne ou indigne. Plus il a le sentiment de sa liberté et plus aussi il a le sentiment de dignité ; plus il a de respect pour lui-même et plus aussi il a de respect pour ses semblables. Mais l’aristocrate n’est pas libre ; il est maître, il est esclave : maître envers ses inférieurs, esclave envers ses supérieurs ; il n’est libre qu’avec ses égaux. Et encore, cette liberté est-elle fort limitée, car l’aristocrate n’est pas même un homme, il n’est qu’une moitié d’homme. (Et je parle ici des plus intelligents, de ceux qui ont le savoir intellectuel, une conscience raisonnée de leur propre valeur, les lettrés, les artistes, les sciencés, ou tout au moins ceux qui ont le sentiment des lettres, des arts et des sciences, le grand monde dans ce qu’il a de moins petit, la crème du monde élégant et du monde savant.) L’aristocratie, même dans sa meilleure acceptation, est un estropié qui ne connaît pas l’usage de ses bras, et à qui, par conséquent, il manque un sens sur deux. Le prolétaire, l’esclave blanc, est presque aussi infirme que l’aristocrate : il a des bras et pas de cerveau, ou du moins un cerveau dont il ne connaît guère l’usage. Quant au bourgeois, cette chose qui n’est pas l’aristocrate et qui n’est pas le prolétaire, ce tas de chair, — ni bras ni tête, ni cœur, mais tout ventre, c’est un être tellement difforme et immonde qu’il ne peut servir que de repoussoir aux ultras du prolétariat comme aux ultras de l’aristocratie. Parfois les extrêmes se touchent, mais c’est à condition d’évoluer par les deux bouts, et en écrasant dans ce double rapprochement tout ce qui est entre eux deux. Il ne s’agit pas de découronner l’aristocrate de son luxe, de le faire descendre de son piédestal artistique ou scientifique, mais d’y faire monter le prolétaire, de l’y couronner ; comme il ne s’agit pas non plus de briser entre les mains du prolétaire le sceptre du travail industriel ou agricole, mais d’en armer l’aristocrate. Ouvrier du haut et ouvrier du bas, oisif du bras et oisif de la tête, tous les deux doivent se compléter, non pas seulement l’un par l’autre, mais bien aussi l’un et l’autre, afin de faire, alors, tous deux des hommes valides, au lieu de faire tous les deux, comme aujourd’hui, des infirmes. Ce qu’il y a de bon chez l’un doit être acquis par l’autre et réciproquement. Le jour n’est peut-être pas éloigné où le travail manuel et le travail intellectuel seront l’apanage de chacun. Il n’est pas si difficile d’y arriver qu’on le suppose. Seulement, "qui veut la fin doit vouloir les moyens".

Le prolétaire est trop abruti par la misère et les travaux forcés ; les excès de jeûnes et de boisson, de veille et de chômage l’ont trop énervé ; il est trop imbu de préjugés afflictifs et infâmants ; son front a trop plongé comme une éponge dans les eaux grasses, dans les rinçures de l’éducation bourgeoise ; trop de chaînes et de barrières, trop de lourds fardeaux et d’épaisses murailles ; trop d’obstacles, enfin, l’embarrassent encore pour qu’il puisse évolutionner journellement et sans secousse dans la voie du progrès scientifique et artistique. Ce n’est pas pacifiquement et régulièrement qu’il peut se compléter comme homme social, se révolutionner le cerveau. Il ne le peut qu’à l’aide d’une commotion anarchique qui mettrait en mouvement toutes ses fibres, et l’élèverait, par l’enthousiasme de tous vibrant dans chacun et de chacun vibrant dans tous, à un niveau de lucidité qui l’égalerait aux plus grandes intelligences et lui permettrait d’accomplir les plus grandes choses. Y a-t-il rien au monde de plus fourbe et de plus traître, de plus vil et de plus bas que le bourgeois? Non, pensez-vous. Eh bien, si ! il y a l’affranchi, l’ouvrier qui travaille à son compte, le boutiquier en chambre, espèce informe du genre des besogneux, encore ouvrier par le bras et déjà boutiquier par la tête. Quoi de plus hideux et de plus repoussant, de plus horrible à voir et à connaître que cette sorte d’araignée humaine accroupie derrière les vitres d’une croisée et tissant sur son établi et dans sa tête les mailles de son exploitation, filet destiné à prendre le petit public, le public moucheron? Il n’est pas de mensonges et de ruses ignobles que ce monstre à deux pattes, demi-prolétaire et demi-bourgeois, ne mette en oeuvre pour vous attraper, vous cependant, son frère en misère et en production, mais vous aussi, son butin en qualité de consommateur. —Le commerce est ce que je connais de plus démoralisant, de plus flétrissant pour une société comme pour un individu. Un peuple, une caste ou un homme livré au mercantilisme, c’est un homme, une caste ou un peuple perdu ; c’est la gangrène au flanc de l’Humanité. Il n’y a pas à discuter devant de pareilles plaies, il faut y appliquer le fer rouge.

L’aristocrate est trop plein de vanité, trop bouffi de suffisance ; il est trop dorloté dans sa mollesse, trop chatouillé dans sa luxure, trop bien attablé dans sa gastronomie ; il est trop sûr de jouir avec impunité des faciles voluptés que procurent le rang et la richesse pour ne pas répugner à tout mouvement de production manuelle, à tout labeur physique. Cette inaction du bras influe nécessairement sur le cerveau et en paralyse le développement. L’aristocrate ne considère le prolétaire que comme un âne bon tout au plus à porter le bât ; et il ne s’aperçoit seulement pas qu’il n’est lui-même qu’une sorte de veau étendu pieds et poings liés, sur le dos de l’autre bête, et bon, tout au plus, à bêler en attendant l’abattoir.

L’aristocrate comme le prolétaire ne peuvent se régénérer que par un cataclysme. Jamais, tant que durera pour les masses l’esprit de lucre, le nécessiteux salaire et le petit négoce, le gain du jour et la peur du lendemain, le prolétaire ne pourra se sortir de son abêtissement, de son avilissement. Et cependant, il faut qu’il en sorte. Jamais non plus, tant que durera leur indolente et insolente sécurité, l’aristocrate de naissance, et encore moins le bourgeois pensant ou le bourgeois pansu, le bourgeois parvenu, ne croiront s’honorer en se livrant à un travail manuel et productif, jamais ils ne s’y résoudront d’eux-mêmes. Et cependant il faut qu’ils deviennent des hommes, physiquement et intellectuellement. Il le faut, ou il faut qu’ils disparaissent. Mais le moyen? Le moyen est bien simple. Quelle est la cause de leur inaction? L’impunité dans laquelle ils vivent. Eh bien ! mettons chaque jour les jouissances de leur vie et leur vie elle-même en péril. Osons nous assimiler à tous ceux qui attentent à la vie et à la propriété des riches. En nous assimilant à eux, nous nous les assimilons, et conséquemment nous les moralisons. Nous devenons ainsi une menace, un danger formidable. La guerre sociale prend des proportions quotidiennes et universelles. Il ne tombe pas un cheveu d’une tête, il n’est pas fait à la propriété la plus légère effraction que ce ne soit l’oeuvre de la Révolution. Nous nous complétons, nous, la plèbe des ateliers, d’un élément nouveau, la plèbe des bagnes. Tous les forçats ne font plus qu’un alors, tous les bras sont sous la même casaque, toutes les têtes dans le même bonnet. Chacun de nous pourra continuer à faire de la rébellion selon ses aptitudes ; et si l’emploi du monseigneur et du couteau nous répugne davantage que l’emploi de la barricade et du fusil, eh bien ! nous aurons du moins dans nos rangs des hommes spéciaux, des ouvriers façonnés à ces outils pour accomplir la farouche et sanglante tâche. Assassins et voleurs, guérillas des villes, insurgés solitaires, il faut que chacun d’eux ait conscience qu’en attaquant la société légale, en portant la perturbation chez les civilisés, ils agissent au nom "du plus sacré des droits et du plus indispensable des devoirs" .—En élevant tous les attentats quotidiens, les attentats à la vie et à la propriété des riches à la hauteur d’une insurrection sociale, non seulement la révolution sévirait en permanence, mais encore elle deviendrait invincible. Rien ne pourrait lui résister. L’aristocrate mis ainsi en péril serait forcé de chercher un remède héroïque à un mal imminent. L’esprit de caste disparaîtrait pour faire place à l’esprit de conservation personnelle. Alors, et seulement alors, il pourrait lui venir à l’idée de se faire ouvrier, autant pour échapper à cette épidémie de ruine et de mort que pour obéir à un besoin nouveau pour lui, et qui ne pourrait manquer de se manifester chez les plus intelligents, le besoin de gagner, à la sueur de son corps, son droit à l’existence et à l’épanouissement de cette existence. D’aristocrate il se ferait homme. Son intelligence se développerait avec son bras. Et bientôt, au lieu de chercher à étouffer l’idée révolutionnaire et sociale, il serait le premier à l’activer, il marcherait de pair même avec les plus socialistes, les plus révolutionnaires des prolétaires. Le prolétaire lui ayant appris à travailler du bras, apprendrait de lui à travailler du cerveau ; le sentiment fraternitaire remplacerait chez l’un comme chez l’autre la sensation de la fratricidité. Il n’y aurait plus ici l’homme du front, l’invalide du bras, et là l’homme du bras, l’invalide du front, il y aurait l’homme du front et du bras tout à la fois, l’homme entier. Son coeur se grandirait de tout ce qu’il aurait acquis par le bras, de tout ce qu’il aurait acquis par le cerveau. L’être humain serait constitué, l’Humanité serait proche.

En médecine individuelle comme en science sociale, les palliatifs, les vieux et routiniers procédés n’ont jamais réussi à rendre un malade à la santé ; médicaments plus nuisibles qu’utiles, ils n’ont jamais produit que l’empirisme. Le corps social comme le corps humain souffrent d’une maladie qui s’aggrave chaque jour. Il n’y a qu’un moyen de les sauver, c’est de les traiter par un nouveau système, c’est d’employer l’homéopathie. L’oppression est entretenue par le vol et l’assassinat ; il faut la combattre par l’assassinat et le vol. On ne guérit le mal que par le mal. — Provoquons donc une crise terrible, une recrudescence du mal, afin que demain, au sortir de cette crise, l’Humanité, prenant possession de ses sens et entrant dans une ère de convalescence, puisse se nourrir le coeur et le cerveau du suc des idées fraternelles et sociales, et que, rendue enfin à la santé et forte de ses mouvements, elle témoigne alors de la libre et généreuse circulation de tous ses fluides nutritifs, de toutes ses forces productives, par une physionomie rayonnante de bonheur !


 

[article à imprimer]


 
[article précédent]  [sommaire du n°8]  [accueil]