Variétés LHumanisphère
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Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron dun des squares de luniverselle cité. Cest quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de légalité, de lanarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle dune étoile, mais ses faces rectangulaires nont rien de symétrique, chacune a son type particulier. Larchitecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont dune somptuosité élégante. Cest un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé et qui est composé de deux chambres à coucher, dun cabinet de bains ou de toilette, dun cabinet de travail ou bibliothèque, dun petit salon, et dune terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui nempêche pas quil y ait aussi des cheminées pour lagrément de la vue : lhiver, à défaut de soleil, on aime à voir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets deau et de lumière. Lameublement est dune splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il na quà en exprimer le désir. Veut-il occuper le même appartement longtemps, il loccupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. Ces appartements, par leur situation, permettent à chacun dy entrer ou den sortir sans être vu. Dun côté, à lintérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De lautre côté, à lextérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et lamour se glissent à la dérobée. Là, dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des h[y]éroglyphes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est lamour. Tout ce qui est oeuvre du bras et de lintelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, APPARTIENT A TOUS ET A CHACUN. Tout ce qui est oeuvre du coeur, tout ce qui est dessence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acception propre, quel que soit son âge ou son sexe, SAPPARTIENT. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. "La Liberté est libre." Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Tels des enfants de riches, à lheure de la récréation, puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent lun un cerceau, lautre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, samusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de lanarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté loutil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou doutils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par lexemple des autres et par le charme quils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner damis, les convives boivent et mangent à la même table, semparent à leur choix dun morceau de tel ou tel mets, dun verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun deux nabuse avec gloutonnerie dune primeur ou dun vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser dune primeur savoureuse ou dun produit rare. Cest à qui bien plutôt nen prendra que la plus petite part. A table dhôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, lhomme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. Cest de moeurs légales. A un repas de gens triés, lhomme du monde, laristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et linstinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres soblige. Cest de moeurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.* [La note de Déjacque se trouve à la fin du texte] Hommes et femmes font lamour quand il leur plaît, comme il leur plaît, et avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et dautre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. Lattrait est leur seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi, lamour est-il plus durable et sentoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant. Ils regarderaient comme une offense à la chasteté des moeurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique lintimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et soeurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; létincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent lombre et la solitude. Cest à ces sources cachées quelles puisent les limpides bonheurs. Il est pour des coeurs épris lun de lautre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes. Dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à léglise la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières dun bal paré, au milieu dun quadrille et avec accompagnement dorchestre : tout léclat, tout le baccanal voulu. Et coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à lheure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à dignobles bestialités. Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et détudes, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de lamour, si les hommes de lavenir pouvaient sen faire une image, ils frissonneraient dhorreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée dun affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave. Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour une autre chose, et réciproquement de lhomme à la femme. Où est le mal, sils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, cest que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très grand nombre. Lamour vagabond est la recherche de lamour, cen est le voyage, les émotions et les fatigues, ce nen est pas le but. Lamour unique, lamour perpétuel, axe de deux coeurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, lapogée de lévolution sexuelle ; cest le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, lapothéose du couple humain, le bonheur à son zénith. A lheure où lon aime, douter de la perpétuité de son amour nest-ce pas linfirmer ? Ou lon doute, et alors on naime pas ; ou lon aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société lamour nest guère possible; il nest jamais quune illusion dun moment, trop de préjugés et dintérêts contre nature sont là pour le dissiper, cest un feu aussitôt éteint quallumé et qui sen va en fumée. Dans la société nouvelle, lamour est une flamme trop vive et les brises qui lentourent sont trop pures, trop selon la douce et suave et humaine poésie, pour quil ne se fortifie pas dans son ardeur et ne sexalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de lappauvrir, tout ce quil rencontre lui sert daliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Egaux par léducation comme par la position sociale, frère et soeur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leurs pensées comme de leurs actions, ils nont quà se chercher pour se trouver. Rien ne sest opposé à leur rencontre, rien ne soppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils saiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés lun pour lautre, quelle en a fait deux coeurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres. Est-ce lamour que lamour des civilisés, lamour à formes nues, lamour public, lamour légal ? Cen est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. Lamour chez les harmonisés, lamour artistement voilé, lamour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, lamour anarchique, voilà qui est humainement et naturellement lamour, cen est lidéal réalisé, la scientification. Le premier est lamour animal, celui-ci est lamour hominal. Lun est obscénité et vénalité, sensation de la brute, sentiment de crétin ; lautre est pudicité et liberté, sensation et sentiment dêtre humain. Le principe de lamour est un, pour le sauvageon comme pour 1hominal, pour lhomme des temps civilisés comme pour lhomme des temps harmoniques, cest la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de lHumanité, cest la carnation sanguine et replète, lenceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes doiseaux de mer ou de rubans autrichiens, cest la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté nest pas seulement dans létoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans lélégance et le choix des parures, et surtout dans le luxe, dans les magnificences du cur et cerveau. Chez ces perfectibilisés, la beauté nest pas un privilège de naissance non plus que le reflet dune couronne dor, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses oeuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce nest pas le reflet extérieur dun métal inerte pour ainsi dire, chose vile, cest le rayonnement de tout ce quil y a dans lhomme didées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre lindividu. Quest-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté mentale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; cest par le travail quelle croît et sépanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale. Lamour essentiellement carnivore, lamour qui nest quinstinct, nest, pour la race humaine, que lindice, que la racine de lamour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassements de cette fange. Lamour hominalisé, lamour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel doù séchappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui courent les champs et montent aux nues. A Humanité en germe, amour immonde... A Humanité en fleur, fleur damour ! (La suite au prochain numéro) (*) Sous ce titre : les Extrêmes, voici une note à lHumanisphère, dont le véritable sujet, voies et moyens, est plutôt esquissé que traité. Cest même une esquisse incomplète. Néanmoins, je la livre à la publicité telle quelle, sauf à y revenir ensuite. Plus dun lecteur croira devoir me condamner pour lavoir publiée. "On pense ces choses-là, on ne les dit pas", ajoutera-t-on tout bas. Tout ce quon pense doit être dit. Dailleurs, il faut que les révolutionnaires comme les réactionnaires se familiarisent avec cette idée. Elle est dans la logique des choses, et cest en vain quon voudrait léviter. Je ne fais que découvrir ce qui, pour beaucoup dyeux, est encore caché ; quexpliquer demain par hier ; que tirer des conclusions rigoureuses. Ce nest pas ma faute si la philosophie de lhistoire contemporaine est une page que lon ne peut écrire quavec du sang. Il est des voies fatales tracées par des siècles doppression et de servitude. Vouloir sen écarter par des chemins de traverse est impossible : tous les chemins y ramènent. Il faut suivre la ligne droite, hâter le pas et aller jusquau bout. Cest le plus court pour en sortir, et cest le seul moyen. Laristocratie de toute nuance a besoin dune leçon ; le prolétariat de tout pays a besoin dun stimulant. Il faut forcer le monde, perclu par la graisse ou la faim, à penser, le secouer avec un bras de fer, le réveiller de sa funèbre apathie. Il faut que lAvenir comme le Passé se dressent de toute leur hauteur, sentreheurtent dans le Présent, et quun des deux colosses brise lautre. A la coalition de tous les intérêts autoritaires il faut opposer la coalition de tous les intérêts anarchiques. Il faut ressusciter les journées de septembre et frapper de terreur ceux qui nous oppriment par la terreur. Il faut avoir laudace de la solidarité avec tous les insurgés de la terre, quels quils soient, pousser la témérité jusquà la complicité morale sinon physique avec tous ceux qui rendent à la civilisation fer pour fer et feu pour feu. Ah ! révolutionnaires, si vous avez la Révolution dans le cur comme vous lavez sur les lèvres ; pourquoi reculer et vous voiler la face devant de pareils moyens ? A quoi bon invoquer les principes si vous ne savez que défaillir devant les conséquences ? Ce nest pas par de mystiques soupirs que vous conjurerez la tyrannie et lexploitation, mais en dégainant le glaive avec lidée, et en poignardant la Réaction dans sa chair et dans son esprit : Les
Extrêmes Je suis loin de vouloir dire que laristocratie de nos jours soit un modèle de société pour le monde futur, bien au contraire. Ce que jai voulu mettre en évidence cest que lhomme, selon les conditions diverses dans lesquelles il se meut, est plus ou moins digne ou indigne. Plus il a le sentiment de sa liberté et plus aussi il a le sentiment de dignité ; plus il a de respect pour lui-même et plus aussi il a de respect pour ses semblables. Mais laristocrate nest pas libre ; il est maître, il est esclave : maître envers ses inférieurs, esclave envers ses supérieurs ; il nest libre quavec ses égaux. Et encore, cette liberté est-elle fort limitée, car laristocrate nest pas même un homme, il nest quune moitié dhomme. (Et je parle ici des plus intelligents, de ceux qui ont le savoir intellectuel, une conscience raisonnée de leur propre valeur, les lettrés, les artistes, les sciencés, ou tout au moins ceux qui ont le sentiment des lettres, des arts et des sciences, le grand monde dans ce quil a de moins petit, la crème du monde élégant et du monde savant.) Laristocratie, même dans sa meilleure acceptation, est un estropié qui ne connaît pas lusage de ses bras, et à qui, par conséquent, il manque un sens sur deux. Le prolétaire, lesclave blanc, est presque aussi infirme que laristocrate : il a des bras et pas de cerveau, ou du moins un cerveau dont il ne connaît guère lusage. Quant au bourgeois, cette chose qui nest pas laristocrate et qui nest pas le prolétaire, ce tas de chair, ni bras ni tête, ni cur, mais tout ventre, cest un être tellement difforme et immonde quil ne peut servir que de repoussoir aux ultras du prolétariat comme aux ultras de laristocratie. Parfois les extrêmes se touchent, mais cest à condition dévoluer par les deux bouts, et en écrasant dans ce double rapprochement tout ce qui est entre eux deux. Il ne sagit pas de découronner laristocrate de son luxe, de le faire descendre de son piédestal artistique ou scientifique, mais dy faire monter le prolétaire, de ly couronner ; comme il ne sagit pas non plus de briser entre les mains du prolétaire le sceptre du travail industriel ou agricole, mais den armer laristocrate. Ouvrier du haut et ouvrier du bas, oisif du bras et oisif de la tête, tous les deux doivent se compléter, non pas seulement lun par lautre, mais bien aussi lun et lautre, afin de faire, alors, tous deux des hommes valides, au lieu de faire tous les deux, comme aujourdhui, des infirmes. Ce quil y a de bon chez lun doit être acquis par lautre et réciproquement. Le jour nest peut-être pas éloigné où le travail manuel et le travail intellectuel seront lapanage de chacun. Il nest pas si difficile dy arriver quon le suppose. Seulement, "qui veut la fin doit vouloir les moyens". Le prolétaire est trop abruti par la misère et les travaux forcés ; les excès de jeûnes et de boisson, de veille et de chômage lont trop énervé ; il est trop imbu de préjugés afflictifs et infâmants ; son front a trop plongé comme une éponge dans les eaux grasses, dans les rinçures de léducation bourgeoise ; trop de chaînes et de barrières, trop de lourds fardeaux et dépaisses murailles ; trop dobstacles, enfin, lembarrassent encore pour quil puisse évolutionner journellement et sans secousse dans la voie du progrès scientifique et artistique. Ce nest pas pacifiquement et régulièrement quil peut se compléter comme homme social, se révolutionner le cerveau. Il ne le peut quà laide dune commotion anarchique qui mettrait en mouvement toutes ses fibres, et lélèverait, par lenthousiasme de tous vibrant dans chacun et de chacun vibrant dans tous, à un niveau de lucidité qui légalerait aux plus grandes intelligences et lui permettrait daccomplir les plus grandes choses. Y a-t-il rien au monde de plus fourbe et de plus traître, de plus vil et de plus bas que le bourgeois? Non, pensez-vous. Eh bien, si ! il y a laffranchi, louvrier qui travaille à son compte, le boutiquier en chambre, espèce informe du genre des besogneux, encore ouvrier par le bras et déjà boutiquier par la tête. Quoi de plus hideux et de plus repoussant, de plus horrible à voir et à connaître que cette sorte daraignée humaine accroupie derrière les vitres dune croisée et tissant sur son établi et dans sa tête les mailles de son exploitation, filet destiné à prendre le petit public, le public moucheron? Il nest pas de mensonges et de ruses ignobles que ce monstre à deux pattes, demi-prolétaire et demi-bourgeois, ne mette en oeuvre pour vous attraper, vous cependant, son frère en misère et en production, mais vous aussi, son butin en qualité de consommateur. Le commerce est ce que je connais de plus démoralisant, de plus flétrissant pour une société comme pour un individu. Un peuple, une caste ou un homme livré au mercantilisme, cest un homme, une caste ou un peuple perdu ; cest la gangrène au flanc de lHumanité. Il ny a pas à discuter devant de pareilles plaies, il faut y appliquer le fer rouge. Laristocrate est trop plein de vanité, trop bouffi de suffisance ; il est trop dorloté dans sa mollesse, trop chatouillé dans sa luxure, trop bien attablé dans sa gastronomie ; il est trop sûr de jouir avec impunité des faciles voluptés que procurent le rang et la richesse pour ne pas répugner à tout mouvement de production manuelle, à tout labeur physique. Cette inaction du bras influe nécessairement sur le cerveau et en paralyse le développement. Laristocrate ne considère le prolétaire que comme un âne bon tout au plus à porter le bât ; et il ne saperçoit seulement pas quil nest lui-même quune sorte de veau étendu pieds et poings liés, sur le dos de lautre bête, et bon, tout au plus, à bêler en attendant labattoir. Laristocrate comme le prolétaire ne peuvent se régénérer que par un cataclysme. Jamais, tant que durera pour les masses lesprit de lucre, le nécessiteux salaire et le petit négoce, le gain du jour et la peur du lendemain, le prolétaire ne pourra se sortir de son abêtissement, de son avilissement. Et cependant, il faut quil en sorte. Jamais non plus, tant que durera leur indolente et insolente sécurité, laristocrate de naissance, et encore moins le bourgeois pensant ou le bourgeois pansu, le bourgeois parvenu, ne croiront shonorer en se livrant à un travail manuel et productif, jamais ils ne sy résoudront deux-mêmes. Et cependant il faut quils deviennent des hommes, physiquement et intellectuellement. Il le faut, ou il faut quils disparaissent. Mais le moyen? Le moyen est bien simple. Quelle est la cause de leur inaction? Limpunité dans laquelle ils vivent. Eh bien ! mettons chaque jour les jouissances de leur vie et leur vie elle-même en péril. Osons nous assimiler à tous ceux qui attentent à la vie et à la propriété des riches. En nous assimilant à eux, nous nous les assimilons, et conséquemment nous les moralisons. Nous devenons ainsi une menace, un danger formidable. La guerre sociale prend des proportions quotidiennes et universelles. Il ne tombe pas un cheveu dune tête, il nest pas fait à la propriété la plus légère effraction que ce ne soit loeuvre de la Révolution. Nous nous complétons, nous, la plèbe des ateliers, dun élément nouveau, la plèbe des bagnes. Tous les forçats ne font plus quun alors, tous les bras sont sous la même casaque, toutes les têtes dans le même bonnet. Chacun de nous pourra continuer à faire de la rébellion selon ses aptitudes ; et si lemploi du monseigneur et du couteau nous répugne davantage que lemploi de la barricade et du fusil, eh bien ! nous aurons du moins dans nos rangs des hommes spéciaux, des ouvriers façonnés à ces outils pour accomplir la farouche et sanglante tâche. Assassins et voleurs, guérillas des villes, insurgés solitaires, il faut que chacun deux ait conscience quen attaquant la société légale, en portant la perturbation chez les civilisés, ils agissent au nom "du plus sacré des droits et du plus indispensable des devoirs" .En élevant tous les attentats quotidiens, les attentats à la vie et à la propriété des riches à la hauteur dune insurrection sociale, non seulement la révolution sévirait en permanence, mais encore elle deviendrait invincible. Rien ne pourrait lui résister. Laristocrate mis ainsi en péril serait forcé de chercher un remède héroïque à un mal imminent. Lesprit de caste disparaîtrait pour faire place à lesprit de conservation personnelle. Alors, et seulement alors, il pourrait lui venir à lidée de se faire ouvrier, autant pour échapper à cette épidémie de ruine et de mort que pour obéir à un besoin nouveau pour lui, et qui ne pourrait manquer de se manifester chez les plus intelligents, le besoin de gagner, à la sueur de son corps, son droit à lexistence et à lépanouissement de cette existence. Daristocrate il se ferait homme. Son intelligence se développerait avec son bras. Et bientôt, au lieu de chercher à étouffer lidée révolutionnaire et sociale, il serait le premier à lactiver, il marcherait de pair même avec les plus socialistes, les plus révolutionnaires des prolétaires. Le prolétaire lui ayant appris à travailler du bras, apprendrait de lui à travailler du cerveau ; le sentiment fraternitaire remplacerait chez lun comme chez lautre la sensation de la fratricidité. Il ny aurait plus ici lhomme du front, linvalide du bras, et là lhomme du bras, linvalide du front, il y aurait lhomme du front et du bras tout à la fois, lhomme entier. Son coeur se grandirait de tout ce quil aurait acquis par le bras, de tout ce quil aurait acquis par le cerveau. Lêtre humain serait constitué, lHumanité serait proche. En médecine individuelle comme en science sociale, les palliatifs, les vieux et routiniers procédés nont jamais réussi à rendre un malade à la santé ; médicaments plus nuisibles quutiles, ils nont jamais produit que lempirisme. Le corps social comme le corps humain souffrent dune maladie qui saggrave chaque jour. Il ny a quun moyen de les sauver, cest de les traiter par un nouveau système, cest demployer lhoméopathie. Loppression est entretenue par le vol et lassassinat ; il faut la combattre par lassassinat et le vol. On ne guérit le mal que par le mal. Provoquons donc une crise terrible, une recrudescence du mal, afin que demain, au sortir de cette crise, lHumanité, prenant possession de ses sens et entrant dans une ère de convalescence, puisse se nourrir le coeur et le cerveau du suc des idées fraternelles et sociales, et que, rendue enfin à la santé et forte de ses mouvements, elle témoigne alors de la libre et généreuse circulation de tous ses fluides nutritifs, de toutes ses forces productives, par une physionomie rayonnante de bonheur ! |