Variétés LHumanisphère
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Ce square ou phalanstère, je lappellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de lanalogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a lHumanisphère simple et lhumanisphère composé, cest-à-dire lHumanisphère considéré dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et lhumanisphère considéré dans sa collectivité, ou monument et groupe harmoniques. Cent humanisphères simples groupés autour dun cyclidéon forment le premier anneau de cette chaîne sériaire et prennent le nom de « Humanisphère communal ». Tous les humanisphères communaux dun même continent forment le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de « Humanisphère continental ». La réunion de tous les humanisphères continentaux forme le complément de la chaîne sériaire et prend le nom de « Humanisphère universel ». LHumanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant létoile (celui du moins dont jentreprends ici la description, car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de lharmonie). Une partie est réservée aux appartements des hommes et des femmes. Ces appartements sont tous séparés par des murailles que ne peuvent percer ni la voix ni le regard, cloisons qui absorbent la lumière et le bruit, afin que chacun soit bien chez soi et puisse y rire, danser, chanter, faire de la musique même (ce qui nest pas toujours amusant pour lauditeur forcé), sans incommoder ses voisins et sans être incommodé par eux. Une autre partie est disposée pour lappartement des enfants. Puis viennent les cuisines, la boulangerie, la boucherie, la poissonnerie, la laiterie, la légumerie ; puis la buanderie, les machines à laver, à sécher, à repasser, la lingerie ; puis les ateliers pour tout ce qui a rapport aux diverses industries, les usines de toutes sortes ; les magasins de vivres et les magasins de matières premières et dobjets confectionnés. Ailleurs ce sont les écuries et les étables pour quelques animaux de plaisance qui le jour errent en liberté dans le parc intérieur, et avec lesquels jouent au cavalier ou au cocher les petits enfants ou les grandes personnes ; auprès sont les remises pour les voitures de fantaisie ; à la suite vient la sellerie, les hangars des outils et des locomotives, des instruments aratoires. Ici est le débarcadère des petites et grandes embarcations aériennes. Une monumentale plate-forme leur sert de bassin. Elles y jettent lancre à leur arrivée et la relèvent à leur départ. Plus loin ce sont les salles détudes pour tous les goûts et pour tous les âges, mathématiques, mécanique, physique, anatomie, astronomie, lobservatoire ; les laboratoires de chimie ; les serres chaudes, la botanique ; le musée dhistoire naturelle, les galeries de peinture, de sculpture ; la grande bibliothèque. Ici ce sont les salons de lecture, de conversation, de dessin, de musique, de danse, de gymnastique. Là, cest le théâtre, les salles de spectacles, de concerts ; le manège, les arènes de léquitation ; les salles du tir, du jeu de billard et de tous les jeux dadresse ; les salles de divertissement pour les jeunes enfants, le foyer des jeunes mères ; puis les grands salons de réunion, les salons du réfectoire, etc, etc. Puis enfin vient le lieu où lon sassemble pour traiter les questions dorganisation sociale. Cest le petit cyclidéon, club ou forum particulier à lhumanisphère. Dans ce parlement de lanarchie, chacun est le représentant de soi-même et le pair des autres. Oh ! cest bien différent de chez les civilisés ; là, on ne pérore pas, on ne dispute pas, on ne vote pas, on ne légifère pas, mais tous jeunes ou vieux, hommes ou femmes, confèrent en commun des besoins de lhumanisphère. Linitiative individuelle saccorde ou se refuse à soi-même la parole, selon quelle croit utile ou non de parler. Dans cette enceinte, il y a un bureau, comme de juste. Seulement, à ce bureau, il ny a pour toute autorité que le livre des statistiques. Les humanisphériens trouvent que cest un président éminemment impartial et dun laconisme fort éloquent. Aussi nen veulent-ils pas dautres. Les appartements des enfants sont de grands salons en enfilades, éclairés par le haut, avec une rangée de chambres de chaque côté. Cela rappelle, mais dans des proportions bien autrement grandioses, les salons et cabines des magnifiques steamboats américains. Chaque enfant occupe deux cabinets contigus, lun à coucher, lautre détude, et où sont placés, selon son âge et ses goûts, ses livres, ses outils ou ses jouets de prédilection. Des veilleurs de jour et de nuit, hommes et femmes, occupent des cabinets de vigilance on sont placés des lits de repos. Ces veilleurs contemplent avec sollicitude les mouvements et le sommeil de toutes ces jeunes pousses humaines, et pourvoient à tous leurs désirs, à tous leurs besoins. Cette garde, du reste, est une garde toute volontaire que montent et que descendent librement ceux qui ont le plus le sentiment de la paternité ou de la maternité. Ce nest pas une corvée commandée par la discipline et le règlement, il ny a dans lHumanisphère dautre règle et dautre discipline que la volonté de chacun ; cest un élan tout spontané, comme le coup doeil dune mère au chevet de son enfant. Cest à qui leur témoignera le plus damour, à ces chers petits êtres, à qui jouira le plus de leurs enfantines caresses. Aussi ces enfants sont-ils tous de charmants enfants. La mutualité est leur humaine éducatrice. Cest elle qui leur enseigne léchange des doux procédés, elle qui en fait des émules de propreté, de bonté, de gentillesse, elle qui exerce leurs aptitudes physiques et morales, elle qui développe en eux les appétits du coeur, les appétits du cerveau ; elle qui les guide aux jeux et à létude ; elle enfin qui leur apprend à cueillir les roses de linstruction et de léducation sans ségratigner aux épines. Les caresses, voilà tout ce que chacun recherche, lenfant comme lhomme, lhomme comme le vieillard. Les caresses de la science ne sobtiennent pas sans travail du front, sans dépense dintelligence, et les caresses de lamour sans travail du coeur, sans dépense de sentiment. Lhomme-enfant est un diamant brut. Son frottement avec ses semblables le polit, il le taille et le forme en joyau social. Cest, à tous les âges, un caillou dont la société est la meule et dont légoïsme individuel est le lapidaire. Plus il est en contact avec les autres et plus il en reçoit dimpressions qui multiplient à son front comme à son coeur les passionnelles facettes, doù jaillissent les étincelles du sentiment et de lintelligence. Le Diamant naît emmailloté dune croûte opaque et rude. Il ne devient réellement pierre précieuse, il ne se montre diaphane, il ne brille à la lumière que débarrassé de cette âpre croûte. Lhomme est comme la pierre précieuse, il ne passe à létat de brillant quaprès avoir usé, sur tous les sens et par tous ses sens, sa croûte dignorance, son âpre et immonde virginité. Dans lHumanisphère les tous jeunes enfants apprennent à sourire à qui leur sourit, à embrasser qui les embrasse, à aimer qui les aime. Sils sont maussades pour qui est aimable envers eux, bientôt la privation des baisers leur apprendra quon nest pas maussade impunément, et rappellera lamabilité sur leurs lèvres. Le sentiment de la réciprocité se grave ainsi dans leurs petits cerveaux. Les adultes apprennent entre eux à devenir humainement et socialement des hommes. Si lun deux veut abuser de sa force envers un autre, il a aussitôt tous les joueurs contre lui, il est mis au ban de lopinion juvénile, et le délaissement de ses camarades est une punition bien plus terrible et bien plus efficace que ne le serait la réprimande officielle dun pédagogue. Dans les études scientifiques et professionnelles, sil en est un dont lignorance relative fasse ombre au milieu des écoliers de son âge, cest pour lui un bonnet dâne bien plus lourd à porter que ne le serait la perruque de papier infligée par un jésuite de lUniversité ou un universitaire du Sacré Collège. Aussi a-t-il hâte de se réhabiliter, et sefforce-t-il de reprendre sa place au niveau des autres. Dans lenseignement autoritaire, le martinet et le pensum peuvent bien meurtrir le corps et le cerveau des élèves, dégrader loeuvre de la nature humaine, faire acte de vandalisme ; ils ne sauraient modeler des hommes originaux, types de grâce et de force, dintelligence et damour. Il faut pour cela linspiration de cette grande artiste qui sappelle la Liberté. Les adultes occupent presque toujours leur logement durant la nuit. Cependant il arrive, mais rarement, si lun deux, par exemple, passe la soirée chez sa mère et sy attarde, quil y demeure jusquau lendemain matin. Les appartements des grandes personnes étant composés, comme lon sait, de deux chambres à coucher, libre, à eux de se le partager, si cest à la convenance de la mère et de lenfant. Ceci est lexception, la coutume générale est de se séparer à lheure du sommeil : la mère reste en possession de son appartement, lenfant retourne coucher à son dortoir. Dans ces dortoirs au surplus, les enfants ne sont pas plus tenus que les grandes personnes de conserver toujours le même compartiment; ils en changent au gré de leur volonté. Il ny a pas non plus de places spéciales pour les garçons ou pour les filles ; chacun fait son nid où il veut : seules les attractions en décident. Les plus jeunes se casent généralement pêle-mêle. Les plus âgés, ceux qui approchent de la puberté, se groupent généralement par sexes ; un admirable instinct de pudeur les éloigne pendant la nuit lun de lautre. Nulle inquisition, du reste, ninspecte leur sommeil. Les veilleurs nont rien à faire là, les enfants étant assez grands pour se servir eux-mêmes. Ceux-ci trouvent, sans sortir de leur demeure, leau, le feu, la lumière, les sirops et les essences dont ils peuvent avoir besoin. Le jour, filles et garçons se retrouvent ou aux champs ou dans les salles détude ou dans les ateliers ; réunis et stimulés au travail par ces exercices en commun, et y prenant part sans distinction de sexe et sans fixité régulière dans leurs places ; nagissant toujours que selon leurs caprices. Quant à ces logements, je nai pas besoin dajouter que rien ny manque, ni le confortable, ni lélégance. Ils sont décorés et meublés avec opulence mais avec simplicité. Le bois de noyer, le bois de chêne, le marbre, la toile cirée, les nattes de joncs, les toiles perses, les toiles écrues rayées, couleur sur couleur, ou coutils de nuances douces, les peintures à lhuile et les tentures de papier verni en forment lameublement et la décoration. Tous les accessoires sont en porcelaine, en terre cuite, en grès, en étain et quelques-uns en argent. Pour les enfants les plus jeunes, la grande salle est sablée comme un manège et sert darène à leurs vacillantes évolutions. Tout autour est un gros et large bourrelet en maroquin, rembourré et encadré dans des montures en bois verni. Cest ce qui tient lieu de lambris. Au-dessus du lambris, dans des panneaux divisés par compartiments, sont des fresques représentant les scènes jugées les plus capables déveiller limagination des enfants. Le plafond est en cristal et en fer. Le jour vient du haut. Il y a, de plus, des ouvertures ménagées sur les côtés. Pendant la nuit, des candélabres et des lustres y répandent leur lumière. Chez les plus âgés, le plancher est recouvert de toile cirée, de nattes ou de tapis. La décoration des parois est appropriée à leur intelligence. Des tables, placées au milieu des diverses salles, sont chargées dalbums et de livres pour tous les âges et pour tous les goûts, de boites de jeux et de nécessaires doutils ; enfin dune multitude de jouets servant détudes et détudes servant de jouets. De nos jours encore, foule de gens, de ceux-là même qui sont partisans de larges réformes, inclinent à penser que rien ne peut sobtenir que par lautorité, tandis que le contraire seul est vrai. Cest lautorité qui fait obstacle à tout. Le progrès dans les idées ne simpose pas par des décrets, il résulte de lenseignement libre et spontané des hommes et des choses. Linstruction obligatoire est un contresens. Qui dit instruction dit liberté. Qui dit obligation dit servitude. Les politiques ou les jésuites peuvent vouloir imposer linstruction, cest affaire à eux, car linstruction autoritaire, cest labêtissement obligatoire. Mais les socialistes ne peuvent vouloir que létude et lenseignement anarchistes, la liberté de linstruction, afin davoir linstruction de la liberté. Lignorance est ce quil y a de plus antipathique à la nature humaine. Lhomme, à tous les moments de la vie, et surtout lenfant, ne demande pas mieux que dapprendre ; il y est sollicité par toutes ses aspirations. Mais la société civilisée, comme la société barbare, comme la société sauvage, loin de lui faciliter le développement de ses aptitudes ne sait que singénier à les comprimer. La manifestation de ses facultés lui est imputée à crime, enfant, par lautorité paternelle ; homme, par lautorité gouvernementale. Privés des soins éclairés, du baiser vivifiant de la Liberté (qui en eût fait une race de belles et fortes intelligences) lenfant comme lhomme croupissent dans leur ignorance originelle, se vautrent dans la fiente des préjugés, et, nains par le bras, le coeur et le cerveau, produisent et perpétuent, de génération en génération, cette uniformité de crétins difformes qui nont de lêtre humain que le nom. Lenfant est le singe de lhomme, mais le singe perfectible. Il reproduit tout ce quil voit faire, mais plus ou moins servilement, selon que lintelligence de lhomme est plus ou moins servile, plus ou moins en enfance. Les angles les plus saillants du masque viril, voilà ce qui frappe tout dabord son entendement. Que lenfant naisse chez un peuple de guerriers, et il jouera au soldat ; il aimera les casques de papier, les canons de bois, les pétards et les tambours. Que ce soit chez un peuple de navigateurs, et il jouera au marin ; il fera des bateaux avec des coquilles de noix et les fera aller sur leau. Chez un peuple dagriculteurs, il jouera au petit jardin, il samusera avec des bêches, des râteaux, des brouettes. Sil a sous les yeux un chemin de fer, il voudra une petite locomotive ; des outils de menuisier, sil est près dun atelier de menuiserie. Enfin, il imitera, avec une égale ardeur, tous les vices comme toutes les vertus dont la société lui donnera le spectacle. Il prendra lhabitude de la brutalité, sil est avec des brutes ; de lurbanité sil est avec des gens polis. Il sera boxeur avec John Bull, il poussera des hurlements sauvages avec Jonathan. Il sera musicien en Italie, danseur en Espagne. Il grimacera et gambadera à tous les unissons, marqué au front et dans ses mouvements du sceau de la vie industrielle, artistique ou scientifique, sil vit avec des travailleurs de lindustrie, de lart ou de la science : ou bien, empreint dun cachet de dévergondage et de désoeuvrement, sil nest en contact quavec les oisifs et les parasites. La société agit sur lenfant et lenfant réagit ensuite sur la société. Ils se meuvent solidairement et non à lexclusion lun de lautre. Cest donc à tort que lon a dit que, pour réformer la société, il fallait dabord commencer par réformer lenfance. Toutes les réformes doivent marcher de pair. |