La Révolution reniée par les révolutionnaires

Depuis Judas qui baisa Jésus et le trahit, et Pierre qui le renia et en hérita, combien n’ont pas trahi ou renié l'Idée dont ils se disaient les disciples ?

Le christianisme n’est plus ; le socialisme lui a succédé. La révolution sociale a remplacé la révolution religieuse. Combien aussi ne l’ont pas vendue ou conspuée en l’embrassant ! les uns par trahison, comme Judas, et pour en être payé[s] argent comptant contre livraison ; les autres, comme Pierre, par peur de se compromettre, et dans l’espoir d’en hériter, d’en devenir les papes.

"Honte à moi,—dit Proudhon,—si mon cœr pouvait concevoir une pensée que ma bouche n’osât produire !" Eh ! bien, moi non plus je ne puis taire aux autres ce qui parle en moi ; je ne sais rien garder sur le cœr ; tout ce qui lui est indigeste me produit des aigreurs. Tant pis alors pour les amis comme pour les ennemis. Au surplus, comme dit la tradition : "Croyez-vous que je sois venu pour apporter la paix ? Non, je vous assure, mais bien au contraire la division..." Je suis venu pour mettre le feu sur la terre, et qu’est-ce que je désire, sinon qu’il s’allume ?

J’ai à tenir la promesse que j’ai faite de critiquer quelques passages de la Lettre au Jury, commise par Félix Pyat de complicité avec la Commune.

Je suis de ceux qui, dans le passé, ont toujours eu de la sympathie pour Félix Pyat ; il me plaisait et me plait toujours, comme littérateur. Sur la foi de son auréole populaire, j’avais cru qu’il avait des principes, qu’il n’écrivait que pour exprimer des convictions. Je ne sais si, en relisant ses ouvrages, je penserais toujours ainsi ; peut-être bien, après tout, est-ce moi qui ai changé et lui qui est resté le même. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après lecture de sa Lettre au Parlement, je n’ai pu retenir un hélas ! et que sa Lettre au jury m’a fait crier holà !

Que signifie d’abord cette glorification de la justice Divine, représentée sur la terre d’Angleterre par MM. du jury, orgueil du peuple, envie et modèle de tous ceux qui veulent une vraie justice, le seul tribunal au monde avec celui de Dieu ?... Comment ! c’est vous qui reconnaissez à douze exploiteurs, ces monarques de bas étage, le noble privilège de prononcer solennellement, définitivement sur les tyrannicides et sur les tyrans. Vous vous inclinez respectueusement devant leur sentence que vous préjugez en votre faveur, ce qui n’est pas prouvé du tout. Et vous vous appelez un révolutionnaire, un socialiste ? Vous affichez des croyance en Dieu, le maître suprême, et vous vous dites homme de progrès. Dieu ! le jury ! la justice bourgeoise et divine ! En vérité, je ne vous comprends pas. Si encore vous y croyiez ? Mais non. Je vous fais l’honneur à la fois et l’injure de penser que vous n’y croyiez pas. Vous n’êtes pas si niais. Qu’êtes vous donc ? Prenez garde ! Vous voulez faire de la politique, c’est-à-dire de l’avocasserie, c’est-à-dire de l’escobarderie, et avec qui ? avec des marchands, des protestants plus jésuites que les catholiques. Et contre qui ? contre des gens mille fois plus roués que vous, et qui ont fait sur la chose des études spéciales, les Fialin, les Veuillot. Et au nom de qui encore ? au nom de la Révolution, l’inflexible ligne droite, la réfractaire à toutes les courbes. Ah ! respectez-la, ne l’insultez pas ! La Révolution n’est pas femme à mendier sa place au soleil, à se traîner sur les genoux, et à implorer la compassion des bourgeois les plus infâmes que la terre ait portés, les bourgeois anglais, ces dignes fils de Malthus ! Certainement, citoyen Pyat, vous rougiriez de commettre envers Bonaparte, et pour obtenir le séjour en France, la millième partie des palinodies que vous avez dédiées à la Bourgeoisie anglaise en faveur de l’hospitalité britannique ; comment se fait-il donc que vous, qui ne manquez pas de cœr, vous ayez consenti à jouer cette ridicule et indigne comédie ? "Qui trompe-t-on ici", ou qui espère-t-on tromper ?

Voulez-vous que je vous dise ma pensée ? Sciemment ou non, vous posez en futur gouvernement provisoire. Vous voulez vous rendre possible. Vous ne songez pas assez à la révolution sociale, et vous rêvez trop à une révolution de palais, à un nouveau 24 février, avec les clés du Paradis, c’est-à-dire de l’Hôtel-de-Ville. Comme Pierre, vous reniez le Christ, mais comme lui il n’est pas sûr que vous héritiez de ses dépouilles. Si le peuple a brisé l’idole Ledru, croyez bien que ce n’est pas pour la remplacer par le pape Pyat et les cardinaux de la Commune. Si le peuple de France, le peuple de Paris subi avec tant de longanimité Bonaparte, c’est qu’il ne veut ni de vous, ni des autres ; c’est parce qu’il élabore en ses mansardes un décret de proscription contre tous les tyrans petits et grands, passés et futurs ; c’est parce qu’il veut les envoyer tous ensemble aux gémonies. Le peuple de Paris a horreur des prétendants,—les prétendants démocratiques tout comme les prétendants monarchiques ; il a la prétention de se gouverner bientôt lui-même, et le plus anarchiquement possible. S’il a voté pour le défenseur d’Orsini, ce n’est pas par adoration pour Orsini, pas plus que pour son défenseur. C’était par esprit de sédition, comme à une autre époque il a voté pour Bonaparte, par opposition à Cavaignac ; ce n’est pas amour de l’un, c’est haine de l’autre. Il a salué dans le défenseur et dans le supplicié la tyrannicidité, l’acte, et non pas le tyrannicide, l’homme. Car cet homme, dont vous faites un héros, a été d’une lâcheté notoire. Aussi, voyez-vous, toutes vos paroles et toutes les manifestations en son honneur me révoltent. Je ne suis pas homme de parti, je suis homme de principe ; je ne suis pas homme de caste, de nation, je suis homme du globe, de l’humanité. Je ne sais pas voir blanc ici et noir là ce qui est la même couleur ; ni celer la vérité, j’ai désappris à mentir. Je ne fais pas des phrases pour des phrases, de l’art pour de l’art. Je ne saurais pas écrire une ligne contre ma pensée ; mais aussi je ne saurais empêcher ma parole de jaillir, comme une pierre sous la fronde, à la pression de ma pensée. Italiens ou Français, proscrits ou non proscrits, là où s’étale l’erreur ou l’imposture, là est le but où il me faut frapper. — "Fais ce que dois, advienne que pourra !" Je ne connais ni étrangers, ni compatriotes, ni affiliés, ni profanes, je ne suis solidaire qu’avec l’idée ; je ne suis pas l’homme des hommes, je suis l’homme de la Révolution. Et vous l’avez dit : Révolution oblige !

Celui qui s’aventure dans la lutte, et qui faiblit en face du danger, celui-là n’est pas un homme, il n’a pas conscience de sa dignité, pas plus qu’il n’avait conscience de l’action dans laquelle il s’était engagé. Il n’est pas à offrir en exemple, il est à désigner au mépris. Il n’est pas de ce vieux tuf romain, de ce marbre dont furent taillés les Brutus et les Scevola ; il est de cette terre glaise dont se servent les Dantans pour modeler des charges. Voyons, dites ? Orsini a-t-il, oui ou non, perdu la tête à la première égratignure ? N’a-t-il pas déserté son poste, en face de l’ennemi, avec armes et bagages, avec grenade en poche, pour aller couardement se faire panser ? Plus tard, dans l’instruction, n’a-t-il pas dénoncé,—oui, dénoncé, vous entendez,—Pierri, son complice ? Enfin, n’est-il pas mort en crétin, comme un fidèle sujet du Pape, en confessant deux superstitions pour une, la Patrie et Dieu ; mort en se courbant au pied de l’échafaud sous les bénédictions miséricordieuses de l’homme de soutane, cet autre valet de guillotine ? O Bonaparte imperator, cette vie qu’il espérait de votre grâce, que ne la lui accordiez-vous ! Aviez-vous donc besoin, César stupide, de couronner d’un auréole de sang ce tronc qui n’en avait pas au cœr !

Orsini n’est pas un martyr humain, il n’avait rien de ce qui constitue l’homme social, ni l’idée, ni l’action. C’est une brute que les civilisés ont égorgée pour satisfaire aux appétits sanglants de leurs divinités, la violence et la peur. Dans les rangs de la Révolution on devrait avoir honte de célébrer avec pompes cette bourgeoise figure d’Orsini, surtout quand on a eu si peu d’ovations bruyantes pour le prolétaire Pianori, qui lui, cependant, a agi et est mort en homme.

Oui, sans doute, le tyrannicide est de droit. Oui, le sujet a le droit de tuer son empereur ou despote. Oui, Pianori, Orsini, Pierri avaient raison. Oui, il est bon de le proclamer. Mais, quand on dit la vérité, il faut la dire toute entière, ne pas faire de réserves mentales, il faut être logique sous peine de mensonge. Ces jurés à qui vous donnez de l’encensoir par la figure, cette bourgeoisie biblique que vous flagornez, il fallait lui dire, en entrant carrément dans la question : « Oui, aussi, le prolétaire a le droit de tuer son patron ; oui, tous les moyens sont bons et légitimes pour se débarrasser de l’exploiteur, ce tyran vulgaire. Oui, la femme a le droit de tuer le mari qui lui impose ses baisers,—la prostitution. Oui, l’enfant a le droit de tuer son maître d’école, cet ignorantin qui lui impose la férule et la retenue, la soumission. Oui, tout homme, de n’importe quel âge ou quel sexe, a le droit de détruire tout ce qui l’opprime, empereur, mari, éducateur, patron, le soldat qui le fusille comme le magistrat qui l’encellule, le boutiquier qui falsifie les aliments de son corps, comme le prêtre qui empoisonne son esprit, tous les rongeurs enfin, tous ses dévorateurs, tous ses prostituteurs, quiconque le vole et l’assassine. Oui, le tyrannicide à tous les degrés, l’autoricide sous toutes les formes est pour tout déshérité de liberté un acte de légitime ou, mieux, de naturelle défense. Chacun, individuellement, a le droit de se faire justice. Et le jour où nous serons insurgés collectivement, ce ne sera pas par le tribunal et l’échafaud que nous ferons tomber la têtes des chefs et des maîtres, des empereurs et des patrons, c’est en les poursuivant la fourche aux reins comme des chiens enragés ; car ce ne sont pas des hommes utiles, ce ne sont pas même des animaux inoffensifs, ce sont des bêtes dangereuses. Nous ne sommes pas des civilisés, nous ; nous ne voulons ni bagnes ni guillotines, pas même pour un jour, pas même pour une heure. Nous ne sommes pas des juges, ni faux-juges, ni francs-juges ; nous nions le droit légal, la hiérarchie, la discipline ; nous sommes des travailleurs pour qui le travail n’est pas la liberté, et qui voulons être libres. Nous n’avons pas à les juger, ces monstres à face humaine, ils le sont ! Aussi, nous ne les tribunalerons pas, nous les exterminerons. Et, l’obstacle abattu, nous passerons outre, nous proclamerons la solidarité des producteurs entre eux ; nous organiserons la république anarchique et sociale."

Voilà ce qu’il fallait ajouter. Mais vous n’oseriez pas tenir ce langage. Vous aimez mieux affirmer une coterie que la révolution, avancer d’une heure l’avènement des hommes au pouvoir que d’avancer d’un siècle l’avènement de l’humanité à la régénération sociale. A la lecture de cet article, vous et vos amis, peut-être bien, je[t]terez de hauts cris ; vous vous draperez en prudes dans la vieille morale ; vous exalterez de nouveau le chauvinisme et la civilisation, la nationalité et la politique. Vous vouerez la tête de Bonaparte à la guillotine et au bourreau ; mais, propageant d’absurdes préjugés, vous exposerez au mépris de l’imbéci[l]ité publique les hommes assez fous, assez dénaturés, assez parricides, comme vous dites, pour ne pas trouver mauvais qu’on marche à l’invasion de son pays, ou natal ou hospitalier, avec la coalition des nativités étrangères, les alliées de la Liberté, les intéressés de toutes les nations, quand ce pays est le repaire du despotisme. L’invasion... l’étranger... et c’est un socialiste, un citoyen de la République universelle qui parle ainsi ! A-t-il donc le cerveau détraqué ? Mais, proscrit que vous êtes, les émigrés vous valaient cent fois : ils avaient un principe, eux du moins — un mauvais, j’en conviens — mais ils en avaient un : et vous n’en avez pas ; ils étaient logiques et vous ne l’êtes pas. Vous allez (Lettre au Parlement) jusqu’à reprocher à Morny, ce fils de la débauche, ou peut-être bien même de l’amour, d’être un bâtard. Un bâtard ! un enfant naturel, et non pas... artificiel ; voyez donc comme ça sonne bien dans la bouche d’un ennemi de la Légitimité , d’un révolutionnaire.

Croyez-moi, citoyen Pyat, vous avez fait là une mauvaise œvre ; elle ne fait honneur ni à votre dignité comme homme, ni à votre jugement comme penseur ; c’est une chute. Je vous crois, malgré tout, dans la tête et dans le cœr, assez de sève pour vous relever. Et je le souhaite, parce que j’avais, et je suis encore disposé à avoir de la sympathie pour vous. Laissez aux Jésuites le rôles de jésuites ; n’attaquez pas César par des procédés qui sont les siens. Le rôle d’un révolutionnaire n’est pas de renier la Révolution, mais de la confesser dans toute sa plénitude. Si vous êtes vraiment pour elle, si vous avez la science, si seulement vous avez le sentiment, si vous êtes un cœr et une intelligence, ne tergiversez pas ainsi, soyez inflexible dans les principes, n’ayez pas peur d’être logique : osez !

Comme il y a dix-huit cents ans, il faut scinder le monde en deux parts et il faut que l’une des deux parts dévore l’autre, par le fer comme par l’idée —par l’idée surtout. Hors de là, point d’unité ! D’un côté les civilisés, les scribes, les pharisiens, les césars, les riches, tous les réacteurs. De l’autre, les socialistes, les anarchistes, les pauvres, tous les révolutionnaires. C’est la grande lutte de la Liberté contre l’Autorité. Que ce mouvement fasse avorter les conspirailleries à huis-clos des politiques, qu’il nuise même pour quelques instants au renversement du Jupiter impérial, peu importe, si cela avance l’heure de la révolution sociale. Quand, à l’aide de la politique, nous aurions détrôné, tué ou chassé Bonaparte de son olympe et tous les demi-dieux qui portent sa livrée, en serions-nous beaucoup plus avancés ? Il ne manquerait pas d’autres democ-dieux pour prendre leurs places. Ce ne sont pas simplement les dieux d’aujourd’hui plutôt que les dieux de demain qu’il faut démolir, c’est l’olympe ! Sans quoi l’olympe demain s’appellera paradis, et Jupiter Jehova. Et la pauvre humanité mystifiée sera encore sous le patronage d’une nuée de saints. Elle n’aura fait que changer de maîtres.

Il y a dix-huit cents ans, le christianisme vainqueur de la persécution s’est suicidé de ses mains, en se couronnant de ses apôtres ; il s’est anéanti dans le catholicisme. Révolutionnaires d’aujourd’hui, prenons garde que des papautés d’un autre genre ne détournent le socialisme de sa vraie voie, ne le fassent pactiser avec les vieilles idées, et, au jour de sa victoire, n’inaugure en son nom que le triomphe des exploiteurs de peuple et des exploiteurs de prolétaires, le bourgeoisisme et le gouvernementalisme.

—"La défiance est mère de sûreté."

Jésus, défie-toi de Judas ; chrétiens, défiez-vous de Pierre ; et vous, socialistes, mes frères, défiez-vous des papes en herbe, défiez-vous des révolutionnaires qui renient la Révolution ; défiez-vous de ceux qui la trahissent en la baisant.

Le disciple qui trahit Jésus n’est pas son disciple, il est Judas ; l’apôtre qui renie le Christ n’est pas son apôtre, il est saint Pierre ; le socialiste, le révolutionnaire qui conspire en politiquant, n’est pas un révolutionnaire, un socialiste, il est un conservateur de l’ordre de choses actuelles ; en faisant de la politique, il la perpétue.

Ce n’est pas en voilant la lumière qu’on la répand.

La lumière qui se cache n’est pas la lumière, elle est l’obscurité.

Et ce n’est pas l’obscurité qui produit les révolutions sociales, c’est la lumière.

Et il ne suffit pas que la lumière soit, il faut encore qu’elle rayonne.

L’Humanité n’a pas besoin de visière sur sa vue ; la lumière n’a pas besoin d’abat-jour sur sa flamme : il est trop facile de transformer la visière en bandeau, l’abat-jour en éteignoir.

L’Humanité n’est pas de la nature des hiboux, mais de celle des aigles. Elle n’est point faite pour clignoter éternellement de l’idée, comme des yeux devant les hautes et sociales clartés, pour loucher à l’appel des rampantes et politiques ténèbres ; mais, bien au contraire, pour regarder la vérité, la lumière en face, paupière levée et à prunelle nue !


 

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