La République comme la voulaient nos pères Un jour, à Londres, dans une assemblée de proscrits où javais été insulté par le président, la majorité voulait que ce fut moi qui fisse des excuses. Comme bien lon pense, ce nétait pas mon avis. Au milieu du tumulte, un ancien agent de police (observez quil y a agent de police et agent de police ; celui-ci nétait pas un sergent-de-ville en retraite, cétait un gardien-de-Paris licencié ; il y [a] des gens qui, pour telle chose, trouvent tel nom plus honorable que tel autre ; moi javoue ne rien comprendre à ces subtiles distinctions) : donc, cet ex-officier me menaçant du poing dassommeur adapté à une stature colossale, sapprocha de moi, qui me tenait debout et les bras croisés sur un banc, et, me toisant de haut en bas, il mapostropha ainsi de sa voix de fausset : Mais doù sort-il donc, celui-là ? "Pas de la Préfecture apparemment, citoyen préfet ?" Lagent major comprit ou ne comprit pas, mais il rengaina son poing et tourna les talons. Dernièrement, à New-York, lors du 5e numéro du Libertaire, où jannonçais devoir critiquer la Lettre au Jury et le banquet du 22 septembre, quelquun, quon ne ma pas nommé, répétait à peu près la même phrase : Mais que veut-il donc, celui-là ? Ce quil veut, eh ? apparemment, ce nest pas la République comme la voulaient nos pères, mais bien plutôt la République comme la voudront nos fils. Cest bien simple, comme vous voyez, et voilà toute la chose. Ce banquet du 22 septembre avait été prémédité par la partie bourgeoise de la Société internationale et accepté comme un célébration naturelle par la fraction révolutionnaire et socialiste. Lhabitude est une seconde nature ; et ces derniers navaient pas réfléchi à ceci : que le 22 septembre, loin dêtre une date révolutionnaire est une date réactionnaire, au contraire. Cest comme si, pour fêter la République de 48, on célébrait le 4 Mai, jour de sa proclamation officielle et légale, au lieu du 24 Février, jour de sa proclamation populaire et anarchique. Le 24 Février, cest le mouvement de progression, le 4 Mai, le mouvement de recul ; comme le 10 août est le mouvement en avant, le coup de bas dune monarchie de quatorze siècles ; et le 22 septembre le mouvement en arrière, la restauration de la monarchie sous un autre nom, sous celui de république. Le roi est mort !... vivent les représentants ! La bourgeoisie remplacera la noblesse. Il ny aura rien de changé, plèbe, il ny aura que des maîtres de plus ! Les hommes à esprit bourgeois voulaient donc donner à cet anniversaire le caractère exclusivement bourgeois, le caractère de neutralité sociale quil leur plairait dimposer à toutes les manifestations populaires en général et de la Société internationale en particulier. Aussi, avaient-ils annoncé, par un de leurs organes semi-officiels ou semi-officieux, quil sagissait de fêter "la République comme la voulaient nos pères." Et il faut lavouer cette fois, ils étaient dans la logique. Le choix de cette date était on ne peut mieux trouvé pour donner carrière aux orateurs bourgeois. Cependant le banquet eut lieu et aucun deux nosa y prendre la parole. Les seuls orateurs qui sy soient fait entendre en français, les citoyens Leseine et Dime, deux prolétaires, ont tous les deux exposé des tendances sociales et anti-gouvernementales. De plus, on avait, sinon en réalité, du moins en principe, aboli la présidence. A ce sujet, il sest produit un incident qui mérite dêtre mentionné. Un docteur allemand, qui a coutume de présider les réunions démocratiques, a élevé la voix pour protester contre cette exclusion de la présidence ; il ne comprenait pas quon pût se passer dun orateur dirigeant, dune autorité officielle. Supprimer ainsi sa spécialité, cétait porter atteinte à sa fonction ; et il y tenait, et il ne voulait pas abdiquer. Le citoyen Tuffer lui a répondu par quelques paroles chaleureuses et dignes. Ainsi, comme on le voit, la Bourgeoisie joue de malheur. La République comme la voulaient nos pères, on nen veut plus, mais plus du tout. En prendra-t-elle son parti ? Abdiquera-t-elle devant lopinion révolutionnaire ? Il ny a pas à y songer. Dans pareille république elle a sa spécialité, et, comme les coutumiers de la présidence, elle tient à sa fonction. La république comme la voulaient nos pères ! point nest besoin de la réclamer ; elle existe, ô politiques ; vous lavez, moins le nom. Au lieu du sobriquet de Badinguet, il ny a quà donner à Bonaparte celui de Robespierre, à intituler le Conseil des ministres Comité de salut public ; et, à laide de cette petite convention, vous pourrez vous croire en pleine république, la République comme la voulaient nos pères. Si ce nétait la crainte quon ne sen tienne pas là, et que vous ne fussiez débordés, vous pourriez même avoir le nom ; les plus bonapartistes, comme les plus orléanistes ou les plus légitimistes ne demanderaient pas mieux que de souscrire à une république qui leur octroierait le monopole des richesses, lexploitation du grand nombre comme devant ; loin de la repousser, ils lui feraient fête. La difficulté cest que le grand nombre ne veut plus être exploité, et quils le savent. Voilà pourquoi la République comme la voulaient nos pères est impossible aujourdhui, pourquoi elle est une utopie à rebrousse-poil ; pourquoi il ny a de possible que limpérialisme qui finit, et le socialisme qui commence. Faut de la république, mais la faut sociale. Et la république sociale cest le coup de grâce à lAutorité, cest le coup darchet de lAnarchie. A les voir tous ces vétérans du Passé, ces invalides de nos jours, au souvenir de lAUTRE, se boutonner dans leur uniforme dun autre temps, et répéter ce glorieux refrain : "Ah ! quon est fier dêtre révolutionnaire, quand on contemple... la république comme la voulaient nos pères !" A mon tour de mécrier : "Mais doù sortent-ils donc, ceux-là ? mais que veulent-ils donc, ceux-là ?" Pauvres Vieux de la VIELLE ! ! ! |