Le Mouvement Italien.

Prolétaires des Espagnes, il fallait que le Vautour-Autorité enfonçât plus avant son bec et le retournât dans vos entrailles saignantes, pour faire remonter, plus ardents, de vos cœurs à vos cerveaux, les sourds et implacables anathèmes, les colères sans pardon contre les dieux des nations, qu’ils s’appellent Jupiter ou Jéhova. Princes ou Tribuns, Prêtrise, Armée, Bourgeoisie. Il fallait,comme il le faudra pour toi aussi, Prométhée de l’Italie, que vos soulèvements partiels fussent écrasés, pour qu’au jour du grand mouvement révolutionnaire, au jour de l’universel effort des enchaînés du Caucase social, ne comptant plus sur des chefs tombés depuiss lors dans l’ombre du mépris, la foule des déshérités se levât dans sa force et dans sa souveraineté. Ce jour-là ce sera l’unité dans le triomphe, le premier l’an d’une ère nouvelle, ère de production sans limites et de consommation sans entraves, ère de liberté et de paix pour le genre humain, et qui porte pour nom de baptême l’Harmonie ; le “De profundis” enfin de cette ère d’esclave et de guerre, de misères injustes et de jouissances usurpées, appelées la Civilisation. Mais jusque-là, peuples, abreuvez-vous de désillusions et d’amertumes à l’égard des conducteurs en révolution ; ouvrez, ouvrez encore et encore vos yeux et vos esprits aux enseignements du Présent, aux méditations et aux clartés de l’Avenir ; amassez dans vos poitrines des attendrissements d’amour pour tout ce qui souffre avec vous et autour de vous, et des orages de haine pour tout ce qui s’engraisse et jouit de vos tourments, pour tout ce qui porte en soi le signe de l’Autorité.
      1856.                                                                   J. D.

Tout mouvement qui n’est que national, fût-il entrepris au nom de l’indépendance, n’est ni révolutionnaire, en principe, ni social. Et le mouvement italien n’a affiché jusqu’ici que des prétentions au patriotisme, c’est-à-dire à l’individualisme étroitement, bêtement égoïste. Des siècles d’abrutissement pèsent, comme un éteignoir de plomb, sur ce peuple, qui a bien su montrer une certaine audace animale, personnifiée par Garibaldi, l’audace du coq qui, du bec et de l’éperon, plume et se fait plumer dans de sanglants combats, mais rien, hélas ! de l’audace hominale qui lutte, par l’intelligence plus encore que par le glaive, pour la cause humanitaire, et qui, victorieuse ou vaincue, lui ouvre, plus vaste et plus infinie toujours, l’horizon incommensurable du progrès.

Ce n’est pas en jésuitant avec les jésuites, en écartant du débat les grandes questions vitales, les questions de révolution sociale, et en se bornant à une douteuse revendication d’émancipation politique, que les meneurs et les menés du mouvement italien aboutiront à une solution digne de tous les efforts et de tout le sang prodigués. Ce n’est pas en confiant à des moines la direction de bandes insurrectionnelles, en abritant les capucins sous l’égide dictatoriale, et en allant s’incliner hypocritement, lâchement devant la fiole de Saint Janvier, au lieu de briser cette fiole sur le crâne du prêtre assez ignoble et assez infâme pour exploiter ainsi la stupidité publique ; ce n’est pas en répudiant et en proscrivant tout ce qui a une teint, je ne dirai pas socialiste, mais même républicaine ; en proférant des paroles d’idolâtrie pour une tête royale (emblême du libéralisme bourgeois) et de respect imbécile pour une tiare spirituelle, talisman de l’universelle oppression des intelligences ; ce n’est pas en mutilant une révolution à son début dans la vie militante, en en faisant une sorte de castrat, qu’on la rendra puissante et féconde, capable enfin de régénérer l’Italie, et de la faire l’égale des nations qui portent haut le front et le cœur dans les péripéties du grand drame humanitaire.

L’unité à tout prix ! ont dit les oracles de l’Italie, ses patriotes surannés. Et, à tout prix, et malgré les lâches concessions, l’unité ne se fait même pas, ou, si elle se fait quelque peu, c’est sur le terrain de la servitude et non de la liberté. Rome, son cœur, Venise, son sein droit, gémissent sous le poids des baïonnettes étrangères ; la soldatesque française et la soldatesque autrichienne meurtrissent et souillent de leurs attouchements ses deux mamelles. L’armée insurrectionnelle, virile par le sentiment, juvénile par l’intelligence, n’existe plus que de nom. Garibaldi, ce Mazaniello moderne, s’il faut en croire les télégram[m]es, la livre avec les deux Siciles à la couronne d’Emmanuel. L’Antonelli de Turin, le jésuite Cavour, ce sujet de Rome papale et ce compère du jésuite et empereur Bonaparte, va régner au nom du Roi-Soldat et gouverner au nom du Roi-Pontife sur la péninsule. Il est vrai que, pour arriver à ce bienheureux résultat, qui pourrait bien n’être qu’un désastre, on a dû (de connivence secrète avec le Saint-Siège) faire entrer les troupes sardes dans les Romagnes et l’Ombrie, avoir l’air de combattre, au nom de la liberté, le ramassis de catholiques commandés par l’Africain Lamoricière, quand, en réalité, on n’allait, sous ce prétexte, que barrer, au nom de l’autorité, le passage aux volontaires, et couvrir Rome menacée par les nouveaux barbares. Mais, en supposant même que l’armée insurrectionnelle se débande après le suicide moral de son chef et se soumette un moment au sceptre du roi constitutionnel, croit-on pour cela avoir vaincu le mouvement et tranché la question d’une manière définitive ? Agir au nom du mal, au nom de la révolution contre la révolution, est un de ces remèdes d’empiriques qui tuent plus de malades, plus de réactions, qu’ils n’en sauvent ; loin d’extirper le virus révolutionnaire, on le généralise ainsi, on le rend incurable. Avec des chefs de la trempe de Garibaldi, le mouvement italien n’eût rien osé de sérieux ; il était nécessaire qu’un Cavour quelconque se mît de la partie pour le comprimer, et, par conséquent, lui donner la force de densité qui lui manquait. Avant peu, et en dépit du baiser Lamourette actuel, les Italiens, suffisamment trahis et instruits, reprendront les hostilités, et, cette fois, contre le roi galant-homme lui-même et contre le gouvernement spirituel comme temporel des fils de Loyola et des fils de Malthus, des libéraux et des jésuites. Rome est sauve peut-être pour l’instant ; l’on a remis à six mois l’échéance de sa reddition. Mais, avant les six mois expirés, de politique et nationale qu’elle était, la révolution sera devenue démocratique et sociale.

Mieux vaudrait pour vous, messieurs de l’Inquisition et de la Constitution, messieurs de la Réaction, une franche défaite qu’une aussi maladroite victoire. C’est ce qui peut s’appeler “jouer à qui perd gagne.”



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