LE COMMENT.

 

Dans son dernier numéro, le Libertaire, murmurant comme un grognard de l’armée de Russie, faisait appel aux socialistes de New-York pour le relever de son poste et lui donner un successeur moins [rhumatisme].

Les ouvriers compositeurs de l’imprimerie Mas & Ce prirent [texte] de l’article encore inédit pour me remettre, avant l’impression du numéro, un communiqué annonçant l’apparition prochaine d’un journal intitulé le Revendicateur. Revendicateur de quoi ? c’est ce qui reste un problème pour moi comme pour le public, le spécimen n’ayant pas encore paru, bien que certains lecteurs du Libertaire aient répondu à l’appel de fonds contenu dans le communiqué. Contrairement à ce qui m’avait été promis, les rédacteurs de ce communiqué l’ont laissé mettre sous presse sans y apposer leurs signatures. Je n’ai pas trouvé le procédé très-loyal, et, naturellement, il m’est venu à la pensée que ces messieurs pourraient bien n’être que les épaules derrières lesquels se cachait la main des Révérends Pères Jésuites ; ce qui m’a fait dire qu’on semblait plutôt vouloir agir en croque-mort qu’en continuateur du Libertaire. D’autant plus que, par une erreur que M. Mas m’a assuré être toute involontaire, l’adresse des correspondants européens était supprimée en tête du journal, dans ce même numéro où je n’assurais pas, il est vrai, qu’il reparaîtrait, mais où je n’assurais pas davantage qu’il ne reparaîtrait plus.

Quoiqu’il en soit, on peut chercher à enterrer le Libertaire (les Jésuites ont bien déjà tenté pire indirectement), détourner de son chemin quelques piastres destinées à alimenter la publication de l’idée qu’il représente : le Libertaire ne s’émeut pas pour si peu : il a l’âme chevillée au corps. Aussi, qu’une mouche vienne à le piquer sous le suaire qu’on lui aura tissé, qu’une pensée un peu révolutionnaire vienne à chatouiller sa cervelle, et aussitôt le voilà sur ses jambes, tirant à mille exemplaires, après comme avant l’oraison funèbre : il en est quitte pour dater le numéro nouveau d’outre-tombe. — Ainsi donc, il est bien entendu que le Libertaire continuera sa publication vagabonde, mourant et ressuscitant parfois comme Lazare, jusqu’à ce qu’il perde tout à fait le souffle ou qu’un organe sérieusement socialiste, de rédaction collective ou individuelle, se mette à l’œuvre pour le remplacer.

Au surplus, était-il bien raisonnable à moi de dire, dans le Pourquoi antérieur à ce Comment, que j’avais bien le droit “d’avoir mon quart d’heure de découragement, de me sentir honteux et confus d’écrire dans un siècle et pour des générations comme les nôtres ?” — Découragé ?.... parce que le progrès marche trop lentement selon mes désirs ? Est-ce donc en me décourageant qu’il ira plus vite ? — Et si je dois être honteux et confus dans un siècle comme le nôtre, n’est-ce pas bien plutôt de me taire que de parler ? Et qui donc m’a donné les idées que je possède, si ce n’est la masse qui seule peut les produire ? Que suis-je en face des générations actuelles, sinon le moucheron du coche ? Et j’aurais la prétention de priver le coche de mon bourdonnement ?... O vanité des vanités ! — Avec ou sans moi, le char du Progrès marche, emportant l’Humanité vers la société nouvelle.

Qui l’aime le suive !


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