UNE PAGE D'HISTOIRE DE LA CIVILISATION.

 

Puisque les révolutionnaires socialistes sont sans cesse représentés comme des hommes de désordres, voulant bouleverser la société sans utilité aucune, voyons un peu ce qu’elle est, cette société si parfaite, qui se déclare inviolable et inattaquable dans ses qualités ; voyons un peu à quel prix elle s’est établie sur le globe, et les moyens qu’elle a employés pour y arriver.

Afin de ne pas être taxé d’exagération, ni accusé de mensonge, nous puiserons les chiffres dans une revue qui se publie mensuellement à la Nouvelle-Orléans par des esclavagistes qui affirment la nécessité de maintenir la race noire en esclavage, pour le bonheur de l’humanité. On verra quelle hécatombe la civilisation a faite des populations qui couvraient le globe ces derniers siècles. Chaque fois qu’elle est entrée en contact avec des habitants vivant à l’état sauvage, comme un mauvais air épidémique elle a produit les plus grands ravages parmi eux, soit en réduisant ces nouveaux peuples à la servitude, si leur nature était d’être bons, doux et humains, comme les habitants de l’Amérique du Sud ou des Indes Orientales, ou les massacrant, s’ils étaient d’une nature fière et indépendante comme ceux qui habitaient l’Amérique du Nord.

Aussitôt que le pape Alexandre VI connut la découverte du Nouveau Monde qui venait d’être faite par Christophe Colomb, il rendit une bulle par laquelle il reconnaissait à Ferdinand et à Isabelle la possession de ce nouveau continent, pourvu qu’après l’avoir conquis ils y envoyassent des missionnaires y prêcher et établir le catholicisme. Les moyens qui furent employés pour convertir ceux que l’on appelait idolâtres au culte du Dieu clément et miséricordieux furent on ne peut plus doux et humains, puisque, durant les cinquante premières années qui suivirent la découverte, plus de trois millions d’habitants furent massacrés par les Espagnols, pour la plus grande gloire de Dieu et le bénéfice de la civilisation. Suivant Las Casas, auteur espagnol, le nombre total des Indiens qui furent massacrés par les Espagnols est évalué de douze à quinze millions.

Au Brésil, dans ce vaste empire, c’est à peine s’il existe encore dix mille Indiens ; et encore — dit un voyageur, M. Wallace — on serait fort embarrassé de trouver parmi ceux-ci cette qualité d’homme libre qui existait chez eux autrefois. Où sont ces tribus des Guaranis et des Eupimondas qui habitaient les riantes vallées du Rio Janeiro et tout le Minas Geraes ? Elles sont entièrement disparues. Comme la race des Guanches des Iles Canaries, demandez aux Portugais ? ce sont eux qui les ont exterminés durant les treizième et le quatorzième siècle. Le 21 novembre 1620, le navire May Flower débarquait sur la côte de la Nouvelle Angleterre, au cap Cod, cent Puritains anglais. Proscrits de leur patrie, ils venaient chercher refuge sur cette terre, libre à l’époque. A peine débarqués, à la vue de quelques Indiens qui accouraient au-devant d’eux en leur criant : “Anglais, soyez les bienvenus !” ceux-ci les mirent en fuite en tirant plusieurs coups de fusil sur eux. Depuis cette époque, le fléau destructeur de la civilisation a moissonné à pas de géant sur cette race indienne dans l’Amérique du Nord, et ce que le fer ou le plomb n’a pu détruire, les maladies, le whisky et tous les vices que la civilisation traîne à sa suite l’ont [achevé] ; des seize millions d’Indiens qui habitaient, soit aux bords des grands fleuves, sur les lacs ou dans les immenses forêts des Etats-Unis, il n’en reste pas un demi-million qui sont relégués dans l’Ouest.

Des trois [milles] Hurons qui habitaient la Bas-Canada lorsque les Français s’y établirent, c’est en vain qu’on les chercherait aujourd’hui ; il n’en reste plus. Dans le Haut-Canada, les Ojibewas ont subi le même sort. Partout, dans la Nouvelle-Ecosse, au Nouveau-Brunswick, là où, il y a cinquante ans à peine, se dressait le wigwam des Indiens, se trouve aujourd’hui la race anglo-saxonne, qui envahit avec une rapidité effrayante ; de sorte qu’on peut prévoir le jour où les quelques Indiens qui s’y trouvent encore à l’état languissant, devront entièrement disparaître.

Au cap de Bonne-Espérance, qui pourrait évaluer les sommes immenses que le gouvernement britannique y a dépensé[es] pour s’y établir, et les milliers de Caffres qu’il a dû exterminer pour pouvoir s’y maintenir ? Voici un extrait des rapports du missionnaire Moffat :

“J’ai trouvé ces régions dans lesquelles, d’après les témoignages des fermiers, des milliers d’habitants vivaient paisiblement du produit de leur gibier ; mais maintenant, hélas ! où sont-ils ?... Il serait difficile d’y rencontrer une famille ?”

Dans la Nouvelle-Zélande, quoique depuis peu colonisée, la dépopulation se fait sentir de plus en plus, à mesure que les civilisés approchent. Dans le Van Dienem’s Land, quelques années encore, et la race indigène aura entièrement disparu. Aux îles Sandwich, lorsqu’elles furent visitées par le navigateur Cook, en 1779, les natifs de ses îles parurent doués des meilleures qualités, nature bonne, douce et intelligente ; ils étaient environ quatre ou cinq cent mille. Depuis que la civilisation est entrée en rapport avec eux, il semblerait que la peste a ravagé ses îles. Suivant J. J. Jarvis, auteur d’une histoire des îles Sandwich, il n’en reste pas plus de soixante-cinq mille. A Taïti ou aux îles de la Société, que dire de ces chiffres : En 1777, d’après Cook, il y avait deux cent mille habitants ; en 1858, d’après un recensement, il en restait six mille !

Arrêtons-nous ici, et constatons que partout où la civilisation s’est répandue sur le globe, c’est toujours avec la croix ou la bible d’une main et le sabre ou le fusil de l’autre, marchant dans le sang et jonchant de cadavres la route par où elle a passé.

F. GIRARD.


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