JUIN 1848.

 

Deux meetings anarchistes ont célébré à New-York et à Londres l’anniversaire de ces grandes journées, défaite physique du géant Prolétariat, tombé baigné dans son sang sous les coups du Dieu Réaction ; mais aussi, victoire morale, par l’idée qui s’est répandue de ses blessures, comme une peste révolutionnaire, sur le vieux monde, et l’a infesté d’un virus de mort.

A New-York, le meeting a eu lieu au Steuben House. Des discours y ont été prononcés en français et en allemand.

Voici celui de Debuchy :

Citoyens,

Du 24 juin 1848 au 24 juin 1860 il y a douze ans, terme bien long pour celui qui attend, qui espère obtenir le fruit d’un travail aussi laborieux que celui du terrible et sanglant assaut livré par les esclaves dépossédés à la propriété et à l’autorité. Mais, si on jette un coup-d’œil sur la situation du continent européen, on reconnaîtra bien vite que l’œuvre de la transformation sociale, commencée en ces trois jours dont nous célébrons la commémoration, a fait des pas de géants ; je dirai plus, qu’il y a une locomotive attachée au char du progrès, et que, d’année en année, de mois en mois, de jour en jour, elle marche de plus en plus rapidement.

Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer la force de l’idée au moment de la bataille avec celle qu’elle possède aujourd’hui.

Qui de nous ne se rappelle qu’à part les combattants, qui avaient plus l’aspiration que la science sociale, il était difficile de rencontrer un groupe d’hommes, même dans les centre[s] populeux de la France et de l’Allemagne, qui voulût et proclamât sincèrement la nécessité de la révolution sociale : tandis qu’aujourd’hui il n’y a presque plus d’hommes qui osent se dire républicains sans y ajouter le mot socialiste, tant ils sont maintenant convaincus qu’on ne peut plus séparer ces deux mots et qu’ils complètent l’un par l’autre.

N’avons-nous pas vu la grande masse des paysans et ouvriers de l’Europe acclamer avec joie la république et refouler les quelques audacieux qui ont eu le courage de dire au peuple que cette république ne pouvait être leur chose que lorsqu’elle aurait établi l’absolue égalité des conditions ?

Aujourd’hui, ne voyons-nous pas ces mêmes hommes, non-seulement accepter la succession morale des morts de 1848, mais les dépasser en désir, en conviction et en application ?

En 1848, le problème à résoudre a été posé ainsi : Plus d’exploitation de l’homme par l’homme. Et la grande majorité de ceux qui ont entendu ces mots ont été bien longtemps à les comprendre et à se donner une idée juste de leur valeur. Et ce n’est qu’aujourd’hui que le prolétaire commence sérieusement à s’apercevoir que tant qu’il y aura une autorité, il y aura la propriété ; tant qu’il y aura la propriété, il y aura exploitation ; que ce n’est que par la liberté absolue qu’on peut avoir l’égalité, et que, tant enfin qu’il restera un roi, un prêtre, un soldat, un juge et un gendarme, il y aura toujours forcément

Exploitation de l’homme par l’homme.

J’affirme, à l’encontre de tous les pessimistes politiques, que la majorité a aujourd’hui compris ces choses ; et je n’ai pas besoin d’expliquer ici que, lorsqu’une vérité est comprise, elle n’est pas bien loin d’être appliquée.

C’est pour cela que je dis avec toute conviction : Citoyens l’heure approche ; à bientôt la grande lutte, ou plutôt la grande victoire de l’oppressé sur l’oppression, de l’exploité sur l’exploitation.

Ce n’est pas seulement parce que le problème de la rénovation sociale est compris et accepté par la majorité de la masse, que je prévois ce que j’avance ; mais il y a des signes certains de décomposition dans le corps social actuellement existant. Que voyons-nous depuis quelques années que nous regardons les bras croisés et attendant le moment de l’ébranlement ? Des guerres sans sujet ; en politique, des querelles diplomatiques interminables ; des réveils de vieilles rancunes de races ; des affirmations libérales dans la bouche des despotes ; des généraux et protecteurs, des triumvirs et gouverneurs, faire des appels à l’insurrection qu’on n’entend pas et qu’on ne comprend plus, parce que le populo leur demande pourquoi faire ? et qu’ils ne savent rien répondre autre chose que les mots de patrie et d’honneur national qui n’ont plus le pouvoir de faire lever seize armées de déguenillés ; le Pape appelant pour servir sa messe et son pouvoir tout ce qui reste d’idiots dans la catholicité pour être commandés par un général de la république honnête; les rois et les empereurs, mâles et femelles, courant l’un après l’autre et se demandant ce qu’il faut faire ; des essais de réforme chez les uns, suivis d’actes répressifs ; des fureurs despotiques dignes de Néron chez d’autres, et, [pardessus] tout cela, toute la presse qui se lamente comme Jérémie et demande à tout le monde : Où allons-nous ? après avoir fait l’éloge des vertus de notre siècle ; l’agiotage devenu le passe-temps, le jeu et les fêtes, avec l’ennui pour compagnon ; la corruption, la pourriture, le fumier se promenant à travers les salons, couverts d’or et d’argent, et parlant de la Providence au nom de la Providence et pour la Providence.

Tout cela, citoyens, est un tas immense d’engrais qui est jeté sur la terre de la liberté pour qu’elle produise.

Souvenez-vous que chaque fois que l’histoire nous montre une transformation sociale, elle nous indique aussi que ce qui a précédé était arrivé à l’état de fumier. Le bien, cette fois nous y sommes ; et je crois qu’il y en a assez pour produire une bonne récolte.

Je suis de plus convaincu que si l’écluse Providence, qui gouverne et est la clef de cette mare, venait, par un accident, à passer de vie à trépas dans ce moment, que tout y passerait.

Donc, préparons-nous à être rudes à la besogne, car la démolition est à faire bientôt, et il faut que nous ne laissions pas une pierre debout de ce vieil édifice.

Pour aujourd’hui, citoyens, permettez-moi de vous rappeler seulement quelques-unes des principales vérités que nos défaites et nos études nous ont apprises.

Souvenons-nous toujours que, quel que soit le gouvernement qu’on voudra encore établir, fût-il composé des plus honnêtes, il sera de suite réactionnaire, ou tout au moins stationnaire, ce qui veut dire ennemi du progrès et de la liberté ;

Qu’il est impossible qu’un homme soit libre lorsqu’il délègue uns partie de sa liberté à un autre pour en faire un usage quelconque ;

Que les droits de liberté et d’égalité sont imprescriptibles ; que nul corps constitué, nul avocat, nul diplomate, nul juge, nulle majorité même n’a le pouvoir de réglementer ce droit qui n’a d’autre limite que celui des autres ;

Que chaque fois que vous déléguerez des hommes, ils feront toujours la réglementation de votre droit ; de plus, que vous enlevez une partie de votre droit imprescriptible pour le donner, ce que vous n’avez pas le pouvoir de faire :

Qu’à côté du droit de liberté il y a le devoir de la liberté ;

Qu’à côté du droit de solidarité il y a le devoir de solidarité.

Souvenons-nous toujours et répétons-le à chaque instant que l’égalité des conditions est le but de notre révolution ; que nous devons tout faire pour l’obtenir, dussions-nous faire le sacrifice de la moitié du monde pour sauver l’autre.

Avec ces principes, nous serons forts et invincibles, parce que nous savons ce que nous voulons et que nous ne n'appelerons pas les déguenillés à l’insurrection pour conquérir le droit d’appartenir plus à M. telle majesté qu’à telle autre.

Frères et camarades,

Nous célébrons aujourd’hui le 24 juin 1848, c’est-à-dire le droit à l’insurrection contre l’oppression sous toutes ses formes, politique, économique et sociale.

C’est ici lieu de répéter ce que nous avons déjà dit souvent, que nous ne sommes pas les soldats de telle ou telle nation, mais bien ceux du monde entier, de la République universelle.

Pour moi, je déclare que je ne serais ni Français, ni Italien, ni Allemand, ni Anglais au jour du combat, dans quel lieu qu’il se fasse ; que, républicain socialiste, je ne comprends pas qu’un homme qui prend ce titre puisse mettre son bras, sa, tête ou son cœur au service d’une cause nationale quelconque, Italienne, Française, Allemands ou autre ;

Qu’un socialiste qui se bat pour une nationalité est illogique ;

Que la guerre de l’indépendance universelle, de la liberté universelle, de l’égalité universelle seule est logique ; qu’à elle seule nous nous devons tête, cœur et bras ;

Qu’aujourd’hui le problème à résoudre n’est plus de faire l’unité allemande, l’unité italienne et toutes les autres unités nationales, mais bien l’unité universelle sans distinction de races et de couleurs ;

Que si on m’objecte qu’il y a des peuples qui sont moins instruits, moins aptes à être tout à fait libres les uns que les autres, je répondrai qu’il n’y a pas de peuple majeur et de mineur, que si la liberté est la vérité pour un Français, elle l’est aussi pour un Hottentot ;

Que si l’égalité est juste pour un Allemand, elle l’est aussi pour un nègre ; que si la fraternité et l’unité sont bonnes aux Italiens, elles le sont au même degré pour les Chinois et les Indiens ;

Que suivre cette voie c’est condamner l’humanité à attendre encore des milliers d’années après son affranchissement.

Enfin, pour en finir, j’affirme qu’un peuple libre a non-seulement le devoir, mais aussi le droit de forcer les autres peuples à l’être ; et, en bonne logique, comme il n’y a pas de liberté possible sans l’égalité des conditions, les partisans de ce dernier principe seuls sont les soldats de la liberté, et la guerre qu’ils se disposent à faire au vieux monde est la seule logique, la seule juste.

A la révolution sociale !

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Voici maintenant le compte-rendu de celui de Londres, que nous envoie, avec prière d’insertion, le secrétaire du Club, A. Herben :

Londres, le 23 juin 1860.

Les membres du Club de la Libre Discussion, se réunissant pour discuter de questions sociales, [polititiques] et philosophiques, tous les dimanches, à Londres, à huit heures du soir, 4, Marshall street, Golden square, ont convoqué, le 25 de ce mois, le douzième meeting public en commémoration des journées de juin 1848, première étape du prolétariat dans la voix du progrès social réel.

Il est besoin de le constater, d’année en année l’idée socialiste gagne du terrain. Le cercle, d’abord si étroit, de ses adhérents, va en s’élargissant. La lumière se fait de jour en jour, et l’ouvrier en général commence parfaitement à comprendre que le travail est tout, le reste rien.

Il y a bien paru cette année au meeting, où plusieurs orateurs ont pris la parole. Tous ont eu l’occasion de s’exprimer avec la plus entière liberté. Ce qui rendait ce meeting encore plus intéressant, était la présence d’un grand nombre des Orphéonistes de Francs, dont 2,500 étaient venus à Londres à cette époque pour donner une série de concerts au Palais de Cristal.

Le club fidèle à sa conviction que tout ce qui est mal dans la société politique est la conséquence fatale et directe de l’autorité attribuée, n’importe comment et pourquoi, à un seul ou à plusieurs, ne s’était nullement préoccupé, ni de l’élection d’un président, ni de la composition d’un bureau. Les assistants, pour la plupart de courageux travailleurs, comprenaient très-bien qu’ils se trouvaient eux-mêmes investis de la présidence et du maintien de l’ordre, car tous étaient librement et de leur propre mouvement venus à ce meeting commémoratif, pour faire, comme socialistes convaincus de l’injuste et inique organisation de la société moderne, acte de foi et d’espérance, et rendre en même temps hommage aux nobles et généreux sentiments socialistes humanitaires qui, le 22 juin 1848, avaient fait reprendre les armes au prolétaire de Paris, décidé alors d’en finir une bonne fois et pour toujours avec les pantins révolutionnaires de la nuance “Ote-toi de là que je m’y mette.”

Les orateurs qui ont occupé la tribune à leur tour d’inscription, — besogne dont le meeting avait chargé un secrétaire-commis, — ont, sous tous les rapports, réussi à restituer à Juin 1848 sa véritable signification révolutionnaire ; aussi leurs paroles ont-elles trouvé de l’écho dans l’auditoire. La raison en était bien simple : il n’y avait là que des travailleurs prolétaires parlant à des travailleurs un langage à la portée de leur saine et rude logique et de l’infaillible sens commun, et non des Lamartine, des Kossuth, des Mazzini, des Louis Blanc et autres trafiquants d’English lectures (1).

Aux meetings démocrates socialistes, il faut appeler les hommes et les choses par leur véritable nom, sans tourner autour du pot. Les loups qui, pour croquer les brebis, se couvrent de l’habit de berger, ont fini de jouer leur ignoble comédie ; ceux de 48 sont connus et jugés. Voilà pourquoi il est rare de rencontrer aux réunions prolétariennes l’un ou l’autre de ces grands et bien tristes exploiteurs des colères plébéiennes, qui éclatent de temps à autre comme la foudre, brisant et renversant momentanément tout pour proclamer, en faveur du prolétariat le droit au travail, à la vie et au bonheur matériel. Ce droit hélas ! n’a déjà été que trop longtemps méconnu. C’est sa négation perpétuelle de par le principe d’autorité gouvernementale qui force fatalement, aux temps où nous vivons, un nombre infini de robustes et courageux travailleurs de la matière comme de la pensée, accablés de privations et de souffrances physiques de plus d’une espèce, et succombant presque sous le fardeau de leurs peines, de travailler toujours et sans cesse, rien que pour se rendre eux-mêmes, d’un côté, de jour en jour plus misérables, et de l’autre enrichir et rendre heureux justement ceux qui ne travaillent pas et jouissent de tous les biens de la terre.

Chose rare dans les meetings politiques, cette fois-ci la tirade : Liberté, Egalité et Fraternité, — mots vides de sens parle temps qui court, — a été soigneusement laissée de côté, comme une vieille guenille de saltimbanques usée jusqu’à la corde.

Aucun orateur n’a tartiné là-dessus. Du reste, la majeure partie des soldats du travail commence, heureusement, à s’apercevoir de la vaine inanité de ces trois mots, si longtemps magiques, et que nos modernes réformateurs de la société de par le principe d’autorité soi-disant légale ou religieuse, ont si adroitement et avec tant de facilité su mettre à toutes les sauces gouvernementalesques.

Ce qu’il importe de noter comme signe du temps, c’est qu’il y a eu cette fois-ci unanimité dans le meeting pour flétrir la conduite du gouvernement provisoire qui, en 1848, a trôné à l’Hôtel-de-Ville de Paris ; ça été une protestation énergique contre l’abus qui a été fait du nom du peuple pour s’arroger le droit exclusif de conduire les destinées révolutionnaires de la France et prendre possession du pouvoir. Qui l’ignore aujourd’hui ? qui le conteste ? C’est le gouvernement provisoire sorti des barricades de Paris, qui, par couardise, ignorance des moyens ou trahison, a lâchement renié son origine, effacé de son front l’eau de son baptême prolétarien et laissé massacrer en juin, par les sbires armés de Cavaignac, le sanguinaire Africain, et à l’aide de l’or de la Société de Jésus, les frères et les fils de ceux dont les cadavres sanglants et meurtris avaient servi, en février, de marchepied à leur éphémère élévation. Que l’oubli de leurs noms et l’indifférence du peuple soit la punition des uns, le mépris et l’exécration des siècles à venir le prix de la trahison des autres.

Au dernier discours, un tonnerre d’applaudissements a salué la malédiction lancée par l’orateur du haut de la tribune à tous ces avides bâcleurs de républiques constitutionnelles, où le peuple, après avoir jeté à bas un despote monarchique, retrouve, le lendemain, un autre despote debout, plus fort et mieux ancré sous un nouveau titre, parce qu’il a pour aide autour de lui des milliers de petits despotes portant hypocritement livrée du peuple.

Prolétaires courageux qui avez combattu en juin 1848, soyez fiers d’avoir pris les armes pour la plus grande des causes, la cause du peuple, la cause du travail, la cause de l’affranchissement de l'être humain !. Vous fûtes, hélas ! longtemps conspués, flétris, marqués au front par les Caïns et les Judas de ces sanglantes et glorieuses journées ! Relevez maintenant avec orgueil vos nobles têtes. Le jour de la réhabilitation et de la récompense due à tant de courage uni à tant de souffrances, n’est pas loin. Les temps approchent où vous pourrez répondre avec fierté à ceux qui vous demanderont ce que vous avez fait pour la cause de l’humanité : Je fus un soldat de Juin, sous la bannière plébéienne qui portait pour devise : “Vivre en travaillant ou mourir en combattant ; ” j’ai assisté à jeter les bases de l’affranchissement de l’être humain ; j’ai scellé de mon sang l’avénement du Socialisme. — Ce sera votre plus beau titre de gloire que vous laisserez en héritage à vos descendants.

Par trois fois, dans le court espace d’un demi-siècle, le peuple, poussé à bout, a brisé ses fers séculaires au cri de : Vive la liberté ! et il ne tardera plus [guères] à les briser de nouveau, mais cette fois-ci pour tout de bon, au cri de : Vive le peuple ! tout pour le travail et par le travail, et plus d’exploitation de l’Être humain, sous quelque forme qu’elle puisse se présenter !
      Vive l’Anarchie !


(1) Louis Blanc donne en ce moment des conférences publiques à trois et cinq schilling par personne, dans lesquelles il passe en revue la vie de salon de l’aristocratie française, depuis un temps reculé jusqu’à l’époque de la révolution de 1848, à la grande satisfaction de l’aristocratie anglaise.


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