Constantinople et Jérusalem.

 

En dépit des folliculaires homériques, chantres à la voix servile ou vénale, pour qui tout vaniteux amphitryon est un héros, on peut dire de Louis-Bonaparte ce qu’on disait de Louis-Philippe : “Il règne et ne gouverne pas.” Sous le nom du roi constitutionnel, c’était le protestantisme et le libéralisme, le juste-milieu politique et religieux qui tenait le timon gouvernemental. Le cap était alors aux institutions anglaises, ce phare des pilotes au cabotage réactionnaire. Sous le nom du César décembriste, c’est le catholicisme, l’absolutisme temporel et spirituel, l’ultramontanisme politique et religieux qui tient la barre. Le cap est maintenant aux saintes institutions inquisitoriales, cette étoile des capitaines au long cours réactionnaire.

Comme Louis-Philippe, levain de corruption, — Louis Bonaparte, autre levain de fermentation, est l’homme de Destin, l’instrument fatal des circonstances. C’est sa tâche, à lui réprouvé du faîte, élément aveugle et inconscient de la révolution sociale, de passer, — comme une fourche dans le fumier, — à travers la civilisation infecte, afin d’en activer la décomposition et d’en promener et d’en répandre les détritus par tous les sillons ou frontières, engrais qu’un rayon de lumière transformera derrière lui en semence et en germe d’un monde nouveau... — La bourgeoisie huguenote et libérale, l’épicerie politique et religieuse dirigeait l’un ; la Société de Jésus, la catholicité absolutiste dirige l’autre.

Aujourd’hui que le gouffre amer qui recèle en ses flancs la tempête roule à son front sa houle, silencieuse et sombre, comme le froncement de sourcils précurseur d’un éclat de colère ; aujourd’hui que le salut de l’Autorité exige à la roue du gouvernail les doubles forces des muscles et de l’expérience, et où la fausse manœuvre peut la jeter à la côte et la faire se perdre corps et biens, — la navigation conservatrice du vieil ordre de choses a quitté le littoral du juste-milieu, ce littoral bordé d’écueils révolutionnaires ; elle louvoie sur la haute mer à la recherche de l’absolu, ce pays des chimères, englouti dans les profondeurs du Passé, et qui n’a laissé de traces que des récifs à fleur-d’eau, minés lentement et sans cesse par les vagues écumantes du Progrès.

Les Jésuites, on ne saurait le nier, sont les membres les plus actifs, les plus expérimentés de l’équipage réactionnaire. Savamment disciplinés, c’est-à-dire logiquement organisés pour le mal, ils manœuvrent dans l’ombre avec une habileté consommée, voguant, sur le flot des siècles, contre vent et marée, rasant à pleine voile la chaîne rocheuse des révolutions, et ne fuyant devant le temps, ne virant de bord devant l’orage, que pour reprendre, sous une autre allure, le chemin que la tourmente révolutionnaire leur a fait perdre.

Ainsi, dévoyé en 89 par la Révolution, ils ressuscitent, sous le nom de bourgeoisie, la caste cléricale et nobiliaire. Coiffés du bonnet jacobin, ils assassinent par la guillotine les hébertistes, ces premiers militants de l’idée socialistes ; plus tard, les babouvistes, autre ébauche socialiste, tombent sous leur couteau. Hommes à prendre tous les déguisements comme tous les masques, pour séduire l’ignorance et violer la Révolution, un jour ils s’appellent Robespierre et le lendemain Tallien. Après avoir fomenté thermidor, ils organisent et exécutent le coup d’Etat de Brumaire, afin de tuer jusqu’au nom de la République qu’ils ont traînée sur la claie infamante du Directoire, et afin aussi d’exterminer les derniers des septembriseurs, ces vengeurs illégaux, en les embrigadant dans les rangs des prétoriens disciplinés de l’empire. L’empire, qu’ils ont jeté sur 89, comme une planche de salut, pour aborder à la Restauration, ils la brisent de leurs mains, en 1814, pour lui substituer le droit divin. 1830 faisant accroc à leur voile et la déralinguant, ils se mettent en mesure de réparer le dommage : ils préparent le nouvel empire, marchepied du futur trône d’Henri V, par les échauffourées de Boulogne et Strasbourg, par des chansons et des brochures guerrières et anacréontiques. En 1848, ils se font gouvernement provisoire, commission exécutive ; ils provoquent prématurément, traîtreusement le soulèvement de Juin, afin d’en faire, à l’aide de la calomnie et du canon, à l’aide de leurs mercenaires armés de la plume ou du glaive, une gigantesque hécatombe. Le 2 décembre est leur œuvre. La pourpre de César, c’est la toile de Pénélope qu’ils font et défont chaque jour, en attendant le retour d’Ulysse, c’est-à-dire le retour au droit divin. La Guerre de Crimée est le jalon planté par eux pour le partage du monde en deux hémisphères, la catholicité grecque en Orient, la catholicité latine en Occident. La guerre d’Italie fut entreprise pour donner le change aux perturbateurs et sauver Rome menacée, en faisant des provinces péninsulaires une fédération barbaresque sous le pontificat direct du Pape, ce sultan latin. La combinaison ayant échoué, par suite de l’insurrection des duchés et des Romagnes et leur volonté manifestement unitaire, l’on a fait la part du flot, et l’on a pris le large pour de plus vastes horizons. Le mouvement sicilien devant déferler un jour ou l’autre sur Naples, et de Naples sur Rome, la métropole de l’Autorité universelle, l’on a songé à Jérusalem, ce tombeau qui fut le berceau du christianisme, pour y transporter la Papauté morte, et l’embaumer, en lui redonnant une apparence de vie, dans ce lointain Vatican sépulcral, le Saint-Denis de la monarchie pontificale.

Les massacres du Liban, toutes les boucheries de chrétiens en Syrie, ne sont point [dûs] à l’initiative des musulmans. Ce sont les Jésuites, n’en doutez pas, qui, de longue main et pour les besoins de la cause, ont préparé ce résultat. Ce sont eux, vous dis-je, qui, agents provocateurs, ont aiguisé le fer, armé les bras ; ce sont eux qui ont dirigé les coups des meurtriers, allumé et soufflé le feu de la discorde entre les Druses et les Maronites, poussé les fanatiques du Koran à des extrémités sanguinaires, afin de donner prétexte à leur proconsul Bonaparte d’envoyer une armée de prétoriens catholiques en Palestine et de l’occuper militairement au nom de l’Eglise latine, tandis que le pape de l’Eglise grecque, l’empereur de toutes les Russies, se ruera sur Constantinople pour y venger les massacres qu’on y aura fait naître, et opérera, de concert avec l’empereur très-chrétien de France, le démembrement du Grand-Turc.

L’immaculée conception jésuitique veut écraser du même coup la double tête du serpent : l’islamisme, représenté sous la figure de l’empire turc ; le protestantisme ou le constitutionalisme, représenté sous les traits de la “perfide Albion.” L’empire grec d’Orient et l’empire latin d’Occident vont devenir une vérité. La Turquie, cette ruine contemporaine, ne peut résister à l’invasion ; elle va être partagée entre les deux Catholicités. L’Egypte, ce satellite d’un astre à son déclin, va [s’abimer] avec son soleil dans les flots de l’empire français. Suez est la route qui va conduire le Saint-Michel-Archange de l’Eglise à la conquête de l’Inde et en déposséder l’Angleterre hérétique. Comme le Grand-Turc, l’Angleterre est malade, l’Angleterre est condamnée. Un astronome de l’observatoire scientifical l’a dit : “Un terrible ouragan doit la visiter cette année.” Cet ouragan n’est autre qu’un ouragan de fer et de feu qui détruira ses docks, incendiera ses vaisseaux, et portera la dévastation et la ruine dans ses bazars comme dans ses arsenaux. Il n’est pour l’Angleterre qu’en moyen d’échapper à ce désastre, c’est de faire appel à la révolution universelle et sociale. Mais une nation épicière est trop couarde et trop vile pour recourir sérieusement à un pareil moyen. On ne peut en appeler à la révolution sans se révolutionner soi-même. Et ce ne sont ni ses lords, ni ses manufacturiers, ni ses marchands, tous ses industriels, ses exploiteurs d’esclaves blancs, qui voudraient déchaîner autour d’eux la révolution sociale ; ils ne tarderaient guère à être dévorés par elle. C’en est fait de la superbe insulaire. En tant que puissance politique et religieuse, l’Angleterre se meurt, l’Angleterre est morte 0 n’a de choix qu’entre le genre d’exécution : d’un côté, les prétoriens du catholicisme, la mort par l’invasion césarienne, de l’autre, les prolétaires socialistes, la mort par l’invasion des barbares modernes.

Le projet conçu par les Jésuites ne manque pas de grandeur ; leur plan peut paraître réalisable en théorie pour qui ne juge des choses que superficiellement. Si, pour refaire la carte d’Europe et procéder au partage du monde de concert avec l’église grecque, ils n’avaient à combattre que l’Angleterre et la Turquie, ces deux caducités, et à indemniser les autres quelques petits potentats, la réussite ne serait pas douteuse. Mais derrière et au dessous du juste-milieu stationnaire, il y a le radicalisme du progrès, la révolution sociale qui s’agite sourdement et fait trembler le sol qui les porte ; mais, à côté et en deçà des eunuques [mahométants], il y a les prolétaires [athéïstes] dont la virilité ne veut rester ni sourde ni muette. Les Jésuites le savent sans doute, et c’est ce qui les force à agir aussi témérairement, afin de détourner le péril suspendu sur leur pas comme une autre épée de Damoclès. Ce péril, à quoi tient-il ? à un fil : la mort naturelle ou violente d’un automate impérial, héritier du nom napoléonien. Je ne veux pas dire par là que la Révolution ne pourra se produire en place publique qu’à la mort du Bonaparte. Non. Pas plus, il est probable, que Louis Philippe, Louis Bonaparte ne mourra en possession du sceptre ; il sera balayé du trône et avec le trône par un mouvement insurrectionnel. Mais enfin, ce nom venant à leur manquer avant l’accomplissement de leur dessein, — l’empire d’Orient et l’empire d’Occident, — les Jésuites perdent leur talisman pour agir sur les masses ; tous leurs préparatifs sont annulés ou compromis ; Satan, l’éternel rebelle, reprend l’avantage sur Dieu, l’éternel Bomba céleste.

Je sais bien que les Jésuites ont en main l’éducation des générations présentes ; qu’ils ont déposé dans l’intelligence des masses des germes d’hypocrisie et de crétinisme. Par leurs écoles et leurs sociétés de charité, par leurs congrégations et leurs relations universelles, ils tiennent le monde entier enchaîné et courbé sous leur férule. Pour tenir tête à la Révolution, cette damnée impie, ils comptent sur la crainte qu’ils inspirent aux esprits faibles, sur le concours de bras des légions d’abrutis. Mais comment ne voient-ils pas que les bras ont des frémissements d’indépendance ; que l’hypocrisie qu’ils ont semée, et qui a germé, commence à se retourner contre eux : manquent-ils donc de Voltaires socialistes parmi leurs élèves du prolétariat ? Quiconque, il est vrai, n’ose les heurter de front, s’incline devant eux et mendie leurs faveurs ; mais le jour où leur pouvoir, attaqué par la sédition, chancellera visiblement sur sa base, chacun des misérables qui aujourd’hui se signent en tremblant sur leur passage, les abandonnera à la réprobation et à la vengeance publiques, et sera des premiers à leur jeter la pierre et à leur passer la corde au cou. Les Italiens, et Garibaldi en tête, crient vive Emmanuel et vive Bonaparte. Jésuitisme que cela ! il n’aiment pas plus l’un que l’autre. Le jour où l’unité serait faite, ils détrôneraient bel et bien le roi dit de leur choix ; le jour où ils n’auraient plus peur du grand voisin, ils le [honnieraient] publiquement. “Paris vaut bien une messe,” disait un rusé huguenot ; combien de catholiques politiques et religieux affichent une foi qu’ils n’ont pas, et enverraient la croix et la bannière au diable, s’ils le pouvaient sans nuire à leurs intérêts temporaires. Les multitudes d’esclaves sont serviles ; il en faut toujours un plus hardi pour leur attacher le grelot. Il en est des nations comme des individus qui n’osent dire ce qu’ils pensent qu’autant qu’un autre leur en donne l’exemple. Que demain Paris révolutionnaire et social se dresse debout encore sur son tertre de pavés, les bras noirs de poudre et les idées au vent, et demain tous les peuples d’Europe feront chorus avec lui. Ceux qui aujourd’hui, en Italie et ailleurs, se disent patriotes et libéraux, se proclameront cosmopolites et libertaires. Au drapeau de l’indépendance nationale succédera comme par enchantement le drapeau du socialisme universel.

Tout cela, c’est de l’histoire, histoire d’hier, histoire d’aujourd’hui, histoire de demain. Il faut une paille ou une poutre dans les yeux pour ne le point voir. Le branle est donné. Les complots dénoncés depuis longtemps par le Libertaire suivent leur cours ; [l’avénement] des deux empires est en voie d’exécution. Anarchistes du globe, devons-nous nous en affliger, devons-nous nous en réjouir ? Mon avis est qu’il faut s’en réjouir. La recherche de l’absolu par les Jésuites, c’est l’anéantissement du juste-milieu, du constitutionalisme religieux et politique, c’est la suppression du coussin d’amortissement entre le choc de l’idée ancienne et de l’idée nouvelle, c’est la lutte rendue imminente et terrible entre les deux forces radicales et extrêmes qui se haïssent et se provoquent en duel : la révolution anarchique, la réaction autoritaire. Il n’y a plus de place alors que pour la révolution exterminatrice ou la révolution exterminée, et la Révolution ne peut périr, car la fin de la Révolution ce serait la fin du monde.


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