LE POURQUOI.Le Libertaire a laissé passer plusieurs mois sans paraître ; il doit à ses lecteurs lexplication de son silence. Dabord son rédacteur est depuis deux ans constamment seul ou presque seul à porter le fardeau de la rédaction. Et 24 numéros mensuels, 24 feuilles marquées à lestampille de lidée nouvelle sont une lourde charge pour un prolétaire obligé de travailler manuellement le jour et à ravir à ses heures de nuit le temps de penser et d'écrire, de remplir les douze colonnes dun journal, si petit soit-il, avec le nerf et la logique qui conviennent à qui parle au nom de la plus grande et de la plus infinie des causes, en ton nom individuel et social. Liberté ! Lhiver est pour lui, ouvrier ou esclave blanc, la saison du chômage. Mais le chômage ne crée guère que dapparents loisirs : linquiétude du lendemain, le manque du nécessaire quotidien, les allées et venues pour découvrir de louvrage, tout cela paralyse le travail du cerveau, bien que ce soit quelquefois un stimulant à dâcres revendications des droits de lêtre humain. Lété, cest autre chose. Quand louvrage donne, il lui faut en profiter, ne pas perdre une minute, sous peine de porter atteinte à son existence du lendemain ; car si le maître a besoin de bras, et que louvrier ne réponde pas avec empressement à lappel le jour suivant, il sera remplacé par un autre salarié dune obéissance plus passive ; et, quand il voudra reprendre loutil et retourner à latelier, il lui sera répondu comme à la cigale : Vous avez chanté hier, eh bien, dansez maintenant ! On ne saurait vivre, ni comme penseur ni comme manuvre, en dansant devant le buffet. Aussi, le rédacteur du Libertaire est-il pour le moment harassé de fatigue physique, et par conséquent incapable de penser et décrire. Cest pour lui lheure de la moisson ; et, moissonneur de lindustrie, il abat le plus de besogne quil peut ; il sue, au temps des chaleurs, à glaner quelques dollars tombés de la gerbe dor du planteur industriel, son maître, afin de se préserver, sil est possible, au temps du chômage, de la faim et du froid. Mais cette sueur ne sera pas entièrement perdue pour le grand uvre révolutionnaire ; il la recueille en imagination dans cette fiole qui sappelle le cerveau. Et, lhiver venu, quand le maître aura changé les travaux forcés de louvrier en loisirs forcés, il espère bien transformer les laborieux pleurs de ses membres en gouttes dencre typographique, et en éclabousser encore, comme dune liqueur corrosive, la vieille et monstrueuse société. Quand la grappe de raisin a fermenté dans la cuve, elle produit le vin, ce rouge fluide qui échauffe et vivifie ; quand la grappe de sueurs (sueurs rentrées, et vendangées par dautres) a fermenté sous le crâne du forçat de latelier, elle produit lidée libertaire, cet autre fluide de feu. Qui a bu de ce fluide boira dune soif inextinguible. Jai parlé des loisirs et des travaux forcés, mais ces deux excès contraires ne sont pas les seuls qui mettent entrave à la production du cerveau. Il en est, hélas ! des milliers dautres... Et puis, nest-ce donc rien, pour celui qui met ses veilles au service dune idée, de voir le peu de succès de ses efforts, la lenteur avec laquelle cette idée se développe au sein des masses ? Nest-il pas permis davoir son quart-dheure de découragement, de se sentir honteux et confus décrire dans un siècle et pour des générations comme les nôtres ; quand on voit lEurope entière et lAmérique républicaine navoir dyeux que pour suivre les mouvements des hommes de poings ou de sabre, des [Heenan] et des Bonaparte, des Sayers et des Garibaldi, de tous ces échappés des temps passés, ces revenants de la force brutale, ces olympiens de la civilisation en décadence. O vile multitude, hommes et peuples crétins, romains du parterre renouvelés des cirques païens, tas de brutes à qui il faut toujours des tigres ou des zou-zous pour vous émouvoir le cur, allez ! battez des mains devant Dog-John-Bull et Dog-Jonathan ; vautrez-vous à plat-ventre devant le nain Bonaparte et proclamez le géant ; criez vivat pour ce Garibaldo-Garibaldi, bandit de roman sans grande idée sociale, mousquetaire de roi qui a pour historiographe le marquis de la Pailleterie, et qui depuis deux ans quil a tiré du fourreau sa longue épée, na su que conduire à [labatoire] la généreuse jeunesse italienne, la décimant au nom de la papauté dEmmanuel, la détournant de la révolution prolétarienne au profit de limmonde engeance des exploiteurs de nations. Quant à moi, je ne me sens dans le gosier que des sifflets pour tous ces Franconis héroïques, ces pugilistes au bras de fer, pour ce bravo sicilien surtout, donnant à la liberté, quil invoque et dont il porte le masque, un coup de poignard en restaurant sur le trône fumant du Bomba lantique et lexécrable dictature. O acteurs et claqueurs de toutes scènes de sang et de ruses, de carnage et dintrigues politiques... hommes hébétés ! animaux stupides ! !... Léditeur du Libertaire, lors de la fondation de cette feuille, avait surtout pour but la publication de lHumanisphère. LHumanisphère terminé, il pouvait considérer sa tâche comme finie. Néanmoins, il a continué la lutte jusquà ce jour, en violentant ses forces physiques et mentales, afin de conserver plus longtemps à la cause de la révolution sociale un de ses rares organes. Pour cela, il na épargné ni veilles ni argent, cumulant les sacrifices comme dautres cumulent les bénéfices. Sans égard pour sa santé absente, sans tenir compte de sa faiblesses individuelle, il a été tout à la fois le rédacteur, le gérant, le plieur et le porteur du journal, et aussi son plus zélé, son plus considérable actionnaire. Aujourdhui, comme un terrain qui a beaucoup produit et qui a besoin dune année de repos pour recouvrer sa fécondité, il aurait besoin dun temps de répit pour se remettre de ses vingt-cinq mois denfantement continu et faire jaillir de son front de nouvelles manifestations de lidée. Dailleurs, le journalisme nest pas dans ses aptitudes ; écrire une fois par mois, remplir un cadre même exigu est une contrainte, qui ne va pas à son tempérament anarchiste. Sa plume rebelle réclame sa liberté, la liberté sans laquelle il nest point de production sérieuse. Aussi, sans pouvoir affirmer que le Libertaire reparaîtra ou ne reparaîtra pas (car si jai peine à le faire vivre, il me répugne de le laisser mourir), suis-je plus que jamais à la veille dabandonner le journal pour des brochures, genre de publication qui convient mieux à ma pensée insoumise et vagabonde. Ce que jaurais désiré avant de quitter mon poste, ce que je voudrais, cest quà défaut du Libertaire, un groupe de socialistes entreprit, à New-York, la publication dun nouvel organe révolutionnaire. Etant aux mains dun plus grand nombre, il risquerait moins de péricliter et pourrait peut-être paraître en anglais et en français, car un journal missionnaire de la révolution universelle, exclusivement rédigé en français, est presque une anomalie dans un pays où l'on ne parle et où on ne lit guère que langlais. Jai, en vain, tenté de faire mon uvre, de forme individuelle, une uvre de forme collective, de rallier à mon initiative des collaborateurs des deux sexes et de diverses langues. Je ne veux pas récriminer là-dessus. Mais, dites-moi, socialistes de New-York, vous récuserez-vous toujours sous un prétexte ou sous un autre, et ne ferez-vous rien pour la propagande ? Le Libertaire se taisant, resterez-vous sans voix ? ne lui donnerez-vous pas un successeur ? Là où les forces dun seul succombent, les forces combinées de plusieurs triomphent. Songez-y, se taire quand il y a utilité à parler, quand celui qui était sur la brèche vous montre ses fatigues, ses blessures, et vous dit : Je suis momentanément hors de combat ; se taire, ce serait plus quune faute, ce serait un crime, le crime de trahison. Le droit, le devoir, dans les circonstances actuelles surtout, est de militer publiquement de la parole ; et vos pensées, ces cartouches mentales, dorment en paquets au fond du sac ; vos plumes reposent aux faisceaux de linaction. Rompez les faisceaux et en main la plume ! Feu de lidée ! En avant pour lérection et la rédaction dune nouvelle feuille socialiste, batterie de liberté... Les enfants dune autre époque, les Barra, les Vials, savaient combattre en hommes ; hommes devant qui ma voix râle denrouement comme un tambour de bataille au soir dune rude journée, ne savez-vous combattre quen enfants ? Socialistes de New-York, êtes-vous des hommes ? avez-vous du cerveau ? avez-vous du cur ? Montrez-le ! Le rédacteur du Libertaire a sué sang et eau ; il a le cerveau comme les bras courbaturé. Ce nest pas lopiniâtreté qui lui manque pour rester debout dans larène ; mais, le soir, les paupières du travailleur se ferment malgré lui, ses membres défaillent de lassitude : Remplacez-le par de plus valides ; fondez un autre engin danarchie pour tonner de nouveau contre lennemi. Et si vous voulez de sa plume ébréchée, de son bras en écharpe, de son front bandelé et non encore cicatrisé ; si vous voulez de lui pour faire nombre dans vos rangs ; il en est ! cur, cerveau et bourse. Sa collaboration, au contraire, vous déplaît-elle ? Faites sans lui ! Mais faites, fils de lenfer social : quau solo du démon répondent le cur des démons. |
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