L'Organisation
du Travail.
II.
Révolutionner le Travail,
lorganiser socialement, cest ne pas laisser pierre sur pierre de la
civilisation, cest démolir la vieille société de fond
en comble, et tout rebâtir à nouveau, le physique comme le moral,
les maisons comme les murs. Ce nest pas chose qui puisse se faire
en un jour, mais on peut poser le principe, lutopie, et concourir progressivement
à son application, à sa réalisation.
Socialiser
le Travail, le révolutionner de la base au faîte, cest changer
ses assises autoritaires en assises anarchiques ; cest transformer le bagne
des ouvriers-forcés en atelier douvriers-volontaires, le consommateur-capital
et le consommateur-talent en producteurs-travail ; cest faire, par lentraînement
de la loi naturelle, de tous les hommes des travailleurs, et de tous les travailleurs
des frères, des égaux, des libres ; cest solidariser dans
un concert universel les individus, impuissants à eux-mêmes et nuisibles
aux autres par lisolement et lantagonisme, les vieux et les jeunes,
les hommes et les femmes, les graves et les légers, comme les instruments
obligés dun même orchestre ; et enfin leur ouvrir les voies
de lharmonie en remplaçant le stérile et fatiguant plaisir
par le travail utile et attrayant, et le travail répugnant par le plaisir
productif.
Toute la révolution sociale est là
et elle nest que là.
La synthèse humanitaire
est formulée dans les quatre propositions suivantes, affirmations gradationnelles
figurant les quatre faces dun triangle cube et qui se déduisent lune
de lautre comme le végétal se déduit du minéral,
comme lanimal se déduit du végétal et comme lhominal
se déduit de lanimal, minéral, végétal, animal,
hominal qui sont aussi les quatre parties essentielles dun tout, les quatre
quarts dune formule qui est la synthèse planétaire :
Fraternité des travailleurs.
Egalité des travailleurs.
Liberté des travailleurs.
Harmonie des travailleurs.
La
Fraternité des travailleurs : cest-à-dire le lien du sang,
la religion de lespèce, le signe instinctif et originel qui fait
de tous et de chacun une seule et universelle famille, tous et chacun étant
les [atômes] dune même substance, les analogues infinitésimaux
dun même corps, la base moléculaire, lélément
minéral ou fondamental de la société humaine.
LEgalité
des travailleurs : cest-à-dire le droit primordial ou devoir primordial,
quils tiennent de leur fraternité, de communier tous et chacun, sans
distinction de sexe ou de race, aux manifestations de la vie productive et consommative,
la solidarité des forces et des besoins de tous et de chacun étant
la garantie mutuelle de leur existence intégrale et réciproque,
le tronc organique, rudiment de conservation évolutive, lélément
de végétation ou ferment végétal de la société
humaine.
La Liberté des travailleurs : cest-à-dire
le droit naturel, inaliénable et imprescriptible, ou devoir naturel, inaliénable
et imprescriptible, conséquence de leur fraternité et de leur égalité,
de se livrer tous et chacun au développement illimité de leurs facultés,
à la diversité infinie de leurs passions et de leurs aptitudes,
tous et chacun étant la chair et lidée fécondatrices,
le mouvement perfectible, linstrument de progrès perpétuel,
la branche aux rameaux révolutionnaires ou régénérateurs,
lélément danimation ou ferment génital de la
société humaine.
LHarmonie des travailleurs
: cest-à-dire le lien de lidée, la religion de lintelligence,
comme la fraternité est le lien du sang, la religion de linstinct
; le couronnement hominal, léclosion artistique et scientifique,
le sentiment raisonné de luvre, dont la fraternité est
la souche minérale, le germe brut, la
sensation ambryonnaire ; enfin lexaltation des fibres du bien, du beau
et du juste, lexhalaison des arômes passionnels, leffluve amoureuse
et féconde de la pensée nubile, lépanouissement suave
et prolifique de la matière émancipée, parfum éthéré,
étincelle électrique au front de tous et de chacun et par qui tous
et chacun se reconnaissent pour analogues et se sentent vivre dune vie solidaire
et commune, comme les pétales tamisés dune même corolle,
comme les parcelles odorantes dun même fluide, dans luniverselle
et indivisible famille, tous et chacun aimant le prochain comme soi-même,
parce que le prochain cest soi-même.
Il y a
des siècles déjà, la révolution chrétienne
a proclamé en principe le premier terme de la Quadrité sociale,
la Fraternité. De même, il y a soixante-dix ans la révolution
française en a proclamé le second, lEgalité. Maintenant
cest au tour du terme Liberté, dont la révolution de 48 a
posé le principe. Il sagit de les réaliser positivement, de
les faire descendre des nuages de labstraction politique sur le terrain
de la pratique sociale. La réalisation positive de ces trois termes nous
conduit directement et universellement à leur complément fatal,
lHarmonie.
Pour quune organisation du travail
soit révolutionnaire et sociale, il faut donc de toute nécessité
abolir le maître, capital ou patron, et, le maître aboli, abolir lantagonisme,
isolement ou concurrence, et, lantagonisme aboli, trouver un nouveau stimulant
à la production.
Le stimulant à la production,
diront les proudhonistes, sera pour chacun le besoin de consommation : lhomme,
étant libre de produire, voudra produire beaucoup pour consommer beaucoup.
Eh
! non ; pas toujours. Que le travail continue à être répugnant
et le plaisir peu attrayant, on se lassera promptement de peiner si fort à
produire pour jouir si peu à consommer. Dailleurs, en laissant subsister
létat de guerre, la division des intérêts entre les
travailleurs, ce sera encore lhomme roi ou sujet selon les hasards de la
victoire ou de la défaite sur ses semblables, ce ne sera pas lhomme
libre. Un pareil système nest pas lordre anarchique, lautonomie
naturelle, cest encore et toujours le droit renouvelé des temps barbares,
le droit brutal de la violence, le droit insocial du plus fort ou du plus chanceux,
le droit de meurtre et de pillage, le viol ou lesclavage du faible, le désordre
dans la production et la consommation.
Non, lanarchie
nest pas dans lorganisation parcellaire du Travail, elle est dans
son organisation unitaire ; elle nest pas dans le morcellement individuel
de linstrument, elle est dans lassociation universelle autour de luniversel
instrument. La propriété du tien et du mien, lisolement des
intérêts des travailleurs est un crime envers les autres et envers
soi-même. En propriété comme en amour, on ne jouit que par
le contact, on ne jouit pas seul.
Le stimulant à
la production, diront les fouriéristes, sera dans la lutte des petites
ambitions, dans les récompenses, les honneurs décernés par
les groupes et séries à leurs préférés, à
leurs élus.
Eh ! non, pas davantage : si lintrigue
et lexploitation continuent à diviser les hommes ; si lesprit
de coterie, suscité par des institutions monarchiques ou oligarchies, favorisent
lesprit dinjustice ; si toute la liberté consiste à
se choisir des maîtres et à permuter de groupe en groupe ou de glèbe
en glèbe, serf ou baron féodal, sans autre alternative que des moments
de despotisme ou des moments de servitude. Avec de pareils éléments
dopprobre et de dégoûts, on désertera bien vite les
groupes et les séries de la production ; et, la production faisant grève,
la consommation fera grève aussi. Les destinées seront proportionnelles
aux répulsions, et il sen suivra le chômage du progrès,
la misère collective, labrutissement général.
Non,
pour les fils dune même mère, pour les enfants de lhumanité,
lHarmonie nest pas dans linégalité des conditions,
dans la discipline hiérarchique ; elle est dans la similitude et la diversité
des positions, dans linitiative anarchique. Le chien, espèce inférieure,
peut vivre en paix avec lhomme, espèce supérieure, celui-ci
portant le fouet, lautre portant le collier ; mais lhomme ne peut
vivre en harmonie avec lhomme que sur le pied déquation. Léquation
est lultimatum de la femme envers lhomme, de lenfant envers
le vieillard, du noir envers le blanc. En dehors de léquation de
lhomme par lhomme, à la fois producteur et consommateur, point
de salut pour la société. Le chien rampe devant lhomme, son
maître, et lèche la main qui le frappe, mais il hurle après
le chien qui le hurle et mord le chien qui le mord. Lhomme, étant
de la même espèce que lhomme, ne peut ramper devant son semblable
et baiser la main qui le soufflète ; il ne peut que rendre outrage pour
outrage et blessure pour blessure. Le Capital et le Talent, seigneurs à
tous crins, sadjugeant la part du maximum, la part du lion, et le Travail,
plèbe à toison, réduit à brouter le minimum et à
ramper comme le vassal aux pieds du suzerain, ne sauraient former une agrégation
attractive. La conscience sociale est la conscience du Moi et du Toi, répercutés
de lun à lautre par la réciprocité autant de
fois que UN est égal à UN dans
la société.
Le stimulant à la production,
il ne saurait être que dans lorganisation du travail qui affranchira
le travailleur de toute entrave et lémancipera de toute exploitation,
qui instituera des séries et des groupes, non pas autoritaires, mais anarchiques,
pour toutes les libres, égales et diverses aptitudes, et, ainsi, de répulsif,
rendra le travail attractif.
La révolution du travail
telle que je la comprends, ou la révolution sociale, ce qui est tout un,
je lai esquissée dans lHumanisphère. Cest
une utopie irréalisée, mais qui se réalisera un jour, peut-être
plus tôt quon ne suppose. Pour beaucoup, qui ont jeté les yeux
dessus sans lapprofondir, cette utopie na rien de sérieux :
cest une fantaisie de poète quils nont pas daigné
discuté, nayant pas su la comprendre ; comme des aveugles, ils ont
regardé sans voir, comme des sourds, ils ont écouté sans
entendre. Mais, pour moi qui ai médité cette uvre et en embrasse
par la pensée tous les développements, le but est là et pas
ailleurs.
Lidéal de la révolution du
travail, ou de la révolution sociale, je le résume ainsi :
Propriété commune de linstrument le travail et de la chose
produite.
Propriété individuelle des
sensations productives et consommatives.
Communauté
des objets et communion des personnes, mais communauté et communion anarchistes
: communauté des objets selon les caprices ou les besoins de chacun ; communion
des personnes selon les attractions réciproques.
La Terre entière un seul domaine, une indivisible cité.
LHumanité entière un seul peuple, une indivisible famille.
Lhomme ramené par lintelligence à sa destinée
originelle et instinctive, la communauté des fruits, la communion des passions,
lère de la fraternité naturelle, mais avec tous les développements
que comportent et nécessitent les besoins hominaux de cette intelligence
: agriculture, industrie, arts, sciences, enfin tout le travail physique, moral
et intellectuel de lêtre humain accompli depuis sa naissance jusquà
nos jours sur la route du Progrès infini, lère de lHarmonie
naturelle.
Toute organisation transitoire qui me rapproche
de cet idéal du Travail libre, je laccepte ; tout ce qui men
éloigne ou men écarte, je le repousse.
Mais,
à défaut du radicalisme anarchique, dont nous sommes encore bien
loin, quelle est au moins la meilleure voie, la ligne la plus directe, le
véhicule le plus rapide pour y arriver ? Cest ce que chacun de nous
doit sefforcer de découvrir, cest
ce que le Libertaire tâchera dindiquer dans son prochain numéro.