Essai d'une Philosophie Populaire.

 

Sous ce titre, P. J. Proudhon publie une nouvelle édition revue, corrigée et augmentée DE LA JUSTICE DANS LA RÉVOLUTION ET DANS L'ÉGLISE. La nouvelle édition de cet ouvrage contiendra douze parties, dont chacune renferme une ÉTUDE, et qui formeront trois forts volumes. Ces ÉTUDES paraîtront de quinze jours en quinze jours.

Voici la conclusion de la Préface :

CONCLUSION.

La papauté brisée, le catholicisme est à bas, il n’y a plus de religion dans le monde civilisé.

Les églises protestantes, sortes de moyens termes entre la pensée religieuse et la pensée philosophique, qui subsistaient de leur opposition à l’église romaine, périssent à leur tour, obligées qu’elles vont être, ou de se rallier définitivement à la philosophie, et par conséquent de consommer leur abjuration, ou d’essayer une rénovation de l’unité, et par conséquent de se contredire.

L’éclectisme lui-même n’a plus de raison d’être : de quoi se composerait-il encore ? Bon gré malgré, il faut qu’il se fonde dans l’antithèse révolutionnaire, à peine de se résoudre en pur scepticisme. N’est-ce pas déjà vers cette dernière et triste alternative que les esprits inclinent, en France et par toute Europe ? Avant le 2 décembre, les gouvernements, par une sorte de pacte tacite, suivaient une politique de juste-milieu ; ils tendaient à s’équilibrer, et se suivaient dans l’application du système constitutionnel. Maintenant, tout développement politique et social est suspendu ; la raison d’Etat, qui se rapprochait peu à peu de la raison du droit, flotte au hasard, livrée à toutes les suggestions de la peur, de la méfiance et de l’ancien antagonisme. Les rapports internationaux sont troublés ; il n’y a plus de principes, le désespoir des esprits les pousse à la guerre.

L’Angleterre, qui la première, en haine de la démocratie, applaudit au 2 décembre, a-t-elle des principes ? La question est devenue presque risible. L’Angleterre, depuis quelques années, étonne le monde par un mépris de toute loi divine et humaine... Je me trompe : oui, l’Angleterre a un principe, c’est de détruire, les unes par les autres, les puissances du continent.

La Russie a-t-elle des principes ? — Si la Russie avait des principes, si, par exemple, elle croyait à l’inviolabilité des nations, ou bien elle rétablirait la Pologne, ou elle ne permettrait pas cette soi-disant émancipation des Italiens. Si la Russie avait des principes, elle comprendrait qu’il n’y a pas de transition entre l’immoralité du servage et la reconnaissance des droits de l’homme et du citoyen ; elle ferait sa nuit du 4 août ; au lieu de marchander la liberté de ses paysans, elle les affranchirait d’emblée, révolutionnairement

L’Autriche a-t-elle des principes ? Comment alors est-elle perpétuellement en contradiction avec ses peuples, suspecte à ses voisins, infidèle à ses alliée, ingrate envers ses bienfaiteurs, odieuse à tous ?

L’Allemagne a-t-elle des principes ? Espérons-le. L’Allemagne est la terre classique de la philosophie, comme la France est la terre classique de la Révolution. Or, Révolution et philosophie sont une seule et même chose, a dit un Allemand. Mais, depuis le 2 décembre, ce rapport est brisé : l’Allemagne, qui craint un nouveau Tugenbund peut-être plus qu’un nouveau Napoléon, rêve de centralisation, ce qui pourrait bien signifier, un jour, de dénationalisation. L’Allemagne centralisée, il y aura en Europe cinq empires : quatre militaires, l’empire français, l’empire autrichien, l’empire allemand, l’empire russe ; et un mercantile, l’empire britannique. Ces cinq empires, quand ils ne se battront pas, formeront une sainte-alliances par laquelle ils ne garantiront réciproquement l’obéissance de leurs sujets et l’exploitation de leur plèbe. Mais alors il n’y aura plus de nations en Europe, rien n’étant plus destructif des nationalités que les mœurs militaires et malthusiennes.

L’Italie a-t-elle des principes ? L’Italie est-elle impériale, pontificale, royale ou fédérale ? Elle-même n’en sait rien. Pauvre Italie ! A la place de la Révolution, nous lui avons porté la révolte ; elle nous renvoie la tempête.

Il n’y a plus de principes : l’Europe est descendue dans le chaos du 2 décembre, et nous marchons dans le vide, per inania regna. Ce qu’il y a de triste, c’est qu’on le sait, on le dit partout, et on l’accepte. On en prend son parti comme d’une chose naturelle, comme d’une phrase inévitable. “ La France est déchue ; les temps du Bas-Empire sont venus pour elle : ” ces propos courent les cafés de Paris. Comme on disait en 93, la France est révolutionnaire ; en 1814, la France est libérale ; en 1830, la France est conservatrice ; en 1848, la France est républicaine. Encore un peu, et l’on dira avec la même insouciance : La France est pourrie ; et l’on constatera sa mort morale.

Que Napoléon III fasse maintenant ce qu’il voudra ; la Papauté touchée, rien ne la saurait rappeler à la vie. La foi des peuples ne la soutient plus. L’arrêt est sans appel : ni restrictions, ni amendements n’y feront rien. Le pape peut absoudre l’empereur ; l’empereur, confessé, réconcilié, ne sauvera pas le pape. Et comme il n’y a pas de nation en Europe dont on ne puisse constater, pièces en main, la décadence intellectuelle et morale, la chute de la papauté devient le signal de la débâcle.

Or, le temps des races initiatrices est passé. Le mouvement ne renaîtra en Europe ni de l’orient, ni de l’occident, ni du centre ; la régénération ne peut être aujourd’hui ni grecque, ni latine, ni germanique. Elle ne peut venir, comme il y a dix-huit siècles, que d’une propagande cosmopolite, soutenue par tous les hommes qui, après avoir renoncé aux anciens dieux, protestent, sans distinction de race ni de langue, contre la corruption.

Quel sera leur drapeau ? Ils n’en peuvent avoir qu’un : la Révolution, la Philosophie, la Justice.
La Révolution est le nom français de l’idée nouvelle ;
La Philosophie est son nom germanique ;
Que la Justice devienne son nom cosmopolite.

                                                                                                                            P. J. PROUDHON.

 

Puisqu’il est question d’une publication de [J. P.] Proudhon, je me permettrai une remarque non au sujet de l’ouvrage dont je ne connais qu’un fragment, mais au sujet de la solidarité révolutionnaire. Le Libertaire a la prétention d’être un organe de la Révolution sociale ; Proudhon aussi. Je ne sais si, quand il publie un nouveau livre ou une nouvelle brochure, il en envoie un exemplaire aux journaux ; mais pourquoi n’en enverrait-il pas un au Libertaire, feuille anarchiste, qui peut se croire plus radicale que le célèbre publiciste, mais qui combat pour le même principe que lui ? Est-ce parce que, soit dans le Libertaire, soit dans une précédente brochure, j’ai été quelquefois brutal envers lui ? Ne l’avait-il pas été envers d’autres ? Je ne sais ni ne veux me servir de la parole pour déguiser ma pensée, mais cela ne m’empêche pas de rendre justice aux hommes toutes les fois que je puis le faire sans blesser ma conscience. Si je suis un de ceux qui ont le plus maltraité Proudhon pour ses faiblesses, ne suis-je pas aussi un de ceux qui l’ont le plus honoré pour ses vertus, quand il marche debout dans sa force et dans sa liberté ? Aimerait-il mieux que j’acceptasse banalement toutes ses idées ? Le critiquer, le démolir même, n’est-ce pas le glorifier dans ses enseignements. Où serait le progrès, si les neveux ne savaient que copier servilement les oncles ? Ils doivent les continuer, mais c’est en se révoltant contre leurs préjugés comme eux se sont révoltés contre les préjugés de leurs devanciers. Proudhon a fait école de rébellion ; tout ce qui se rebellionne contre lui est de son école. Loin de s’en formaliser, il devrait s’en enorgueillir... Aussi est-il peu généreux de sa part de témoigner une sourde rancune au rédacteur du Libertaire, qu’il peut ne pas aimer personnellement, mais qu'il ne saurait haïr socialement. Quant à moi, j’aime Proudhon, en dépit de ses défauts, de ses vices ; je pourrai le honnir violemment encore dans ses écarts, mais toutes les fois que je le retrouverai dans le droit chemin de l’An-archie, je l’applaudirai avec joie.

Je lui ai fait remettre le Libertaire ; j’ignore si l’on a continué de le lui adresser. Dans le doute, je prie de nouveau le B.E.S. de le lui faire passer, et lui envoie à cet effet une collection complète.

Le Libertaire, l’élève qui l’a le mieux compris et le plus exagéré, fait ainsi avec Proudhon, le père et maître en an-archie, acte de solidarité révolutionnaire, et il a la générosité d’en attendre la réciprocité.


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