Les Grèves d’Esclaves Blancs.

Vivre en travaillant ou mourir en combattant.
                                  “ Les ouvriers lyonnais. ”
Je me [meus], donc je deviens.
                                                      P. J. Proudhon.

Il est une chose qui témoigne du profond malaise sinon de la lumineuse intelligence des populations ouvrières de l’Amérique comme de l’Angleterre, ce sont les grèves.

L’agitation pour une idée féconde, l’idée de progrès social, est un bien. L’agitation pour un préjugé agonisant, pour le statu quo social, est un mal.

Les grèves, quand elles ne sont qu’une manifestation de la misère pacifique, et non le grondement précurseur de l’insurrection, les grèves, quand elles ne sont qu’un sanglot et non le tocsin, les grèves ont cela de pernicieux qu’elles agitent les travailleurs sur une question insoluble et stérile, celle du mouvement de va-et-vient du salaire : l’exploité tenant pour l’élévation, l’exploiteur pour la réduction. On se passionne pour l’effet, c’est-à-dire pour la fluctuation des salaires, tandis que c’est la cause, le salaire lui-même qu’il faudrait supprimer.

En cela, le prolétariat ressemble à l’animal qui mord le bâton dont on le frappe au lieu de mordre le poing qui manie ce bâton.

Aussi, après s’être bien agité dans le vide du refus de travail, après avoir rongé jusqu’à son dernier sou, mis ses hardes en gage, chômé jusqu’à extinction de chaleur naturelle, finit-il, le pauvre ouvrier marron, par reprendre ses travaux aux conditions imposées par le maître ; car le maître, ayant toujours plus de numéraire en réserve que l’ouvrier, peut toujours attendre et faire grève plus longtemps que lui ; et céda-t-il un moment, par l’urgence de ne pas laisser inoccupé son instrument de travail, son capital d’exploitation, que, le moment d’après, il ne tarderait pas à revenir sur sa décision et à imposer à l’esclave blanc ou une augmentation de travail pour le prix accordé, ou une réduction de prix pour le travail convenu. L’esclave blanc, par sa victoire d’hier qui lui a fait épuiser toutes ses ressources et jeter dans un des plateaux de la balance ses minces et entières économies, n’est-il pas, et plus que jamais même, pieds et poings liés, à la discrétion du Planteur du nord, du patron industriel ?

De pareilles grèves ont encore un autre inconvénient, c’est de décourager le prolétaire, qui finit par reconnaître qu’il a plus perdu que gagné à cette stupide agitation, et de l’empêcher de prendre part, à l’avenir, à tout sérieux mouvement révolutionnaire. Il s’affaisse alors dans son énervement, il s’y crétinise de plus en plus, et ensuite il faut des miracles d’excitation pour l’en faire sortir.

En principe, je n’hésite pas à condamner les grèves qui n’ont en vue que le salaire, et à les déclarer nuisibles à ceux-là qui les font, quelle qu’en soit l’issue. Vaincu, l’ouvrier retombe plus bas sous la domination du maître ; vainqueur, il s’endort dans les chaînes redorées de son esclavage et perd pour un certain temps jusqu’à l’idée de s’en affranchis ; il se façonne au joug ignominieux du salariat qui, — tant que dure l’ouvrage et que la demande est à la hausse, — lui permet de manger et boire, de végéter comme une brute, main non de vivre comme un homme.

D’ailleurs, par ces grèves, l’amélioration ne peut jamais être que partielle, c’est-à-dire quand un corps de métier s’agite isolément et que les autres restent en repos. Mais si le mouvement devenait général, si tous s’agitaient en même temps pour élever le salaire de chacun à un taux uniforme, ce taux fût-il de dix dollars par jour au lieu de un ou deux comme il l’est maintenant, il s’en suivrait que, loin de réussir à élever le niveau de leur bien-être, ils n’auraient réussi qu’à l’abaisser. Et cela s’explique : les salaires haussant d’une manière générale, les objets de consommation hausseraient en proportion du prix des salaires. L’exploiteur, à qui il faut toujours sont tant du cent sur les produits, y gagnerait presque seul, le tant du cent sur dix dollars, pour réduit qu’il soit, étant plus considérable ou plus facile à rendre considérable que le tant du cent sur un ou deux dollars. La possibilité de consommation pour les petits consommateurs, qui sont les plus nombreux et qui pour la plupart sont des producteurs, loin d’augmenter, diminuerait, eu égard à l’élévation prodigieuse du prix de revient. La fabrication ou la production ayant moins de débouchés, il faudrait la restreindre ; et l’ouvrier, au lieu de chômer six mois de l’année comme dans l’état de choses actuel, chômerait neuf ou dix mois. En définitive, il aurait donc travaillé à son détriment et au bénéfice de l’exploiteur.

L’histoire les grèves modernes, c’est l’histoire du serpent et de la lime. Comme dans la fable, le patron aussi peut dire à l’ouvrier :

Bien loin de chercher à augmenter le salaire, tous nos efforts, au contraire, doivent tendre à le diminuer, à le supprimer, en diminuant progressivement et infiniment le nombre des intermédiaires parasites, en les supprimant.

Le prolétariat américain comme le prolétariat anglais sont dans des conditions légales qui leur permettent de se coaliser, d’agir en masse contre les patrons et de lutter, par l’association, et de capital à capital, envers et contre tous exploiteurs. Que ne le font-ils donc ? Que ne se mettent-ils à l’œuvre ? Là est l’agitation sérieuse et formidable ; là est la base d’opération de l’amélioration sociale.

Ouvriers et ouvrières, héroïques gladiateurs des grèves, ces nouveaux cirques dont vous êtes la chair saignante ; martyre du Travail, qui ne recueillez de la confession publique et inoffensive de vos misères, que le rire de Malthus et un surcroît de souffrances ; hommes et femmes du prolétariat, cesser de vous immoler en pure perte pour une augmentation de salaire illusoire. O mes frères et mes sœurs, je vous en conjure au nom du Progrès vivant, que l’idée, que l’intelligence révolutionnaire et sociale soit avec vous ! En dehors de la sociale révolution, point de salut pour le Travail. Travailleurs, que tardez-vous tant à le comprendre ? — Qu’est-ce qu’une simple goutte d’eau, et qu’est-ce que ses tempêtes ? Une mouche en rirait, tant c’est peu de chose. L’Océan pourtant n’est qu’un composé de gouttes d’eau, et les tempêtes de ces gouttes d’eau réunies brisent, comme en se jouant, des hommes et des navires contre les rochers !... Qui vous empêche de vous réunir aussi, de mettre en commun toutes vos forces éparses, tontes vos tempêtes isolées, et d’en faire une force collective, une tempêtes universelle capable de démâter et de démolir et de broyer de la poupe à la proue l’odieux et infâme Capital ? Les meetings vous sont ouverts, que ne vous y rassemblez-vous et n’y formulez et n’y appuyez une proposition ainsi conçue :

“ Dans le but de s’affranchir de l’exploitation de l’homme par l’homme, les ouvriers et ouvrières soient invités à faire partie d’une association révolutionnaire pour l’affranchissement du Travail et son organisation solidaire.

L’association se propose de supprimer en tout et partout le patron, ce vampire parasite qui est à l’esclave blanc du Nord ce que le planteur est à l’esclave noir du Sud, et de remplacer en tout et partout la possession individuelle et propriétaire de l’instrument de travail par sa propriété possessive et collective, afin de racheter en tout et partout le producteur des chaînes et du fouet du Capital.

A cet effet, chaque membre de l’association versera chaque semaine ou chaque mois, et selon sa volonté et ses moyens, une cotisation illimitée pour former un fonds social.

Quand les cotisations auront produit une somme suffisante, on choisira parmi les industries celle dont l’établissement offrira le plus de facilité, l’industrie des cordonniers ou des tailleurs, par exemple, et on organisera des ateliers et un ou plusieurs bazars dans une grande ville ou dans plusieurs grandes villes, selon les ressources de l’association.

Tous les ouvriers tailleurs ou cordonniers, qui ne seront pas immédiatement, qui ne seront pas encore occupés dans les ateliers de l’association, devront alors faire grève de travail chez tous les patrons, et seront soutenus par la caisse générale de l’association qu’alimenteront les cotisations hebdomadaires ou mensuelles des ouvriers de toutes les autres professions.

Devant un pareil index, rendu exécutoire par le concours universel et des cotisations solidaires de tous les membres de l’association, le patron tailleur ou cordonnier serait bientôt obligé de fermer boutique, ne pouvant plus répondre aux commandes faites ou à faire, faute d’ouvriers qui veuillent travailler pour lui. Riches et pauvres, tout le monde enfin serait forcé de s’adresser au bazar social pour avoir des habits ou des souliers, puisque là seulement on pourrait s’en procurer.

Par cette mesure dont l’exécution serait facile en Amérique et en Angleterre, si le prolétariat anglais ou américain en comprenait la valeur et y mettait un peu de bonne volonté, voilà donc l’intermédiaire, l’exploiteur supprimé pour l’industrie des tailleurs ou des cordonniers, et le travailleur mis en possession de l’instrument de travail dans une ou deux professions ; car l’association, au fur et à mesure que grossira son fonds social, établira des ateliers et des bazars dans toutes les villes grandes et petites, jusqu’à ce qu’il ne reste plus debout une seule boutique de patron tailleur ou cordonnier.

Ces deux corps de métier maîtres de la place, l’association consacrera les fonds qui lui arriveront successivement à l’établissement de nouveaux ateliers et bazars pour une ou deux autres professions ; et ainsi de profession en profession, jusqu'à ce qu'elle ait toute englobé, jusqu’à ce que l’organisation en soit universelle.

Tant que durera cette agrégation de nouvelles professions, les ouvriers et ouvrières employés par l’association ne devront recevoir qu’un salaire relativement restreint : les produits devant se vendre au plus bas prix possible, et les bénéfices résultant de la vente des produits, et capitalisés par elle, étant destinés à fonder continuellement les ateliers et bazars des autres industries et manufacturières et agricoles.

— Et maintenant, ouvriers et ouvrières, comprendrez-vous que le prolétariat ainsi solidarisé et organisé, c’est, dans un court espace de temps, l’affranchissement graduel et total des travailleurs, c’est le Travail excommuniant le Capital au profit du producteur et au détriment de l’exploiteur, c’est la Révolution Sociale ? A ceux et celles qui le comprennent de le faire comprendre aux autres ; et le flocon de neige deviendra boule, et la boule deviendra avalanche... Si l’idée dont il est question se propage parmi les travailleurs d'Amérique et d’Angleterre, si l’association se fonde par eux, qu'ils n’oublient pas qu'elle doit être universelle, ne pas reconnaître de frontières, être une et indivisible, sous peine d’avortement. Ils sont tous frères ceux-là qui sont les fils du Travail !

Debout donc, esclaves blancs, bétail humain du Nord, prolétariat américain et prolétariat anglais, debout pour lutter contre le maître notre ennemi, non plus par des grèves de salaire, non pas même, pour le moment, par la force des canons ou des baïonnettes, mais par la force de l’idée révolutionnaire, par l’association et la solidarité entre tous les travailleurs.

Quiconque veut s’assurer le travail du jour et du lendemain, le droit de vivre en travaillant, quiconque veut devenir libre ! doit se mouvoir solidairement avec son Prochain, car son prochain c’est lui-même, et infirmer le Capital en le combattant par l’Association.

En conséquence, j’invite tous les ouvriers et ouvrières, mes frères et sœurs, le prolétariat anglais et le prolétariat américain, à méditer sur cette question et à mettre à exécution les mesures de salut commun que je leur soumets.

J’invite aussi les journalistes des deux pays, qui ont quelque souci de l’affranchissement des esclaves blancs, de tous les exploités sans distinction de sexe, de race ou de couleur, à reproduire, en le traduisant dans leur langue maternelle, le présent article, à lui donner dans leurs feuilles place et publicité.

N’est-ce pas une honte que le prolétariat américain et le prolétariat anglais en soient encore à ignorer les idées socialistes pour la défense desquelles le prolétariat français a versé son sang en Juin 48 ?

Si le Libertaire en avait eu les moyens, il y a longtemps qu’il aurait paru moitié en français, moitié en anglais afin d’initier la plèbe du nouveau continent au mouvement anarchique, et de l’exciter à la haine et au mépris, à l’abolition des exploiteurs.

Qu’un groupe d’Américains se forme et lui vienne en aide, et l’édition en anglais ne se fera pas attendre.

Il ne serait pas trop tôt vraiment que le peuple américain, qui pourrait devenir le premier peuple du monde s’il n’était le plus gangrené de religiosité, désapprît la lecture de la bible et se mît à épeler l’A B C de la Révolution Sociale.

Aide-toi, Travailleur, ce n’est pas le ciel qui t’aidera.


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