M. *** ET LE LIBERTAIRE.

Le rédacteur du Libertaire aime les noms sur les visages, il signe ce qu’il écrit, il a le courage de son opinion ; il ne comprend pas qu’on se cache sous un pseudonyme, sous des initiales ou sous une triplicité d’étoiles. Appartient-il donc à qui cherche la lumière et fait vœu de publicité de s’entourer de mystères, de mettre un bandeau sur son nom ! Je ne le crois pas. C’est un tort, selon moi, de mettre un masque pour parler en public. Et, pour le dire en manière de parenthèses, dorénavant le Libertaire n’admettra dans ses colonnes aucune signature travestie. L’ouvrier du front comme l’ouvrier du bras ne doit pas craindre d’apposer son estampille au bas de son œuvre ; il doit accepter sans vanité ni modestie, mais avec franchise, la responsabilité de son travail : la modestie et la vanité sont les deux faces de la fausse monnaie ; la franchise est le contrôle de l’or pur. L’homme de vérité ne saurait pas plus déguiser son nom que sa parole sans commettre un illogisme. Toute dissimulation provoque la suspicion. C’est pourquoi, pénétré de ces idées générales, je m’étais permis une double hypothèse à l’égard de M. ***, tout en concluant personnellement en faveur de sa sincérité. J’en avais d’autant plus le droit, ce me semble, que son article comme les précédents, était maculé de contradictions qui tendent à l’opposé du progrès, au principe autorité. Le Libertaire a fait appel à ses lecteurs pour collaborer, c’est vrai, mais il ne l’a pas fait sans conditions. Il n’accepte pas tout ce qu’on lui envoie sans examen. Et quand il insère quelque chose en anachronisme avec son titre, c’est bien le moins qu’il le critique. Pas n’est besoin de le calquer, ni lui ni d’autres, bien au contraire ; il aime l’originalité et non le plagiat ; mais force est de marcher carrément avec le principe liberté pour être admis sur le pied de fraternité à sa tribune. Si cette tribune est ma propriété, comme on nous le dit assez mal à propos, en tous cas, ce n’est pas une propriété usuraire. J’ai toujours désiré, et je désirerais encore qu’elle fût une propriété commune au grand nombre, et non seulement entre Français, mais aussi entre hommes de différentes nations, [quel] que soit leur race, leur sexe ou leur langue. Il n’a pas dépendu de moi qu’on ne répondit à mon initiative. A défaut d’association, il fallait bien ou enclouer cet organe socialiste, se taire, s’ensevelir dans son coin, comme toutes les natures timorées, comme les tièdes et les paresseux, ou bien continuer comme je l’ai fait, à la sueur du bras et du front, d’en être l’ouvrier possesseur, mais jamais la propriétaire exclusif. Loin de jalouser ceux qui pourraient y élever la voix, je les accueillerais au contraire de grand cœur et avec joie, car ce travail continu, cette tension de tous les instants m’épuise à la longue, moi qui suis bien moins un hercule qu’un pygmée. J’aurais besoin de quelque temps de repos, d’une saison de vacances pour reprendre haleine, méditer à loisir et retremper mes forces, fatiguées par vingt mois de veilles cumulées avec le labeur de mes jours, vingt mois de lutte active.

Peut-être eut-il été préférable, au lieu de la publier, de jeter au panier cette réponse de M. ***, qui est trop badine pour être sérieuse, et qui ne saurait être d’un grand intérêt pour le lecteur ni d’un grand profit pour les principes. J’ai mieux aimé pécher, cette fois encore, par libéralité que par rigorisme. M. *** a demandé la parole et il l’a eue. Voyons un peu quel usage il en a fait.

En dehors des reproches injustes et de l’inoffensif [persifflage] que, sans doute, sa vanité froissée lui inspire, loin de chercher à châtier sa plus grosse erreur, il ne fait guère que l’aggraver.

“ Est-ce qu’un amant est un despote, dit-il, quand il caresse sa maîtresse (ce n’est pas moi qui ai inventé le mot), quand il l’abrite, la vêt et la nourrit, par les moyens que lui procure la fortune ou son travail intellectuel ou manuel, quand il veille sur elle comme sur lui-même, parce que lui et elle ne font plus qu’un, sous l’influence de l’amour ?... ”

Se peut-il que M. *** ne voie pas que l’AMANT qui ABRITE, VÊT et NOURRIT sa maîtresse n’est pas son égal, et que si lui et elle ne font plus qu’un, ce n’est pas assurément sous l’influence de l’amour mais bien de la prostitution ? Ce contrat qui lie ainsi l’homme à la femme et la femme à l’homme, c’est le même qui lie le planteur à l’esclave, le prolétaire au patron, c’est le lien de la force, de la nécessité, de la contrainte ; c’est l’accouplement de l’exploité avec l’exploiteur. — Le prolétaire peut-il aimer son patron, le planteur aimer son esclave ? la femme entretenue peut-elle aimer son entreteneur, l’entreteneur aimer sa femme entretenue ? Peut-on aimer qui vous avilit, avilir qui l’on aime ? Est-ce là de l’amour ? Non ! Il n’y a d’amour que dans l’indépendance, que dans la liberté. Un contrat pareil à celui qui a pour clause d’une part la soumission et de l’autre part la protection, est marqué à tous les coins du sceau du despotisme et de la servitude. Comment M. *** qui se croît socialiste, peut-il rêver pour la femme la consécration du rôle de courtisane, et pour l’homme celui de souteneur, deux rôles honteux, deux rôles ignobles ? N’est-ce pas là ce qui découle de ses paroles, bien que ce ne soit pas littéralement ce qu’il dit ?... Ah ! laissons à ces modernes sauvages, les civilisés, mâle, femelle et petits, de se complaire dans la promiscuité du ménage, pêle-mêle avec tous les vices et, toutes les abjections ; ils le font, du moins, en se prosternant devant leurs fétiches, en tombant en adoration plus ou moins sincère devant leurs branlantes idoles : la Famille, la Propriété, le Gouvernement, la Religion. Mais nous, les anarchistes, qui nous targuons d’être plus hommes que ces piliers de ménagerie, nous, les ennemis naturels de toute autorité, nous sommes cent fois plus criminels qu’eux quand nous osons conserver par devers nous des pensées aussi réactionnaires que celles que j’ai citées plus haut. Plus j’y songe, et plus je m’étonne qu’on ait songé au Libertaire pour publier de pareilles choses. On le sait pourtant, pour an-archiste qu’il soit, le Libertaire n’est pas un orthodoxe de l’école de [Proud’hon], ce grand mâle et père, — mais un fils rebelle, un schismatique ; il confesse l’affranchissement de la femme comme l’affranchissement du prolétaire, la délivrance de tous les ilotes.

Honni soit qui pense à protéger ou à servir ?

Sans doute, en civilisation, la femme et le prolétaire se montrent parfois bien inférieurs au type hominal : la faute en est à la société et non à la nature. Comme en Orient, on mutile dans leurs chairs, on châtre des hommes, pour en faire les eunuques du sérail ; comme en Chine on emprisonne dans des souliers de plomb les pieds des jeunes filles, pour qu’ils ne puissent grandir au delà de la dimension prescrite ; de même, en Occident, on emprisonne dans l’ignorance et les préjugés, dans l’esclavage, le front des femmes et des prolétaires, pour les empêcher de se développer ; on les estropie du crâne, on les châtre du cerveau pour en faire les eunuques de l’état social ou anti-social actuel. Quoi d’étonnant, après cela, que l’intelligence des déshérités ait un aspect difforme ? Les privilégiés de la Civilisation, les jouisseurs du monopole, les pachas malthusiens n’étranglent-ils pas, par la force et la ruse, quiconque a la témérité de se montrer viril ? — Qu’on attaque le prolétaire et la femme dans leur ignorance et leurs préjugés ; qu’on leur fasse honte de leur abaissement ; qu’on stimule en eux le sentiment de la révolte, la conscience du caractère humain, le besoin de rénovation, rien de mieux. Mais qu’on n’établisse pas en principe l’inégalité de nature parmi les hommes ; ils ne sont inégaux que par les institutions qui en font des riches et des pauvres, des maîtres et des esclaves, et encore ne le sont-ils que superficiellement. Il serait difficile de dire lequel est le plus stupide ou de l’homme qui asservit son semblable ou du semblable qui se laisse asservir par l’homme. Tous deux sont des esclaves ! Ils ne diffèrent que par l’apparence, ils sont égaux dans le mal.

— “ Vous sentez-vous corrompus ”, disait l’austère intrigant Guizot à ses électeurs ? Et ils répondaient : non ; ce qui ne veut pas dire qu’ils ne l’étaient pas. M. *** aussi, se croit sain d’esprit, et cependant, il s’échappe de sa plume des traces de gangrène. Dans ma conviction, c’est un homme qui a des velléités socialistes, mais qui est encore trop bourgeois pour être socialiste-anarchiste. Il y a en lui encore trop de branches mortes mêlées aux jeunes pousses. Il lui reste à émonder, et il émondera de son front, j’aime à la penser, le fagot des vieilles idées qui gênent le développement des idées nouvelles. Alors il niera réellement Dieu, il le niera absolument et sans aucunes réserves mentales, c’est-à-dire sans plus admettre sur la terre que dans le ciel la supériorité de l’homme sur l’homme, l’autorité de l’amant ou de l’époux sur la maîtresse ou l’épouse, le culte de la petite famille. Alors seulement il aura détruit Dieu en lui qu’il en aura extirpé les dernières racines. Jusque là, il me permettra de douter de son radicalisme libertaire.

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