Feuilleton.

Les Civilisés de la Décadence

OU

LES MARTYRS DU SOCIALISME

Drame en un acte.

(SUITE)
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SCÈNE V.

MARIETTE, CHRISTIN.


MARIETTE.

Vous avez beau dire, monsieur, je vous dis, moi, que le mariage est une chose indispensable ; et je ne serai à vous, je ne consentirai à vous aimer pour tout de bon qu’à cette condition. Que dirait le monde, monsieur ; et quel respect pourrait-il avoir pour votre femme ? Et nos enfants, Christin, nos enfants, si le ciel voulait que nous en eussions ? (Elle se débarrasse de son schall et de son chapeau).

CHRISTIN.

Nos enfants seraient comme nous qui n’avons d’autre famille naturelle. Pourquoi porteraient-ils plutôt mon nom que le vôtre ? La paternité, si légale qu’elle soit, est toujours douteuse ; la maternité est toujours légitime. Je comprends que ceux pour qui le mariage est un trafic, pour les riches qui ont des dots à échanger, un contrat écrit soit de rigueur ; mais pour nous qui ne convoitons ni richesse ni héritage, nous qui n’avons rien en perspective à léguer à nos descendants, nous qui sommes les parias du monde civilisé, les hors la loi de la fortune et de l’étiquette, à quoi bon un acte civil et religieux ?

MARIETTE.

Et pourquoi faire autrement que les autres ?

CHRISTIN.

Parce que les autres ne nous ressemblent pas.

MARIETTE.

Et moi, si je veux faire comme eux, monsieur, et si je le veux justement parce que vous ne le voulez pas, et afin d’avoir de vous un témoignage d’amour ?

CHRISTIN.

Vous savez bien que, si vous le voulez résolument, je ne pourrai pas vous résister : l’homme qui aime est bien faible devant la volonté d’une femme aimée ; et, si vous l’exigiez, je mettrais à vos pieds, je le crains, la rigidité de mes principes comme j’y ai mis tout ce qu’il y a de tendre dans mon cœur. Mais, je vous en conjure, ne me contraignez pas à cette profanation de mes idées ; ne me forcez pas à vous aimer au nom de la loi et de la religion, car, si j’acceptais de semblables chaînes, loin de vous en aimer davantage, il me semble que je vous en aimerais moins : l’esclavage est mortel à tous les sentiments d’élite et le véritable amour n’a d’existence que dans la liberté.

MARIETTE.

Voilà comme sont les hommes : ils disent à une femme qu’ils l’aiment, ils parlent de liberté, et ils ne veulent faire que ce qu’il leur plaît à eux et rien de ce qui nous plaît à nous ; tenez, monsieur, vous êtes un despote.

CHRISTIN.

Un despote commande... et moi, je prie...

MARIETTE.

Oui, parce que vous croyez qu’on ne peut rien refuser à vos prières. Mais moi, monsieur, je ne veux pas vous accorder de vivre ensemble sans que notre union soit légalisée par la Mairie et sanctifiée par l’Eglise. Oh ! non ; bien certainement.

CHRISTIN.

Mariette, est-ce que les oiseaux du ciel ont d’autre contrat que celui de la nature ? est-ce que l’amour qui les unit n’est pas plus fécond en tendres dévoûments que les liens aspergés d’encre et d’eau bénite qui unissent l’homme à la femme ? Et, dites-moi, quand, le matin, ces chères petites créatures viennent sur le toit et jusque sur le bord de votre fenêtre fêter votre réveil, leur émietteriez-vous plus de pain et de plus de caresses si leurs chants comme leurs amours étaient moins libres, moins naturels.

MARIETTE.

Non, sans doute.

CHRISTIN.

Eh bien ! pourquoi vouloir mettre nos cœurs en cage, les mutiler en leur coupant les ailes ?

MARIETTE.

Mais le monde, qui ne pense pas comme vous, le monde, monsieur, me reprocherait mon amour comme une faute ; il ne me pardonnerait pas d’avoir enfreint ses lois ; et vous même, Christin, peut-être un jour...

CHRISTIN.

Moi ! Mariette ! peux-tu parler ainsi ? Ah ! s’il te faut, à jamais, la rémission de tes péchés, pas n’est besoin de prêtre dans son confessionnal, hibou au creux de sa niche de bois ; viens sous les lambris de ma mansarde ; franchis les cinq étages qui séparent ce haut tribunal de l’autre : il n’en est que plus près du ciel... Une fois là, humaine pécheresse, vous vous agenouillerez... non, je m’agenouillerai, moi, devant toi, ou bien tu t’assoieras sur mes genoux ; tu joindras les bras autour de mon cou ; tu me feras l’aveu de ces tant gros péchés, péchés mignons !... et moi qui t’aime, moi ton amant et ton juge, moi le ministre d’une religion dont le cœur est l’Etre-Suprême, — au nom du Père, que j’espère être un jour, — au nom du Fils, qui ne sera peut-être pas fils unique mais qui sera conçu par la plus chaste des femmes et la plus tendre des mères, — au nom de l’Esprit-Sain, c’est-à-dire du sain esprit, oh ! va, mon angélique pénitente, je te donnerai l’absolution pleine et entière, et je te bénirai, et, pour communion, je mettrai sur ta lèvre l’hostie de mes baisers... Je te ferai de mon âme une chapelle, de ma pensée un trône, de mon amour un encens, et, comme une autre madone céleste, ô ma Vierge-Mariette, je t’adorerai aujourd’hui et demain et chaque jour, jusqu’à la consommation de mes jours !...

MARIETTE.

Oh ! taisez-vous, taisez-vous ! c’est mal ce que vous dites, et Dieu nous punirait.

CHRISTIN.

Enfant !... Dieu, s’il en est un, ce Dieu pour moi c’est toi seule ; le ciel et ses délices, c’est quand ta prunelle se fixe caressante sur ma prunelle ; l’enfer et ses tourments, c’est quand tu me déshérites de ce rayon d’amour !...

MARIETTE.

Oh ! le vilain, le méchant, l’impie ! qui fait de sa Mariette un Dieu, et qui ne veut pas ce que Mariette veut.

CHRISTIN.

Tu sais bien que pour toi je donnerais ma vie : laisse-moi donc la satisfaction de braver d’absurdes préjugés... Mets-toi bien plutôt de moitié dans ma révolte : sois homme par le front comme je suis femme par le cœur ; renonce à cette vaine formalité du mariage qui n’est que la sanctification de l’impudeur, cérémonie carnavalesque où l’on promène par les rues la jeune fille couronnée de fleurs avant de la conduire à l’abattoir nuptial ; sacrifie-moi le Code et la Bible, le prêtre de la Loi et le maire de Dieu, ces deux confesseurs de l’idolâtrie moderne, ces brocanteurs de bénédictions temporelles ou spirituelles, juifs en livrée chrétienne qui battent monnaie sur la crétinité publique. Laisse-moi me redresser dans ma haine contre l’imposture, porter haut et ferme le flambeau de la raison, ô toi, mon bel ange, pour qui je m’agenouille, flamme au cœur, dans l’amour...

MARIETTE.

Oh ! tout ce que vous voudrez... mais ne parlez pas ainsi de la religion : cela nous porterait malheur !

CHRISTIN, s’approchant d’elle et lui passant un bras autour de la taille.

Folle !... m’aimes-tu ?

MARIETTE.

Tu le demandes !...

CHRISTIN.

Et tu m’aimeras... toujours ?

MARIETTE.

Toujours !...

CHRISTIN.

Eh ! alors, quel malheur veux-tu que je craignes ?

MARIETTE.

Mais toi, aussi... m’aimeras-tu toujours comme je t’aime ?

CHRISTIN.

Ah ! tu sais bien que tant qu’il y aura une goutte de sang dans mon cœur, ce cœur battra pour toi ; tant qu’un souffle pourra monter de ma poitrine à ma lèvre, ce souffle appellera ton baiser... tu sais bien que si ton amour venait à me manquer, si tu détournais de moi ta pensée, il ferait nuit dans mon âme, la sombre nuit du désespoir : c’est par toi, aube embaumée, aurore lumineuse, qu’elle est inondée de parfums et de clartés.. Moi, ne plus t’aimer !... n’es-tu pas la [Vestale] dont mon cœur est le temple, dont l’amour est le feu sacré : s’il venait à s’éteindre, je ne serais plus qu’un vivant cadavre... te voir, t’aimer, être aimé de toi, c’est la vie ; te perdre... oh ! mieux vaudrait la mort !...

MARIETTE.

Oh Christin, tais-toi, tais-toi... vois, tu me rends confuse... Christin, aie pitié... mon âme est émue et tremblante, ta voix, ta parole, tes yeux m’enivrent... Oh ! assez, assez !...

CHRISTIN.

Mariette ! que tu es belle ainsi...

MARIETTE, lui passant les bras autour du cou.

Oh ! je t’aime ! je t’aime !...

CHRISTIN.

Oh ! viens loin des regards profanes ; viens, oh ! viens, ma toute aimée !... (Il l’entraîne vers l’escalier de sa chambre.)

MARIETTE, apercevant Mme Dufourneau.

Ma tante !

SCÈNE VI.

LES MÊMES, Mme DUFOURNEAU.


Mme DUFOURNEAU.

C’est donc ainsi que tu m’obéis ? Tu n’as pas honte de compromettre ta réputation avec un va-nus-pieds**, un ouvrier qui n’a rien ; un libertin qui se moque du mariage, et qui te planteras-là un beau jour pour une autre ; un vagabond qui n’a que des injures pour tous les gens et toutes les choses honnêtes, qui ne respecte ni Dieu ni prêtres ni riches ; un perturbateur qui mourra aux galères ou sur l’échafaud !... A ton aise, ma nièce, à ton aise ; fais en à ta tête ; mais, si tu es malheureuse, ne viens pas t’en plaindre à moi, car tu l’auras été par ta faute.

MARIETTE.

Ma tante...

Mme DUFOURNEAU.

Tandis que, si tu voulais, il y a le fils du propriétaire, M. Vendachon...

CHRISTIN.

Un misérable qui veut faire de Mariette une prostituée, l’entraîner par guets-à-pens dans une de ces maisons de perdition, asile de l’impudicité, où de riches et lubriques parrains mettent en nourrice de pauvres belles filles à qui ils donnent pour hochets une bague et une chaîne d’or, pour langes de la gaze et du tulle, et pour berceau le déshonneur !

Mme DUFOURNEAU.

Monstre ! oseriez-vous soutenir cela devant lui ?

CHRISTIN.

Certainement, puisque c’est la vérité.

Mme DUFOURNEAU.

La vérité... (Bas.) Et pourtant...

MARIETTE.

Ma tante, je vous en prie, ne me reparlez jamais de cet homme.

Mme DUFOURNEAU.

Cet enfant là me fera mourir de chagrin... Eh ! bien, et M. Rapinard ?

MARIETTE.

Pas plus l’un que l’autre, ma tante : j’aime Christin et je n’aimerais jamais que lui.

Mme DUFOURNEAU.

Un beau moineau que tu auras là. Enfin, tu veux ce que tu veux ; c’est ton idée, tu te plais dans la misère, tu repousses ton bonheur ; moi, je n’y puis rien ; mais tu verras par la suite, tu verras ! Ah ! que tu es bien la fille de ta mère... — Ça, dites-moi, vilain garnement ?

CHRISTIN.

Vous m’en voulez toujours ?

MARIETTE.

Allons, chère tante, ne soyez pas méchante pour votre nièce : un bon pardon pour tous deux, et je vous en aimerai davantage... (Elle s’appuie sur l’épaule de sa tante.)

Mme DUFOURNEAU.

Ha ! la caline...

MARIETTE.

Dites !...

Mme DUFOURNEAU.

Le moyen de refuser.

MARIETTE, lui sautant au cou.

Oh ! embrassez-moi !... (Se tournant vers Christin.) Et vous aussi, monsieur, embrassez cette bonne tante.

CHRISTIN, à Mme Dufourneau.

C’est dit ?...

Mme DUFOURNEAU.

Allons donc (Christin l’embrasse.) Mais ce n’est pas tout : vous allez recevoir congé ; le propriétaire ne veut plus de vous : ce matin j’en étais contente ; j’aurais voulu vous voir au diable, mais maintenant c’est différent, si vous m’enlevez Mariette.

CHRISTIN.

Mais votre Mariette viendra souvent vous voir.

Mme DUFOURNEAU.

C’est bien comme cela que je l’entends.

CHRISTIN.

S’il en est ainsi, je cours chez Jules et Augustine...

MARIETTE.

Deux bons cœurs.

CHRISTIN.

Deux vrais amis ; il y a dans leur maison, sur le même carré qu’eux, un petit logement vacant... (S’adressant à Mariette.) Faut-il le louer ?... Nous ne pourrions trouver meilleur voisinage.

MARIETTE.

Allez et revenez vite.

CHRISTIN.

A bientôt. — Au revoir la maman.

Mme DUFOURNEAU.

Au revoir, mauvais sujet.

SCÈNE VII.

LES MÊMES, moins CHRISTIN.


Mme DUFOURNEAU.

Ainsi, c’est bien décidé ?

MARIETTE.

Bien décidé, ma tante.

Mme DUFOURNEAU.

L’exemple de ta mère n’est rien pour toi, ses infortunes ne te font pas peur ? Ecoute, elle aussi a voulu faire à sa tête, et elle est morte à l’hôpital.

MARIETTE.

Pauvre mère !

Mme DUFOURNEAU.

Elle aussi s’est laissée ensorceler par un homme sans le sou, un artiste, un peintre. Il lui avait promis de la rendre heureuse ; à l’entendre, ses tableaux devaient toujours se vendre des mille et des cents francs ; et il a fini par se brûler la cervelle de désespoir : l’argent qu’il recevait ne suffisait pas à payer les couleurs ; ce n’était pas le moyen de parvenir à donner du pain à sa femme et à son enfant.

MARIETTE.

Oui, cela est affreux ! et pourtant il avait du talent, mon père ; mais son nom était obscur, il n’était pas connu ; et le marchand qui lui achetait ses tableaux abusait de sa position.

Mme DUFOURNEAU.

Du talent ! du talent !... il se figurait en avoir... le fils d’un cordonnier... Je le demande, est-ce que c’est possible ?

MARIETTE.

C’est si possible, ma tante, — c’est Christin qui l’a vu hier sur le journal, — qu’à une vente d’objet d’arts, le dernier tableau de mon malheureux père est monté à six mille francs : vous voyez bien qu’il n’avait pas tort d’avoir foi en ses pinceaux.

Mme DUFOURNEAU.

Il est bien temps quand on est mort et que les tableaux appartiennent à d’autres. Une bonne boutique vaut mieux que tout cela. — Mais tiens, voici tes prétendants qui viennent chercher une réponse ; arranges-toi avec eux ; moi, d’abord, je m’en lave les mains. (Elle rentre dans sa loge.)


(La suite au prochain numéro.)

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