Feuilleton.

Les Civilisés de la Décadence

OU

LES MARTYRS DU SOCIALISME

Drame en un acte.
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SCÈNE III.

Mme DUFOURNEAU, puis RAPINARD.
Mme DUFOURNEAU, appelant par la fenêtre de l’escalier.

Mariette !... Mariette !... (Elle entre en scène.) Partie, la coureuse... Je suis sûre qu’elle n’a pas seulement pensé à écumer la marmite... il faudrait tout lui dire... (Elle entre dans la loge et en ressort bientôt.)

RAPINARD, se parlant à lui-même.

Célibataire... célibataire... quel trouble, grand Dieu ! que de tenir seul les rênes d’une épicerie... Oui, oui, plus je vais et plus je m’aperçois qu’une femme est utile dans le commerce...

Mme DUFOURNEAU, rentrant en scène et sans voir Rapinard.

Je m’en doutais... un si beau pot au feu... Fiez-vous donc à la jeunesse d’aujourd’hui !

RAPINARD.

Bonjour, Mme Dufourneau ; comment va la santé, Mme Dufourneau ?

Mme DUFOURNEAU.

Vous êtes bien bon, M. Rapinard ; très bien ; et la vôtre ?

RAPINARD.

Merci ; pareillement.

Mme DUFOURNEAU, prenant sa tabatière.

Vous en usez, M. Rapinard ?...

RAPINARD.

Non, Mme Dufourneau ; mais pour vous faire plaisir... (Il prend une prise.)

Mme DUFOURNEAU.

Et les affaires, M. Rapinard ?

RAPINARD.

Oh ! les affaires, depuis qu’on a fermé le gouffre des révolutions... ah ! psioum !... ah psioum !...

Mme DUFOURNEAU.

Dieu vous bénisse, M. Rapinard.

RAPINARD.

Merci bien... les affaires ne demandent qu’à marcher... ah ! psioum !... ah ! psioum !... Votre tabac est bien fort, Mme Dufourneau.

Mme DUFOURNEAU.

Il est à la rose pourtant.

RAPINARD.

Ah ! psioum !... ah !... psioum !...

Mme DUFOURNEAU.

Tout ce que vous pouvez désirer...

RAPINARD.

Merci bien... Dans mon petit intérieur, voyez-vous, les affaires sont comme celles du chef de l’Etat, en voie de prospérité toujours croissante... ah ! psioum... ah ! pas...

Mme DUFOURNEAU.

Mille...

RAPINARD.

... notre cher empereur a pris une impératrice pour faire les honneurs de son chez lui... ah ! psioum ! ah ! psioum ! (Mme Dufourneau lui fait la révérence ; il la lui rend du geste. Même jeu pour les éternuements suivants.) Moi, je ne peux pas rester plus longtemps garçon ; il me faut une femme aussi pour mettre à mon comptoir, faire... ah ! psioum !... les honneurs de ma boutique et tenir mes comptes. Votre nièce a de l’instruction, elle est économe, sa personne est avenante, et c’est beaucoup dans le commerce ; et puis un jour elle héritera des petites rentes de sa tante Dufourneau... ah ! psioum !.. ; ah !... psioum !...

Mme DUFOURNEAU.

Pour ça, la chère enfant, elle peut compter dessus... (A part.) A moins que je ne les place en viager...

RAPINARD.

Enfin, c’est marché conclu, si elle y consent. Moi, d’abord, je n’ai qu’une parole. Qu’elle dise... ah ! psioum !... qu’elle dise oui, et je suis son épouseur. Mais c’est trop attendre ; il me faut une réponse aujourd’hui même. Vous comprenez, Mme Dufourneau, que ça me fait tort ; je ne peux pas être à tout : surveiller les garçons... ah ! psioum !... servir la pratique... ah ! psioum !... et tenir mes livres... ah ! psioum ! ah ! psioum !... avec ça que je ne suis pas très fort sur la tenue des livres. Ainsi, ma bonne Mme Dufourneau, parlez à votre nièce, faites-lui comprendre ses vrais intérêts... ah ! spst !... Que diable ! un homme établi ce n’est pas un parti à dédaigner pour une jeune fille sans dot.

Mme DUFOURNEAU.

C’est ce que je lui dis tous les jours, mon cher M. Rapinard ; je lui vante sans cesse vos excellentes qualités, l’avantage qu’il y aurait pour elle à devenir votre épouse (éternuement de Rapinard) ; mais, depuis cette vilaine république qui, Dieu merci, ne reviendra jamais (autre éternuement), on ne peut plus faire entendre raison à la jeunesse. C’est égal, je ferai mon possible... Revenez tantôt, M. Rapinard.

RAPINARD.

Allons, à tantôt, Mme Dufourneau.

Mme DUFOURNEAU.

A tantôt, M. Rapinard.

RAPINARD.

Et surtout faites l’article, chauffez-moi ça... ah ! psioum !... faites mousser ma position ; et qu’à mon retour la denrée de mes sentiments soit à la hausse dans le cœur de votre nièce... hé ! hé ! hé !... (Il sort en éternuant.)

SCÈNE IV.

Mme DUFOURNEAU, puis VENDACHON entrant par la gauche.
Mme DUFOURNEAU, seule.

C’est qu’il est très bien, ce M. Rapinard, un homme charmant... Mariette serait si heureuse avec lui... quel bon petit ménage ça ferait... Ah ! de mon temps, si j’avais trouvé semblable occasion, c’est moi qui ne l’aurait pas laissé échapper...

VENDACHON.

Salut bien, Mme Dufourneau.

Mme DUFOURNEAU.

Votre servante, M. Vendachon.

VENDACHON.

Eh bien ! et Mariette ! Savez-vous qu’elle n’est pas du tout aimable pour moi. Cependant, je n’ai en vue que son bonheur ; il n’y a pas de sacrifices que je ne sois disposé à faire pour elle, témoin le mantelet que je voulais lui donner, et qu’elle a refusé.

Mme DUFOURNEAU.

Que voulez-vous, M. Vendachon, c’est jeune, ça n’a pas encore d’expérience... (Elle ouvre sa tabatière pour prendre une prise.)

VENDACHON.

(A part.) Voyons si la vieille mordra mieux à l’hameçon. (Haut.) Vous permettez.

Mme DUFOURNEAU.

Ah ! pardon !... je ne croyais... Vous prisez donc maintenant ?

VENDACHON.

Oh ! rarement... par hasard... mais vous avez là une tabatière qui paraît avoir au moins trente années de service. (Il prend la tabatière et l’examine.)

Mme DUFOURNEAU.

Oh ! pas encore... c’est mon défunt maître qui m’en a fait cadeau.

VENDACHON.

Elle n’est plus bonne qu’à être mise à la retraite. (Rendant sa tabatière après avoir fait semblant de prendre une prise.) Eh ! bien ! moi, je veux vous en offrir une en argent dont je ne me sers presque jamais et que j’ai oubliée à mon magasin ; demain je vous l’apporterai.

Mme DUFOURNEAU.

C’est trop de bonté pour votre servante, M. Vendachon.

VENDACHON.

Eh quoi ! n’êtes-vous pas la tante de Mariette, et, s’il plaît à Dieu, ne serez-vous pas ma tante un jour. (A part.) On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, et les vieilles filles ni les jeunes filles sans amorce. (Haut.) C’est en vous que j’ai placé tout mon espoir... En votre qualité de tante, vous avez de l’autorité sur votre nièce, vous pouvez agir sur sa décision. Or donc, si vous croyez me devoir quelque reconnaissance, soyez mon avocat après d’elle ; usez de votre influence pour me la rendre favorable ; décidez-la à entrer dans l’honorable maison que je lui destine et où on lui enseignera les belles manières, et où on la rendra digne d’être agréée par ma famille... car je ne suis pas libre, moâ ; j’ai des considérations à garder envers le monde, envers mes parents... sans cela, vous pensez bien, je n’attendrais pas pour en faire ma femme... que... Ah ! quel heureux jour pour moi que le jour où je pourrai lui donner mon nom !

Mme DUFOURNEAU.

Ce brave M. Vendachon, l’honnête jeune homme ! Et dire que, ce matin encore, ma nièce osait douter...

VENDACHON.

Douter de moi, de ma bonne foi... Ah ! par exemple ! les Vendachon sont connus sur la place pour leur honorabilité ; leur signature est exempt de tout protêt ; et une promesse de mariage, voyez-vous, Mme Dufourneau, c’est aussi sacré pour moi qu’un billet de commerce. Les Vendachon n’ont jamais failli à leurs échéances... Douter de ma parole... ah !...

Mme DUFOURNEAU.

La malheureuse !... C’est pourtant ce monstre de Christin qui lui tourne la tête... Faites donc du bien, voilà comme on en est récompensé !... Un ouvrier que nous avons sauvé de Cayenne, Monsieur ; un ancien insurgé de juin qui a été sur les pontons, ce qui aurait bien dû lui servir de leçon, et qui malgré cela est encore allé se battre en Décembre ; qui est rentré blessé ici ; que nous avons porté, pour ainsi dire, à sa mansarde, où il n’aurait jamais pu monter tout seul, tant il était faible ; et enfin que nous avons soigné en cachette, Mariette et moi. Eh bien ! monsieur, depuis cette époque Mariette ne voit plus que par lui.

VENDACHON.

Comment ! un insurgé de Juin, un blessé de Décembre !... Et vous avez laissé un pareil criminel dans la maison de mon père ? Mme Dufourneau, vous voulez donc nous faire piller, brûler, égorger par ce scélérat ?...

Mme DUFOURNEAU.

Oh ! pour cela, il est incapable...

VENDACHON.

Et je vous dis, moi, Mme Dufourneau, qu’il était de votre charge d’en instruire le commissaire de police. Vous avez agi là très légèrement pour une femme de votre âge. Les honnêtes gens ont des devoirs à remplir, et ils ne sauraient sans crime, savez-vous, soustraire à la justice du pays les malfaiteurs qui troublent le repos public, les ennemis de l’ordre qui mettent la civilisation en péril et voudraient voir Paris à feu et à sang ; tous ces partageux qui font sans cesse la guerre à la société et ne cherchent à la renverser que pour satisfaire leurs mauvaises passions, le pillage, le viol, l’incendie et le massacre... L’empereur n’a été que trop clément pour tous ces brigands-là ; sa miséricorde n’en a que trop gr[â]ciés !... Et si les honnêtes gens n’aidaient pas à la police, c’en serait fait de la tranquillité publique : il n’y aurait plus de famille, plus de propriété, plus de religion, plus de gouvernement, plus de société possibles. Ce serait le chaos, le néant, l’anarchie ! entendez-vous bien, Mme Dufourneau, la hideuse, l’épouvantable anarchie !...

Mme DUFOURNEAU.

Dieu !...

VENDACHON.

Ah ! si mon père apprenait jamais que vous avez recelé dans sa maison cet échappé des bagnes, il ne vous garderait pas une minute de plus à son service.

Mme DUFOURNEAU.

Je vous jure...

VENDACHON.

Mais rassurez-vous, il ne le saura pas. Seulement je vais faire signifier congé à ce monsieur Christin et le faire déloger au plus vite.

Mme DUFOURNEAU.

Oui, vous avez raison, donnez-lui congé ; c’est le meilleur...

VENDACHON.

(A part.) C’est ce que nous verrons.

Mme DUFOURNEAU.

Cela vaut mieux, après tout, que si j’avais été cause de son arrestation ; car, voyez-vous, au fond, il n’est pas méchant, il n’est qu’égaré, et qu’il a été aux barricades, je suis sûr qu’il y aura été entraîné par d’autres... Une fois hors de la maison, ma nièce l’oubliera.

VENDACHON, tirant son portefeuille.

Vous dites donc qu’il s’appelle... son nom ?...

Mme DUFOURNEAU.

Christin.

VENDACHON, écrivant.

C’est bien. (A part.) En voilà un qui ne sera pas longtemps un obstacle ; quant à l’autre, M. Rapinard... celui-là n’est pas dangereux. (Haut.) Adieu donc, Mme Dufourneau ; mes compliments à votre gentille nièce ; je compte sur vous pour plaider ma cause auprès d’elle.

Mme DUFOURNEAU.

Vous pouvez avoir confiance. La révérence, M. Vendachon.

VENDACHON, s’en allant par le fond.

Demain vous aurez la tabatière.

Mme DUFOURNEAU fait de nouveau la révérence.

(Seule.) Ouf !... un moment il m’a fait peur ; j’avais regret de lui en avoir tant dit... Aussi, j’étais en colère contre ce petit gredin-là... Bon Dieu ! et mes escaliers donc ! il faut pourtant que j’achève de les balayer.


(La suite au prochain numéro.)


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