ENCORE VOLTAIRE.Lauteur dun article publié dans lavant-dernier numéro du Libertaire, sous ce titre : Ce quil faut pour être parfait chrétien, nous envoie, avec un dollar quil promet de nous continuer mensuellement, une réponse aux quelques mots dont nous avions fait précéder larticle en question. Le rédacteur du Libertaire doit faire observer de nouveau à son correspondant récidiviste que les articles quil lui envoie ne sont pas conformes à ce quil attend de ses collaborateurs. Il y a sans doute du bon dedans, mais il y a aussi du mauvais. Le fond est un peu trop sacrifié à la forme. Lamour de la phrase lemporte un peu trop sur lamour de lidée. Ce nest pas là de la logique suivie. On sent malgré tout le bout de la vieille éducation bourgeoise percer sous le manteau du socialiste. M. Josse enfin est toujours quelque peu orfèvre. Voltaire a pu être un personnage remarquable pour son époque, un monument du progrès humain sous le règne de Louis XV ; mais aujourdhui ce nest plus quune ruine vermoulue. Ce qui était bon pour le siècle de la veille ne vaut plus rien pour le siècle du lendemain. Voltaire, dailleurs, était un jésuite en rupture de ban, mais c'était toujours un jésuite, cest-à-dire un politique, un hypocrite, un écrivain capable, selon la circonstance, de chanter la pluie ou le beau temps, de plaider lexistence ou la non-existence de Dieu. Voltaire est la tête fossile dont les libéraux daujourdhui, autres débris fossiles, sont la queue. Cest le noble père ou le père-noble des bourgeois, le prototype de cette classe lettrée ou sensée lettrée qui ergote dans la presse ou les parlements, dans les salons de la finance ou les arrière-boutiques, en faveur de la monarchie-républicaine ou de la république-monarchique. Cest un maître-sauteur qui na légué à ses fils de 89 et de 93, de 1830 et de 1848, que la souplesse de son échine et la volubilité de sa langue dorée. Voltaire na pas fait de révolutionnaires dans le sens contemporain de ce mot, mais Voltaire a fait des saltimbanques. Ecrire lapologie de Voltaire en 1859, cest, me semble-t-il, navoir rien appris de la destinée sociale, cest navoir rien oublié de son éducation de collège. Si tous les bourgeois nont pas lu Voltaire en entier et encore moins tous les prolétaires ils en ont malheureusement sucé la substance dans tous les écrits et discours de ses neveux, avocats et tribuns, romanciers et poètes ; dans les écoles de luniversité comme dans les écoles des frères ; enfin, dans lenseignement de tous les instituteurs libéraux et jésuites, laïcs ou ecclésiastiques, à lusage de toutes les classes de la société. Quant à moi, javoue candidement navoir pas lu le chapitre de Candide. Je suis loin de connaître tout le Voltaire original, tout le Voltaire-semence ; mais jen connais lépi, la moisson, et cela me suffit pour me dégoûter de dépenser ma peine et mon temps à grignoter les cent cinquante poudreux tomes abandonnés en pâture aux rats des bibliothèques. LEldorado de ce grand homme, dont on veut bien nous gratifier dun échantillon, nest aucunement à mes yeux une utopie socialiste. Jy vois tout simplement le pendant du roman des Mille et une Nuits, une rêverie orientale qui ne témoigne en rien de létude de lhomme et de la société. Luvre du Libertaire nest pas de rééditer, sous forme de rédaction nouvelle, les choses du passé ; mais, bien au contraire, de faire oublier à ses lecteurs les auteurs renouvelés des Français, des Romains ou des Grecs de lantiquité la plus récente comme la plus reculée. Si parmi les anciens ou les modernes il trouvait quelques passages dignes dêtre reproduits et de servir à linstruction des masses, il lui semblerait plus naturel de les citer textuellement que de les habiller à neuf sans les corriger. On ne fait pas de la révolution en remontant le cours de la tradition, mais en descendant vers ses affluents, cest-à-dire en parcourant des terrains autres que ceux explorés par nos pères. Nos pères ont affirmé les idées de leur temps, affirmons les idées du nôtre. Continuons-les, ne les copions pas. Ce que je reproche au signataire de Ce quil faut pour être parfait chrétien, cest de ne faire que de lavocasserie, ou du moins de naller guère au-delà ; cest de donner seulement des coups dépingle ou de pratiquer seulement des piqûres desprit à luniversel faux-Dieu, au lieu de chercher à le démolir carrément par la confrontation dune philosophie nouvelle. On nest pas un démolisseur révolutionnaire parce quon se contente de tracer quelques lazzis sur le socle du Pasquin céleste. Un démolisseur est celui qui, armé du principe contraire comme dun marteau, brise lidole que ses devanciers ont éclaboussée. Jespère que dorénavant notre collaborateur, qui est homme desprit, se le tiendra pour dit ; quil voudra bien mettre une conclusion socialiste à lappui de ses raisonnements ; joindre la solidité du fond au luxe de la forme ; ou reconnaître, sil persévère dans ce que nous jugeons le péché, que son socialisme voltairien nest pas le socialisme du Libertaire. Monsieur, Je trouve dans le quinzième numéro du Libertaire, en tête de larticle intitulé : Ce quil faut pour être parfait chrétien, une note à laquelle je vous prie de me permettre de répondre, en même temps quaux qualifications de libérales et de voltairienne dont vous gratifiez la bourgeoisie dans un article du numéro 16. Vous dites dans la note que ce nest pas là le genre darticles que sollicite le Libertaire, que celui quil insère est par trop exclusivement voltairien que cest bien plutôt du socialisme que du libéralisme quil attend de ses collaborateurs. Dabord, je ne comprends pas que pour être voltairien on ne soit pas socialiste. Il sagit dans larticle en question de protester au nom de la raison contre le mensonge, la fraude, la ruse, limpudence, lhypocrisie, la folie, la stupidité et la superstition, vices de lesprit humain sur lesquels et aux dépens desquels le culte sest établi. Il sest agit de démolir cet édifice odieux qui se ramifie dun bout à lautre bout du globe, et où trône détape en étape logre-fantôme au nom duquel les despotes de tous pays et les prêtres de toutes sectes, muselant lespèce humaine, la gouvernent comme un bétail édifice qui toutefois quil naura point été détruit et que la terre nen sera pas à jamais nettoyée, empêchera létablissement de toute commune-sociétaire, de toute cité-démocratique ; et quil soit dit aussi en passant, de toute humanisphère ou dEden-humanitaire, quelque passionné que soit le désir des utopistes de voir se réaliser leurs brillants et généreux rêves. Il y a donc du socialisme dans luvre du démolisseur aussi bien que dans celle de lédificateur ; et je crois que celui qui travaille à laplanissement du terrain sous les pas de larchitecte et du maçon, mérite en conscience quon laccueille et quon lui tende la main, en attendant que, son uvre finie, il apporte aussi sa pierre à lédifice. Si jai dit que, pour être voltairien, je ne concevais pas quon ne fût socialiste, cest parce que je crois que Voltaire a fait autant pour létablissement du socialisme que tout autre il a fait plus, si lon considère le temps où il a vécu. Il nest pas un livre des uvres de ce grand homme dans lequel il ne revendique les droits de lhomme contre lautorité : lautorité est partout son cauchemar ; partout où il la rencontre et sous quelque forme quelle se montre à lui, il se prend corps à corps avec elle et la terrasse. Sil se fait courtisan quelquefois, cest pour mieux mordre. Pour lui, les rois sont des brigands et leurs soldats de stupides assassins qui tuent pour un bout de galon rouge ou jaune, ou pour lappât du pillage ; il compare la guerre à la peste et appelle ceux qui la provoquent ou la déclarent des fléaux comme elle. A quel titre uon prélève limpôt, il lappelle un vol, si le contribuable ne la point consenti. Pour lui, les juges sont des loups-cerviers qui se repaissent de la chair de lagneau quils accusent davoir troublé leur eau. Je ne citerai pas ce quil dit du culte, le pire de tous les pouvoirs et de toutes les autorités : il la tant attaqué, tant harcelé, tant mordu ; il lui a fait, en un mot, tant de blessures, quil en est resté perclus et quil en mourra avant longtemps, pour peu que lon continue à lattaquer, à le harceler et à le mordre. Empereurs et rois, dieux et vice-dieux, généraux et simples soldats, les juges et le bourreau, banquiers et marchands, cultes, prophètes et prêtres, lois et coutumes, écrivains mercenaires, lenfer et le paradis, Voltaire a tout attaqué, tout percé de son javelot. Le peuple seul eut grâce devant lui : cétait à lui quil tendait la main quand il prenait sous sa protection les enfants de Calas et de Sirven. Enfin, il a fait la révolution : ôtez Voltaire, et peut-être vous aurez retardé le progrès de deux siècle ! Voltaire na-t-il fait que de démolir ? et cela étant, ne sera-t-il quun bourgeois libéral sans titre au socialisme ? Dailleurs, le bourgeois nest pas plus libéral quil nest voltairien. Il ny a plus de libéraux en France : le libéralisme a disparu sous le pavé de Février. Vous trouverez bien ça et là quelques traces de son existence dans quatre ou cinq vieux chicots pourris quon appelle Barrot, Thiers, Hauranne, Havin ou Chauvin, ou de tout autre nom ; mais cest tout. Le bourgeois, sil avait une qualité quelconque, ne serait plus bourgeois : il nest rien du tout, sinon bourgeois ; on ne peut même dire, pour être correct de langage, quil est conservateur, pas plus quon ne peut dire quun avare est avaricieux, attendu que bourgeois et conservateur cest absolument la même chose. Le bourgeois na pas didées : il digère, couché sur sa besace dans laquelle il a enfoui tout ce quil possède ; cest pour elle quil vit, comme cest aussi sur elle quil veut mourir. Lautorité, dont il ne sentait plus depuis quatre ans la lourde main peser sur son crâne chauve, est son idéal ; il ne connaît rien au-dessus delle ; il la veut, il laime, parce quil veut être gouverné, fouetté, parqué et muselé : cest parce quil avait faim dautorité quil a fait Bonaparte empereur. Le pouvoir peut tout contre la bourgeoisie : il peut la violer et lui faire des enfants borgnes, assuré quelle ne dira rien, si après avoir rabattu ses jupes elle retrouve sa besace intacte ! Voltaire bourgeois ?... Le bourgeois, ai-je dit, digère et ne pense pas : cest un crétin qui peut rire quelquefois dun trait desprit quon lui aura cité daprès Voltaire, mais il ne la jamais lu ! Un bourgeois lire Voltaire ? Soixante volumes ! cent volumes ! cent vingt ou cent trente volumes ! selon les éditions. Allons donc, vous prenez le bourgeois presque pour un savant !... pour un socialiste, car Voltaire est socialiste : en voulez-vous la preuve ? Lisez le chapitre de Candide intitulé Le Pays dEldorado, où il ny a dautorité que celle qui ressort des besoins et de la volonté de tous ; où il ny a ni noblesse ni privilèges, ni prêtres ni cultes, ni prisons ni gendarmes, ni palais-de-justice ni juges ni bourreau. Où les auberges du pays, plus belles et plus vastes que nos palais, sont ouvertes à tous venants, et où, après sêtre restauré de mets à son choix et au son de la musique, lhôte, pour toute réponse au Combien vous dois-je ? des civilisés, vous souhaite un bon voyage en ne vous demandant que votre amitié en échange de la sienne, attendu que cest lEtat ou la Société qui paie la dépense des voyageurs dun bout à lautre bout de la frontière. Où la femme que vous voulez affranchir joue un rôle égal à celui que joue lhomme ; où lon entre quand on veut et comme on veut dans le palais du souverain, qui nest autre chose quun brave homme qui vous reçoit dans ses bras, vous baise sur les deux joues et vous fait asseoir à sa table comme si vous étiez son frère ou son fils. Où le luxe qui décèle le bien-être et le progrès resplendit dans toutes les maisons, dans la rue et sur toutes les places publiques qui sont pavées de mosaïque, et où des fontaines émaillées et dune richesse de sculpture sans pareille lancent, indépendamment de leau pure, des jets deaux parfumées de tous les parfums connus. Où lindustrie, les sciences et les arts sont si avancés, quune salle de deux mille pas, faisant partie dun palais réservé aux sciences et aux arts, suffit à peine pour lexposition des instruments de mathématiques et de physique ; et où enfin le brave homme qui gouverne, ou le roi, comme lappelle Voltaire, a de lesprit, ce qui, de tout ce quil a vu, étonne le plus Candide ! Croyez-vous que celui qui a imaginé lorganisation dune pareille société ne savait pas tout ce quil y avait à espérer dans lavenir de lassociation, et que, sil le savait et se complaisait à en faire le tableau, il nespérait pas que la chose se réaliserait un jour ? Je suis sûr que ceux qui depuis le commencement du siècle ont pris la plume pour tracer des plans de gouvernements socialistes, ont souvent rêvé sur le chapitre en question. Eh bien, cest parce que le bourgeois qui nest pas libéral est trop paresseux pour lire Voltaire en cent vingt volumes quil a peut-être dans sa bibliothèque ; cest parce que louvrier, qui nest pas paresseux, nest pas assez riche pour payer ses uvres, quil naurait dailleurs pas le temps de lire, quil serait bon de leur démontrer à tous deux, dans des articles de petits journaux, tous les vices des vieilles institutions des civilisés, et de les amener par ce moyen à accepter les idées nouvelles. Cest alors seulement que le bourgeois aussi bien que louvrier, lesprit débarrassé des préjugés de léducation de la famille et de lécole, arriveraient à comprendre quil ny a de salut pour lun comme pour lautre que dans lusage absolu de la raison et du droit, et dans leur union contre toute autorité qui nest pas celle du peuple. |
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