On a déjà beaucoup parlé de lamnistie, beaucoup trop même, si lon considère les paroles creuses et chargées de vent, les déto[n]ations déclamatoires de ceux que rien nobligeait den parler, si ce nest le besoin de faire du bruit pour le plaisir den faire et dans le but doccuper le monde de leur petite personne : absolument comme le bambin éduqué par des civilisés et qui, mis en possession dun tambour, sévertue à tambouriner sur sa peau dâne pour satisfaire ses goûts denfant terrible et se faire applaudir de papa et maman, fiers de lallure superbe de leur petit monstre de progéniture, leur portrait tout craché. Quelques-uns ont jugé de lamnistie et de ses conséquences assez sainement ; de bonnes choses ont été dites. Cependant, il reste encore à dire. On ne la point jugée du point de vue doù je veux me placer. Il se machine aujourdhui en Europe un attentat à la liberté universelle. Nous sommes à la veille de journées de juin plus gigantesques que les premières. Comme en 48, on veut en finir avec la Révolution, non-seulement en France, mais par tout le vieux continent. Le jésuitisme, ce mauvais génie de lhumanité, ce divin esprit des ténèbres, cette occulte légion du mal, prépare dans lombre ses batteries. La mèche en a bien été un peu éventée ; il est bien un peu entravé dans laccomplissement de ses sombres desseins par le protestantisme politique et religieux, autre vampire, qui sefforce de réformer la coalition des monarchies constitutionnelles dissoute par le coup-détat catholique et romain de Villafranca ; néanmoins, le Machiavélique-Archange poursuit ses secrètes menées avec ténacité. Il sagit pour lUltramontanisme de faire un immense carnage de tout ce qui est hostile à la catholique autorité temporelle et spirituelle. Les invisibles de la société de Jésus ne doutent pas de la victoire. Les Césars apostoliques sapprêtent donc à passer un nouveau Rubicon. Mais, pour le franchir, il est besoin de détendre un peu la bride, de lâcher un peu le frein à la liberté ; il leur faut ce que lesprit de Rome appelle des désordres, un commencement démeute universelle, pour livrer une bataille universelle et faire régner universellement la croix et le glaive de la Sainte Inquisition. Lamnistie, occasionnée par la froideur du public au défilé du 15 août, est une des nécessités de cette politique des Jésuites du degré suprême, dont laffilié Bonaparte est le très-humble et très-obligé serviteur sous le nom de vénérable ou empereur de la loge catholique de France, loge qui appartient à la grande église dOccident. Une certaine liberté de la presse viendra forcément à la suite de lamnistie. Puis, après avoir bien berné les patriotes italiens et les libéraux français ; après avoir tout fait pour isoler lAngleterre et la Prusse, et les avoir conquises à la pointe des baïonnettes sous un prétexte ou sous un autre ; après sêtre bien assuré de lappui, du concours intéressé du grand chef moscovite, du grand-prêtre de léglise [dOrient] ; alors on démasquera ses dernières batteries, on poussera à bout la patience des moins timides dentre les révolutionnaires, on les fera sortir de leur trop prudente longanimité, on leur laissera élever quelques barricades, jeter les premières lueurs de linsurrection : et aussitôt tintera, comme par enchantement, au clocher de toutes les églises grecques et latines, le catholique beffroi dune Saint-Barthélemy européenne ! ! !... Ah ! ce jour ou cette nuit-là, malheur à qui ne sera pas sur la défensive ! Malheur aux neutres ! Les neutres sont ceux pour qui les partis extrêmes ont le plus de haine et de mépris. Que le jésuitisme triomphe, et ils néchapperont pas à ses coups. Hommes de libertés petites ou grandes, vous les tièdes et les chauds, ralliez-vous donc tous à la Liberté, à la liberté entière, illimitée, car en dehors delle il nest pas de salut : Ou la liberté ou la mort !... Ralliez-vous au seul vrai principe. Opposons ensemble radicalisme à radicalisme, anarchisme à jésuitisme, afin que ce que les porte-croix et les porte-glaives, les bravi de lautocratique et théocratique Autorité provoquent comme une Emeute (quils se font forts de noyer dans le sang et de traîner dans les fers) leur réponde, en se grandissant à la hauteur des circonstances, en se déclarant Révolution !!! Voilà pour la question générale. Quant à la question locale pour nous, les natifs de France, devons-nous profiter, oui ou non, des portes qui nous sont ouvertes ? Il y a-t-il là motif à protestation ? Je comprends que ceux qui ont des prétentions dynastiques à faire valoir, tous les petits Césars démagogiques qui aspirent à la succession de lex-proscrit qui trône aux Tuileries ; je comprends que ceux-là repoussent lamnistie comme une chose qui est de nature à les amoindrir, à attenter à leur prestige, à les éloigner du but de leurs convoitises. Il y a parmi les émigrés daujourdhui, comme parmi les émigrés dautrefois, des princes, mais princes de lélection, qui tiennent à leurs titres. Sa Majesté Schlcher, recevant un jour, dans son exil, Londres, une lettre à son adresse avec cette suscription A M. Schœlcher, ex-représentant, protesta bel et bien contre cette qualification. Lui ! un ex ?... allons donc ! Il se considérait toujours comme le représentant légitime du peuple, en dépit du peuple qui lavait laissé chasser et de lusurpateur Bonaparte qui lui avait ravi son siège. On dit que ce personnage est rentré en France. Aurait-il donc abdiqué ? Car, pour lui, comme pour tous ceux qui se considèrent toujours comme les souveraneaux populaires, ce serait une abdication. Il ne pouvait dignement rentrer que pour proclamer la déchéance de lusurpateur, le faire appréhender au collet par la gendarmerie, et lui donner, pour rocher de Saint-Hélène, un ponton de Brest ou de Toulon. Mais tous les princes de la démagogie nont pas abdiqué. Il y en a même un qui a déclaré quil ne rentrera en France que quand la liberté rentrera. De quelle liberté veut-il donc parler ? Est-ce de la liberté comme on la rêvait à la rue de Poitiers ? car pour que la liberté rentrât, il faudrait quelle fût sortie. Et comment serait-elle sortie, nétant jamais entrée ? Apparemment ce nest pas sous la constitution Marrast et consorts quexistait la liberté ? Qui donc a proscrit Louis Blanc qui proteste ? Ce nest pas assurément Louis Bonaparte qui nétait pas né... empereur. Cétait donc son frère ou quelquun des siens : Cavaignac alors, lassemblée nationale, le gouvernement de la République. Est-ce quune partie de ceux que lamnistie fait sortir de Lambessa et de Cayenne ne sont pas des condamnés sans jugement de la république bourgeoise, des transportés de Juin 48 ? Est-ce que les détenus et les proscrits du 13 juin ne sont pas aussi des proscrits ou des détenus de la république constitutionnelle ? Est-ce que du temps que Louis Blanc était à la place de Louis Bonaparte il na pas agi tout comme lui ? Est-ce quil na pas rougi ses mains dans le sang du peuple ? Est-ce quil nest pas solidaire, comme membre du gouvernement provisoire, des massacres de Rouen et des condamnations au bagne qui furent prononcées sous son règne ? Lon peut, il est vrai, se laver les mains comme Pilate ; mais Pilate nen est pas moins lassassin de Jésus ! En vérité, je trouve quon soccupe un peu trop exclusivement de chercher des poux à la tête du Bonaparte, de crier haro sur le baudet, et quon détourne ainsi la révolution de sa vraie vole, lattention publique de la question de principe. Amnistie, non, mais justice ! disent bien des protestations. Justice, soit ; mais justice pour les empereurs comme pour lempereur daujourdhui, Bonaparte est un criminel, cest un forfaiteur avéré : mais il nest ni le premier ni le plus grand ! Avis à ceux qui antérieurement lui ont prêché dexemple et lui ont frayé le chemin. Je sais que beaucoup vont se récrier, comme dhabitude ; quon va maccuser de faire de la division. Division tant que vous voudrez ! Je fais de la révolution. Je cherche à diviser les exploités davec les exploiteurs. Le prolétariat qui nest rien, mais qui doit être tout, a contre lui deux ennemis dont il doit faire justice ; et ce nest ni M. Bonaparte ni nimporte quelle autre chétive individualité. Ces deux ennemis, ce sont la société de Jésus et la caste bourgeoise ; lune qui le tient par la cervelle, lautre qui le tient par le ventre. Est-ce quavec la liberté de manger et la liberté de penser, nos bras ne seraient pas libres ? Quelle armée pourrait nous résister, à nous, linnombrable multitude ? Lamnistie, en plaçant les proscrits dhier je ne dis pas dans le droit, qui nexiste pas, mais dans la condition commune, leur laisse le libre-arbitre de rentrer ou de ne pas rentrer au pays. Si nous sommes des révolutionnaires, cest-à-dire des anarchistes, nous navons pas à nous occuper du droit de pardonner à qui nous dénions le droit de punir. Nous avions devant nous un fait, la force brutale qui entravait la circulation. Cette force, pour quelle cause que ce soit, sest déplacée : la circulation est rétablie. Pourquoi protesterions-nous contre un détail, lamnistie, nous les négateurs de lensemble, les négateurs de tout gouvernement, de toute autorité ; nous dont la protestation est permanente contre lexploitation de lhomme par lhomme, contre le gouvernement et lautorité sous toutes formes et à tous degrés ? Si nous nous sentons le courage nécessaire pour rentrer en France opinion déployée ; si nous sommes résolus à confesser dans les ateliers et sur la voie publique notre manière de voir, et au besoin, à souffrir de nouveau la prison, le bagne ou lexil pour lamour de nos principes, rentrons !... et en affirmant notre droit, nous aurons fait notre devoir. Pour ma part, si je ne trouvais pas préférable de rester à létranger pour y continuer le Libertaire, quaucun imprimeur ne voudrait imprimer en France ; si un jour ou lautre jétais forcé den abandonner la publication pour cause de maladie ou de manque dargent, je me sens tout disposé à rentrer au pays, avec cette pensée dy exprimer en toute occasion mes convictions anarchistes. En laissant de côté les personnalités pour ne soccuper que de la question de principe, que de la question sociale, je crois quavec une certaine dose dénergie et de sang-froid, on pourrait encore parler, même devant la police, sans quelle vous mît son bâillon sur la bouche. A quelque point de vue que je lenvisage, lamnistie est selon moi un événement heureux : dabord parce quelle a dû mettre à la porte des prisons et des bagnes tous les prisonniers politiques qui y étaient détenus, et que la prison ou le bagne cest un martyre bien autrement sanglant que celui de lexil ; ensuite parce quelle ouvre aux exilés le séjour de France. Et que là soit quils se tiennent droits et inflexibles devant le pouvoir impérial et portent haut le principe de liberté, soit quils sa[pp]latissent devant les insignes du maître, et se comportent avec une servilité daffranchis ils nen seront pas moins fatalement, les uns et les autres, des instruments de la révolution : les uns comme exemple et provocation à la revendication des droits humains, les autres comme excitation à la haine et au mépris de la servitude par labjection de leur conduite. Puis, au lendemain de la révolution, je veux dire de linsurrection triomphante, en supposant quelle ait lieu bientôt, peut-être bien ne sera-t-on pas exposé, comme en Février, à voir accourir des prisons ou de lexil une autre Cour des Miracles, cette procession de mendiants suspects drapés dans leurs certificats de persécution, tas de truands politiques spéculant sur lémotion du moment, sur la bêtise populaire, pour se faire décerner des grades ou des places à titre de récompense nationale. Les ci-devant proscrits qui seront restés en exil parce quils y auront trouvé un intérêt quelconque, comme ceux qui seront rentrés en France et qui se seront frottés au vulgaire, auront perdu considérablement de leur prestige. La plupart de ceux qui posent en révolutionnaires auront été jugés tout différemment par la masse, plus révolutionnaire quils ne la supposent, et beaucoup recevront léducation de bon nombre quils simaginaient déduquer. Aussi, des acrobates comme ceux qui dernièrement à New-York ont signé une affiche pour la célébration dun anniversaire honnête et modéré, en se parant ou se travestissant en délégués dun Comité central socialiste imaginaire, imposteurs qui ont cela de commun avec lempereur de Décembre, quils ne reculent pas plus que lui devant un faux en politique, pour se procurer des distinctions honorifiques ; toutes ces vaniteuses outrecuidances, ces esprits étroits, ces éculés de lexil qui se bâtissent, les maniaques, des trônes en France qui ressemblent fort à des châteaux en Espagne ; tous ces tant petits principicules quand même, ces tant petits marquisins de la démagogie, plus amoureux de porter titres et paillettes et de débiter des riens gros de sonorité que démettre la moindre idée révolutionnaire et sociale ; tous ces maigres sires enfin ne voient pas sans regret leur mesquine et présomptueuse importance s'en aller en fumée, au souffle de cette chose doutre-mer qui a nom lamnistie. Lamnistie est la mine en péril de leurs prétentions à lapothéose ; cest le serpent qui détruit dans leur coquille ces ftus daiglons, daiglons infinitésimaux !... Mais lamnistie, cest aussi un guet-apens. Cest peut-être, à un jour donné, une ra[s]ia et un massacre général de tous les proscrits, de tous les suspects qui auront été assez téméraires ou assez imprudents, assez braves ou assez lâches pour risquer le séjour de France. A ne considérer que les victimes, ce serait quelque chose daffreux, mais qui est bien dans les murs de ceux qui gouvernent le monde catholique, et la France en particulier. A ne considérer que les résultats et en se dégageant des faiblesses inhérentes à notre nature et qui nous rendent épouvantable la vue du sang de nos semblables, de nos semblables innocents et immolés par trahison ; abstraction faite enfin des personnalités, on ne peut méconnaître que leur mort servirait encore la révolution, en soulevant contre leurs assassins le débordement de lindignation populaire, et aussi en débarrassant la cause du progrès de ses vétérans parasites. Le peuple est comme ces taureaux qui boudent et reculent devant les premières provocations des picadors et des to[rr]éadors. Ce nest quà force davoir été harcelé, piqué à sang par des pointes aigües, brûlé au vif par des décharges dartifices qui se glissent entre cuir et chair, ce nest quà ce moment quil sent la fureur sallumer dans ses veines, la souffle de la vengeance agiter ses naseaux, et quil bondit terrible et menaçant dans larène, face à face avec ses ennemis qui pâlissent et reculent à leur tour, et que, la tête ramassée sur son poitrail, il sillonne lair comme la foudre, prêt à éventrer dans sa course les habillés de pourpre qui ont excité son courroux. Lamnistie eût-elle pour conséquence ce dénouement suprême, que lamnistie serait encore un événement heureux. Quel est lhomme, lindividu qui ne sacrifierait pas un doigt de sa main pour sauver son corps, le peuple aussi est un individu ; il ne doit pas craindre la perte dun doigt, dune phalange, pour sauver le corps social. |