La
Législation directe et universelle. Pour libertaire ou anarchiste que lon soit, il nen faut pas moins vivre dans son siècle, compter avec les populations contemporaines. On peut entrevoir la grande et libre cité humaine, la cité de lavenir, mais on ne peut y aborder quen passant sur le corps de plusieurs générations. Trop de masses ignorantes encombrent encore la route qui y conduit pour oser espérer y pénétrer dun bond ; aussi, anarchistes ou libertaires, nous faut-il, péniblement, de lépaule et du coude, nous ouvrir un passage à travers cette cohue moutonnière et lui frayer à elle-même une voie pour la faire savancer à notre remorque au débarcadère du monde futur, aux premières stations de la société harmonique ; et cela uniquement par lentraînement de notre marche. Lexemple, la pensée qui agit, la force dinitiative est plus puissante en révolution que le commandement, la pensée qui simmobilise, la force de compressibilité. Les hommes bruts, les simples et les faibles desprit, comme tous les enfants, sont toujours plus disposés à singer la conduite de leurs moralisateurs quà se conformer à leurs leçons. Il y a un instinct naturel qui fait que lhomme le plus chétif se révolte toujours contre celui qui veut lui imposer sa domination par la violence. La violence dictatoriale, comme il a été démontré précédemment, ne peut rien pour le bien, le voulût-elle. La tyrannie, fût-elle démagogique, nest pas de nature à faire avancer la peuple vers le Progrès, mais à le faire reculer. Quel que soit la morsure des chiens et les coups de gaule du berger, on verra toujours le troupeau dhommes ou de mouton, le troupeau de bêtes refuser obstinément de franchir le ruisseau dont le cours leffraye, y eut-il nécessité de salut public à le franchir ; tous se laisseraient plutôt immoler les uns après les autres que de céder à la brutale, à larbitraire pression. Mais que sans violence aucune, librement, spontanément, quelques uns plus hardis que leurs compagnons sautent par dessus lobstacle ou le traversent à la nage et tout le reste du troupeau passera sur leurs traces, tout jusquau plus petit, tout jusquau dernier. Il faut le reconnaître, le radicalisme anarchique nest pas possible du jour au lendemain pour une génération comme la nôtre, multitude maladive vagissant encore dans ses vieux langes à lâge où elle devrait et marcher seule. Vieille enfant des siècles passés, elle a été allaitée successivement par la Sauvagerie, la Barbarie, et la Civilisation, trois exécrables marâtres au biberon des préjugés. Elle a sucé le légal, le respect imbécile de lAutorité avec toutes les falsifications humanicides que, sous le nom de religion et de politique, le charlatanisme scientifique lui a mis de sa face. Lhabitude est une seconde nature, de sorte encore il lui répugne de goûter toute autre et plus solide nourriture. Pour la sevrer de ma traditionnelle éducation servile, on ne le peut guère quen lui donnant, par dose proportionnelle à son tempérament, les aliments de nutrition révolutionnaire doivent la régénérer et faire disparaître à la longue les traces datonie et de crétinisme que des mille et des cents ans dabreuvement inquisitorial ont entonné son sein. Suppliciée de lorthodoxie autoritaire, gît garrottée du front et disloquée de la cervelle sous le rire sardonique de ses bourreaux. Son berceau na été quun chevalet de torture où son esprit a été tordu la question. Il sagit de redresser cet esprit, de remettre en ses morales articulations, de provoquer à la coordination de ses mouvements, au rétablissement ses facultés, de ses aptitudes. Il ne faut pas se faire illusion, la masse du peuple est perclue du mental. Les ténèbres dans lesquelles lont tenu la religion et la politique, tous les tortionnaires et valets de tortionnaires laïques et ecclésiastiques, ont tellement pesé sur ses paupières quelles lont rendue presque aveugle. Il faut, par un procédé transitoire, par une organisation qui ne soit pas encore lavenir mais qui ne soit plus déjà le passé, lopérer de la cataracte, enlever le voile qui couvre sa pensée ; et après lavoir guérie de son opacité, après lui avoir fait recouvrer la vue intellectuelle, la mettre hardiment en contact avec lidée des temps futurs, la lumière ultracontemporaine, afin quéclairée et réchauffée, caressée par ses rayons, elle marche désormais dun pas ferme et rapide la découverte incessante du progrès social, à la possession progressive de lindividuelle et universelle liberté. Ce moyen transitoire, jen ai dit en passant quelques mots dans le Libertaire, jen ai parlé plus longuement dans une brochure intitulée la Question révolutionnaire, cest la législation directe et universelle. La législation directe et universelle nest pas un principe tant sen faut, cest un instrument de manifestation, une manière dêtre révolutionnaire essentiellement provisoire, un moyen encore grossier et presque primitif comme le prolétariat de nos jours, mais par cela même à la portée de tous, et qui est de nature à préparer le développement des esprits, le bouleversement physique et moral de la vieille société et à la conduire [dévolution en évolutions], de la souveraineté collective, la souveraineté du peuple, la souveraineté individuelle, la souveraineté de lhomme, de lêtre humain. Cest un pont volant, une planche de sauvetage pour passer de lépave du présent à la terre ferme de lavenir. Comme les naufragés de la Méduse, nous sommes sur un radeau où la fibre révolutionnaire des masses est menacées de périr dinanition. Il faut en sortir à tout prix ; tirer le peuple de cette position critique ; il faut mettre à sa disposition le pain quotidien du cerveau, lexercice de la législation universelle et directe, afin que, par lemploi démocratique de la liberté légale, il finisse par shabituer et sinitier de lui-même à lidée comme à la pratique de la liberté anarchique. Quavant peu lenchaînement des circonstances, la fatalité des choses amènent en Europe un mouvement insurrectionnel de peuples, cest ce qui nest un doute pour personne. Que le prolétariat se retrouve encore une fois victorieux et en armes sur les débris des trônes, déchaîné, sinon libre, entre les quatre murs ou les quatre piliers de la Civilisation, lesprit de gouvernement, lesprit de propriété, lesprit de religion et lesprit de famille, porte de quadrilatère du principe dautorité, et il court grand risque de sêtre encore une fois, battu pour le roi de Prusse ou lempereur de France, tout comme des patriotes italiens ou de stupides soldats. Il na pour cela quà refaire ce quil a toujours fait, cest-à-dire réparer de ses mains caleuses** les parois dégradées de lautorité gouvernementale, la replâtrer nous le nom de dictature ou de comité de salut public quelconque, si bénin et si provisoire même que sannonce ce comité ou cette dictature. Supposons, au contraire, quau jour de la victoire le prolétariat inaugure immédiatement le système de législation directe et universelle, et, aussitôt, sur linitiative des plus révolutionnaires et sous lempire des premiers élans denthousiasme, il ébranle à coups redoublés les murailles de son antique prison, il les bat en brêche**, il les troue de fond en combles, il les éventre sur les quatre faces et souvre ainsi autant dissues pour sortir de lordre ancien, achever lœuvre de démolition de lidée autoritaire sen éloigner chaque jour de plus en plus et ne rapprocher de plus en plus chaque jour de lordre nouveau, de lédification anarchique de la liberté. Avec le droit direct et universel au vote de la loi, il est évident que tout le monde se trouve et se sent intéressé à nadopter que ce qui est de bien public et à rejeter tout ce qui est de nature à y porter atteinte. Le progrès individuel devient une conséquence logique du travail général des intelligences, travail provoqué par le maniement du vote législatif, et le progrès social une conséquence non moins fatale du progrès individuel. Cest linstruction et léducation obligatoires de tous par chacun et de chacun par tous. Tous et chacun ayant un intérêt direct à la bonne organisation de la société et chacun et tous participant en fait et en droit à son organisation, il nen peut résulter quune amélioration croissante pour lindividu comme pour la société. Jusquà présent le peuple na été quun mythe, une fiction ; nexiste que sur le papier, cest un être fabuleux qui ne figure que dans les mille et une proclamations de jour et de nuit des politiques orientaux ou occidentaux. On sen sert comme dune formule métaphysique bonne à jeter de la poudre aux yeux des imbéciles et ouvrir aux intrigants les portes du pouvoir, absolument comme de son antithèse, cette autre personnalité mythologique, baptisée du nom de Dieu. Cest le "sésame ouvre-toi" des aventuriers à la recherche des satisfactions gouvernementales, le talisman des ambitions malfaisantes, la clé merveilleuse de leur tyrannique puissance. Les Césars rouges comme les Césars tricolores ne règnent et ne gouvernent oui ne prétendent à régner et à gouverner que par la vertu de ces syllabes magiques : Dieu et le Peuple. Tous leurs hiéroglyphes dEtat sont entrelacés de phrases dans le style de celles-ci : Par la grâce de Dieu et la volonté du Peuple, nous leurs représentants sacrés et couronnés, leurs pontifes légitimes, mandons et ordonnons que devant notre infiniment aimable et miséricordieuse Majesté chacun se prosterne la face contre terre et nous adore en ses génuflexions comme son seigneur et maître, faute de quoi il sera roué en place publique, fustigé en cellule privée, passé par les armes, rendu au gibet ou garrotté sur nimporte quel échafaud jusquà ce que mort sen suive. Ou bien : Liberté, égalité, fraternité, cest-à-dire sous linvocation dune autre très-Sainte Trinité, la divinité démagogique, et au nom de la souveraineté du Peuple, nous leurs représentants officiels, leurs eucharistiques mandataires sortis du vase délection, mandons et décrétons que chacun a le droit et le devoir de nous obéir aveuglément, servilement, et de conformer en tout et partout ses pensées comme ses actions à notre bon plaisir, sous peine, en nobservant pas nos dits commandements, de se voir appréhender au corps, jeté en pâture à la gueule des patrons et, à la rigueur, davoir les poings coupés et la tête tranchée. Quest-ce donc, en définitive, que le Peuple, le représenté, avec ses représentants rouges ou bleus, blancs ou tricolores ? Je vous dis, moi, que ce peuple-là nest pas un peuple souverainement vivant, pas plus que le seigneur Dieu nest une existence réelle, cest un scandaleux juron, un sacré nom de Peuple et un sacré nom de Dieu, voilà toute la Science a soufflé sur le Dieu et la fait fuir devant elle comme une balle de savon ; la bulle a crevé aux yeux des plus clairvoyants ; il nen reste bientôt plus de trace que dans les imaginations les plus attardées. Déjà dans les sphères de la dialectique, et pour désigner ce qui reste inexpliqué, on ne dit plus Dieu, mais linconnu. Malheureusement nous nen sommes pas encore là à légard du Peuple. La démocratie, le gouvernement du peuple par le peuple, la souveraineté collective est létat de chrysalidation par lequel doit passer la multitude rampante avant datteindre à lautonomie, au gouvernement de lhomme par soi-même, à la souveraineté infiniment individuelle. Constituons donc la législation directe et universelle afin de métamorphoser par le stimulant dun intérêt universel et direct, la passivité des masses en activité, lesprit inerte en intelligence animée. Sortons le prend nombre de son néant ; créons la matière humaine, imprimons lui le mouvement, façonnons-la au progrès. Lignorance populaire étant donnée, on ne peut résoudre le problème de son extinction que par la législation directe et universelle. Cest le fluide chaleureux et vermeil qui fera circuler la vie dans les réseaux organiques du corps social, aujourdhui fœtus informe, chaos inepte. Cest lalphabet de la liberté mis aux mains des foules esclaves, lécole mutuelle des sociétés encore en enfance. |