Un chapitre de Ch. Fourier. Au moment où des centaines de mille hommes vont ségorger au profit et pour la plus grande gloire de leurs empereurs et maîtres, il est opportun de mettre sous les yeux des lecteurs lopinion du théoricien du Phalanstère sur le rôle des armées. Le chapitre suivant est extrait de son livre : la Théorie de lUnité universelle : Armées Industrielles de lAssociation. "Lindustrie sociétaire devant sexercer constamment par attraction, il faudra que les armées productives de lHarmonie soient rassemblées et mues par attraction, par appât du plaisir, et variant leurs travaux de deux en deux heures, com[m]me ceux de la Phalange. On verra, quand il en sera temps, quels ressorts lAssociation sait mettre an jeu pour amener sur le terrain un million dathlètes industriels, tirés de cinquante empires qui fournissent chacun vingt mille hommes : supposons provisoirement la réunion opérée, et spéculons sur les résultats de ses travaux. Belle perspective pour les fournisseurs ! Je les vois jubiler, à cette annonce darmées dun million dhommes : inutile espoir ! Il ny a dans ces immenses réunions pas un écu de bénéfice pour les sangsues. Chaque détachement se défraie lui-même. Si larmée dun million dhommes a été fournie par cent mille Phalanges, à dix hommes en moyen terme, chacune des cent mille est chargée de la dépense de cohorte. On na ni caisses militaires, ni magasins de vivres ou déquipement. Tout se trouve approvisionné par quelques lettres. On verra cet effet au traité du commerce véridique, et des facultés que donnent ses entrepôts. Jusque-là, il faut supposer larmée réunie et vivant très bien sans fournisseurs ni magasins spéciaux. Notre objet nest que de disserter sur ses travaux, et faire le parallèle de la gloire des armées actuelles avec celles des armées futures. Jadmets, si lon veut, que les légions romaines détruisant 300,000 Cimbres à Saint-Rémy se couvrent de gloire et moissonnent des lauriers : mais ne serait-il pas plus glorieux à ces deux armées Gauloise et Romaine, de se réunir pour créer au lieu de détruire ? de se distribuer dArles à Lyon, et jeter, dans le cours dune campagne, trente ponts de pierre sur le Rhône ; élever sur tous ses bords des digues pour sauver de précieuses terres quil [e]mporte chaque année ? Une telle gloire, ce me semble, vaudrait bien les moissons de lauriers de nos héros, dont la réunion ne laisse toujours quune moisson de cyprès aux contrés qui sont le théâtre de leurs exploits. On objecte : si les armées harmoniennes peuvent en une campagne exécuter ces prodigieux travaux, que restera-t-il à faire pour la campagne suivante ? Plaisante question ! Tout est à faire en industrie. Il faudra au moins 100 ans defforts de ces grandes armées, pour recouvrir de terre végétale et reboiser les montagnes des Alpes et des Pyrénées que nos savants ont laissé déchausser, pour nous conduire à la perfectibilité des abstraction métaphysique. Conformément à la thèse de dualité et contre-essor du mouvement, lAssociation doit avoir la propriété de rassembler des armées productives, comme la civilisation en rassemble de destructives. Et par opposition à lordre civilisé qui enrôle ses héros en leur mettant la chaîne au cou, lordre sociétaire doit enrôler les siens par amorce de fêtes et plaisirs inconnus dans létat actuel, où une armée de cent mille hommes ne connaît dautre plaisir collectif que celui de détruire, incendier, piller, violer. Malgré les jérémiades sur la pénurie des finances, chaque Etat trouve des capitaux immenses, quand il sagit de rassembler et approvisionner ces masses destructives. Jai ouï dire à un ingénieur Russe, quau siège de Rutschuck, en 1811, chaque bombe lancée sur la ville coûtait à la Russie 400 fr., par suite des frais de transport. Que de dépenses pour la destruction des hommes et des édifices ! Quel fortuné changement serait-ce, quun ordre de choses qui rassemblerait pareilles masses dhommes pour des travaux utiles ! Cest vraiment sur ce souhait que les sceptiques sécrieront, belles chimères, contes de fées, illusions dune Harmonie qui nest pas faite pour les hommes ! Cette branche dillusions (armées industrielles) sera une des premières à se réaliser dès la fondation de lHarmonie, parce que la jeunesse élevée en civilisation a beaucoup de penchant pour les réunions darmée, et que, nayant pas été façonnée à lagriculture harmonienne, elle y tiendras moins, dans le début, quune génération qui y aura été habituée dès lenfance ; elle courra dautant plus avidement aux grandes et brillantes réunions. Trois motifs entraîneront fortement à ces armées industrielles, dès le début de lAssociation. 1°. La campagne sy passe en divertissements autant quen travaux. On y a de grandes occupations, mais qui alternent avec des fêtes immenses, concourant au progrès de lindustrie. 2°. Lon ny a rien à souffrir des injures de lair ; chaque détachement étant abrité en travail par de bonnes tentes, logé dans les camps cellulaires des Phalanges voisines de son travail, conduit en voiture le matin au lieu de travail et ramené de même le soir, en cas déloignement. 3°. Lavancement y est assuré au mérite par des méthodes fixes....... Cette garantie déquité sera un des plus puissants ressorts pour attirer aux armées industrielles ; il sera nécessaire de forcer damorce en ce genre ; car létat sociétaire aura besoin darmées beaucoup plus nombreuses que les nôtres. Jestime que pour lattaque du Sahara ou grand désert il faudra entretenir une masse de 4 millions dhommes pendant 40 ans, à 6 mois ou 8 mois de travail chaque année. Cette armée soccupera à boiser de proche en proche, afin de rétablir les sources, humecter et fixer peu à peu les sables, et améliorer graduellement les climatures. En réfléchissant sur ces immenses travaux, on en vient aisément à soupçonner que létat civilisé et barbare est un travestissement de la destinée, et que lhomme est fait pour lunité sociale doù naîtraient tant de merveilles. Comment nos faiseurs dutopies nont-ils pas osé rêver celle-ci : une réunion de 500,000 hommes occupés à construire au lieu de détruire ! Après tout, les frais seraient beaucoup moindres pour une armée productive, et, outre lépargne des hommes égorgés, des villes brûlées, des campagnes ravagées, on aurait encore lépargne des dépenses darmement et le bénéfice des travaux. Cette seule considération qui nexige pas de profonds calculs, devait suffire pour éveiller les soupçons sur la civilisation et sur la dualité des destins sociaux. Ceût été la meilleure réponse à faire à nos chantres de perfectibilité de la raison. Il fallait leur demander, si la véritable raison ne serait pas dassembler 500,00 hommes pour édifier au lieu de détruire ? Quiconque opinera pour laffirmative, conclura par le fait à chercher une issue de la civilisation, qui ne réunit des masses que pour le ravage et le carnage. Cest par défaut darmées industrielles que la civilisation ne sait rien produire de grand et échoue sur tous les travaux de quelque étendue ; elle a autrefois exécuté de grandes choses, en employant des masses desclaves qui travaillaient à force de coups et de supplices. Mais si des ouvrages comme les Pyramides et le Lac Mris doivent être abreuvé des larmes de 500,000 malheureux, ce sont des monuments dopprobre, et non des trophées pour la civilisation. La grandeur de lHarmonie consiste autant dans lénormité de ses travaux que dans la rapide exécution, quon nobtiendrait pas dune masse desclaves et de salariés, tous daccord à esquiver le travail. Les Harmoniens, pour qui il est transformé en fête, en sujet damour propre, y apportent dautant plus dactivité, que le nombre dathlètes en facilite le progrès. Admettons que tel travail, comme rehaussement et reboisement dune montagne, puisse devenir une partie de plaisir pour une armée de vingt mille hommes qui entoure la montagne ; leur émulation sera doublée par le charme de voir avancer rapidement lentreprise, et den être félicités chaque soir en retournant dans les Phalanges de campement, pour qui les avantage de ce reboisement deviendront un motif de bien fêter les légions des trois sexes ; car il y a dordinaire dans chaque armée industrielle 3/6 dhommes, 2/6 de femmes et 1/6 denfants. Jamais génération ne fut plus rassasié[e] que la nôtre de ces fumées quon nomme lauriers de la victoire. Notre siècle doit donc être disposé à spéculer sur des lauriers plus utiles que ceux du carnage, sur des trophées industriels. Or, que serait lindustrie sociétaire sans les armées, sans les réunions à millions dhommes qui, stimulés par des ressorts dAttraction inconnus aux civilisés, exécuteront, comme par enchantement, des prodiges que la civilisation nose pas même rêver !" |