De l'Influence de l'Instruction.

Tel est le titre d’un discours prononcé, en 1858, à Paris, à l’occasion d’une distribution de prix, dans un pensionnat de demoiselles, en présence des jeunes filles et de leurs parents, par Melle Euphénie Vauthier, et publié avec quatre de ses aînés, dans une brochure intitulée : Conseils aux jeunes filles.

Des considérations de prudence ont fait hésiter le Libertaire à reproduire dans ses colonnes cette hardie parole d’enseignement, cette éloquente revendication des droits de la femme à l’instruction scientifique et à l’influence sociale. Mais hésiter plus longtemps lui semblerait indigne de l’auteur et de lui. Il connaît le cœur de cette jeune femme socialiste, et il sait que ce cœur n’est pas de ceux sujets aux défaillances. Ses sœurs, ses compagnes, qui partagent la solidarité de son glorieux enseignement, seraient femmes, au besoin, à rivaliser de courage avec elle, à lui en disputer la palme, à lui servir de contact d’émulation.

Ce discours, d’ailleurs, pour téméraire et vigoureux qu’il soit, ne dépasse pas de beaucoup les limites d’un généreux christianisme. Le Libertaire ne le donne pas comme l’expression d’un socialisme radical. A son point de vue à lui, il y aurait même bien à redire. Mais quand, dans un pays et à une époque où les instituteurs font assaut de crétinisme et de lâcheté, il se trouve des institutrices professant, en plein auditoire bourgeois, la bravoure et l’intelligence, son droit et son devoir, à lui libertaire, est de les saluer en les nommant, et de se faire le hérault de leurs œuvres [?]

Voici ce discours, du reste. On sent, en le lisant, qu’il y a quelque chose de vivant dans la poitrine et le front de celle qui l’a écrit ; que le lecteur en juge :

Mes jeunes amies

Vous faire comprendre l’utilité et la valeur de cette instruction, dont les récompenses que nous avons sous les yeux sont appelées à encourager les progrès parmi vous, tel est notre but aujourd’hui. Nous avons remarqué qu’en général, l’étude était pour vous ou un jeu qui ne méritait pas de votre part une sérieuse attention, ou un fardeau dont vous aviez hâte de vous débarrasser : notre plus grand désir est de vous ramener à d’autres idées. Lorsque vous pourrez, nous n’en doutons pas, vous rendre compte des bienfaits de la science, vous n’aurez pas assez de temps pour essayer de la comprendre. C’est que la science, chères enfants, c’est la liberté ; l’ignorance, c’est l’esclavage. Les sociétés ne l’ont-elles pas compris ainsi ? Que d’efforts n’ont-elles pas faits pour sortir de la sombre nuit où ne pénétrait que rayon par rayon la lumière intellectuelle !... Et en ne prenant que comme exemple la France, placée si glorieusement depuis des siècles à la tête de la civilisation, examinons rapidement les pas qu’elle a fait, à l’aide de la science, sur la route du progrès.

Rome a étendu jusqu’à la Gaule sa main dominatrice et s’en est emparée. La civilisation en décadence d’un empire, qui ne s’appuie plus que sur l’or et le vice, est venue répandre sur elle ses douteuses lueurs. Des rhéteurs, à la subtile parole, ont fondé, sur cette vieille terre de liberté, des écoles où la frivolité de la forme le dispute au peu de solidité du fond. D’un autre côté, le christianisme, à son berceau, murmure tout bas ses accents trop purs pour appartenir à la terre ; mais la science, la vraie science, semble se refuser à jouer un rôle à cette vaste époque de dissolution d’une part, et de transformation de l’autre. Elle n’est pas morte cependant ; non, car, au bruit de l’arrivée des barbares, au bruit de ce cliquetis d’armes qui étouffe tout autre bruit, nous la voyons se réfugier dans ces asiles qui s’élèvent sur quelques points isolés de la terre, et où de grandes âmes et de nobles intelligences protestent contre les vices d’une société qui finit, et prient pour appeler les bénédictions de Dieu sur la nouvelle société qui commence. Pendant longtemps elle ne franchira les murs du monastère. Qu’irait-elle dire au pauvre vaincu qui ne sait plus que pleurer et gémir ? qu’irait-elle faire dans l’orgueilleux château féodal ? Le seigneur qui l’habite se vante de ne pas savoir signer pour cause de noblesse ; quel accueil ferait-il à celle qui, au nom du progrès indéfini, lui apprendrait qu’au-dessus de ses vains titres et de son or, existe la puissance invincible de l’intelligence ?

Cependant la craintive habitante du cloître a son jour de triomphe. Un homme aux nobles instincts s’est assis sur le trône qui vient d’être arraché à des mains débiles, pour passer en des mains plus plébéiennes, mais plus intelligentes. Celui-là ne craint pas que la lumière se fasse ; il sait à peine lire, il sait à peine écrire, mais il comprend que dans le combat que se livre le bien et le mal, le premier ne triomphera que si l’on dissipe l’ignorance. Il ouvre son palais, il ouvre les temples sacrés à celle qui jusqu’ici ne s’est livrée tout entière qu’à ses pieux adorateurs ; malheureusement elle aussi a subi la loi commune : elle est bornée, et les moyens de la propager sont restreints. Aussi, après Charlemagne, elle revient encore se réfugier là où règnent la paix et la prière, et nous n’assistons, pendant de longs siècles, qu’à des luttes où la force joue le rôle principal.

Mais tout à coup, la France semble sortir d’un long sommeil. De l’Orient à l’Occident un cri immense a retenti : grands et petits, faibles et forts sont allés, poussés, par on ne sait quelle puissance invincible, pour sauver un tombeau outragé. Le réveil de l’esprit humain vient de sonner ! Au milieu de ces mers parcourues, de ces pays inconnus traversés, l’intelligence de l’humble pèlerin s’est ouverte . A côté du morceau de la vraie croix, gage de foi et d’amour, il a rapporté de précieux manuscrits. Chacun alors se précipite avec avidité vers l’inconnu. On veut apporter sa pierre à l’édifice qui s’élève : celui-ci trouve le papier de linge ; celui-là invente la boussole, qui bientôt va ouvrir un monde nouveau aux investigations de la science ; et enfin, comme si Dieu voulait donner une sanction définitive aux progrès qui surgissent de toutes parts, l’imprimerie est découverte.

A l’imprimerie, mes jeunes amies, la monde moderne doit tout ce qu’il est : avec elle jaillit à flots précipités la lumière intellectuelle. C’en est fait à jamais de la superstition et de l’esclavage : le règne de la force est passé, celui du droit commence. entendez, entendez, en effet, comme croule pierre à pierre cette puissance seigneurale, tout hier, rien aujourd’hui ! Voyez ces serfs, jadis courbés silencieux sous la glèbe, relever lentement la tête pour jeter au monde étonné la parole de liberté ! C’est que la pensée, cette puissance incompressible, dont les despotes les plus absolus ne seront jamais les maîtres, a pénétré, à l’aide de l’imprimerie, jusque dans les plus humbles chaumières. L’âme, en même temps que l’esprit, a sondé les abîmes du mal, et de ces abîmes veut s’élancer radieuse vers des régions plus pures. Peu à peu plus de moralité, plus de douceur pénètrent dans les mœurs. On efface les lois[,] les règlement barbares ; on ne prend plus le droit du plus fort pour le meilleur, on dépouille la vérité des superstitions qui l’étouffent, on condamne le vice en lettres de feu, on loue la vertu en paroles de flamme. Des hommes, à la haute intelligence, viennent donner à la philosophie, à la science, aux arts, à l’industrie, une marche ascendante qui se continue à travers les siècles. L’horizon du beau, du grand, du bien, s’ouvre à tous les regards. Gloire à ceux qui s’en approchent, honte à ceux qui s’en éloignent !... La société a rejeté ses langes ; elle peut s’avancer forte et libre vers l’avenir radieux !... à cet avenir est-elle parvenue, y parviendra-t-elle ?

Ici, mes jeunes amies, permettez-nous de garder le silence, et de vous dire à vous-mêmes : Voyez et jugez. Nous n’avons, nous, qu’à constater une chose, c’est que les pas faits par l’humanité sur la route de la science lui ont apporté le bien et non le mal, la vertu et non le vice. Ce qui est vrai pour la grande famille humaine serait-il faux appliqué à l’individu ? Il nous est impossible de le conclure. Approcher ses lèvres de la source de la science, est-ce donc pour l’homme y puiser du poison pour son cœur ? Demander à la matière ses secrets, soumettre les éléments à sa volonté, chercher à deviner les mystères de la nature, est-ce donc mettre en son âme le doute et le blasphème ? Non, non. S’il est des phases dans la vies des sociétés où le scepticisme gagne les esprits, et les vices les cœurs, n’en accusons jamais les progrès de l’instruction. A elle est dévolu le rôle de rendre à chaque individualité humaine liberté et dignité ; à elle reviendra la gloire d’unir dans l’égalité de la pensée et la fraternité du sentiment, les hommes plus séparés à cette heure par la différence de l’éducation que par la fortune et la position sociale. Et ne nous accusez pas, mes jeunes amies, de former de vains rêves en voyant briller, à l’horizon de nos sociétés modernes, le jour où une fraternelle unité reliera les membres aujourd’hui divisés de la grande famille humaine. Ce jour sera véritablement celui où le Christ sera venu sur la terre, et n’aura laissé tomber en vains ses divins enseignements. Nulle d’entre vous, j’en suis certaine, ne doute des progrès scientifiques ; pourquoi douter des progrès mille fois plus précieux des idée ?

Cependant, chères enfants, cette instruction dont dépend pour nous en partie le sort du genre humain, il faut un temps où on se refusait de nous la donner, à nous autres, pauvres femmes. Il fut un temps !... Eh ! que disons-nous, vous entendrez encore même répéter à cette heure, qu’il est vain, qu’il est même nuisible que nous venions prendre notre place au banquet de la science.

Le monde païen avait fait de la femme une esclave, le monde barbare une divinité ; le moyen-âge ne la fit pas tomber dans cet excès de honte, ni ne l’éleva à cet excès d’honneur. Il se contenta de la classer parmi ces êtres faibles que, dans sa force toute guerrière, il méprisait profondément. Un jour même, il arriva qu’en plein concile, on se demanda sérieusement si elle avait une âme. Reléguée au fond des vieux castels, soumise comme une esclave au maître et seigneur qui la dominait, le femme attendit plusieurs siècle avant que la chevalerie vînt répandre, sur son humble et silencieuse destinée, quelques rayons de joie. A partir de ce moment, on la voit sortir de son obscurité pour venir ajouter aux plaisirs des fêtes guerrières le charme de sa présence. Puis la renaissance arrive. Un roi chevaleresque sent le besoin d’adoucir et de polir les mœurs encore trop rudes de son temps ; il appelle les femmes à la cour. Leur influence s’étend rapidement. Non-seulement la langue, les manières, prennent des formes plus délicates, mais encore les artistes se laissent inspirer et protéger par elles. Bientôt il ne leur suffit pas de pr[è]ter l’appui de leur main, devenue toute-puissante, aux arts, à la science : elles veulent à leur tour y chercher une consolation ou une gloire. On en voit qui essaient timidement d’abord de développer leurs facultés intellectuelles, puis, encouragées par le succès, se mettre hardiment à l’œuvre. Elles devinrent un objet de curiosité, puis bientôt un sujet de critique.

Quelques-unes avaient exagéré leur rôle ; on prit l’exagération pour la conséquence inévitable de leur savoir. On condamna toutes les femmes qui s’occupaient de science au lieu de ne condamner que celles qui s’en occupaient au détriment de la raison et du bon sens. Un de nos plus grands écrivains les livra sur la scène à la risée du public ; mais n’importe ! Le rire ne tua que l’excès de la chose, et non le principe vrai qu’elle renfermait en elle, et à cette heure, mes jeunes amies, c’est à notre tour de sourire des sarcasmes du poète, car notre âge moderne nous a donné le droit de croire que la femme instruite mérite, plus que toute autre, peut-être, le respect et l’estime de tous. Cependant, comme je vous le disais il y a un moment, vous entendrez encore ceux qui en sont à Molière, vous objecter que l’instruction nuit au devoirs que la femme doit accomplir au sein de la famille. On nous permettra de croire le contraire.

Qui dit une femme instruite dit, pour nous, une femme sérieuse, et à la femme sérieuse est donné de comprendre, avant toutes choses, la grandeur et la sainteté de sa mission. Fille, elle ne peut puiser dans la science que plus de respect et d’amour pour ceux que Dieu plaça près de son berceau fragile, et dont les deux mains unies soutiennent ses pas incertains ; femme, elle fera passer avant la vanité et les frivoles satisfactions d’amour-propre le pur et divin sentiment qui unira son cœur à un autre cœur ; elle ne sacrifiera jamais aux plaisirs d’un moment les saintes joies de l’intimité. Avec elle, s’assoiront au foyer domestique le calme et la simplicité ; elle saura remplir les longues heures de la journée par le sérieux des occupations et de la pensée, et n’aura pas besoin, pour s’étourdir, d’aller promener au dehors ses ennuis et ses découragements. Mère, elle restera près du berceau de son enfant : tout l’avenir de cette frêle créature ne repose-t-il pas en ses mains ? Ne sait-elle pas que les premiers balbutiements de cette jeune âme lui appartiennent ? Ne sait-elle pas que les premiers enseignements sont ceux qui ne s’effacent jamais ?

Oh ! mes jeunes amies, soyez de victorieuses réponses à ces frivoles aphorismes qui voudraient nous retrancher le pain de l’intelligence. Faites tous vos efforts pour pouvoir, libres et fières, vous placer un jour en face de la femme ignorante, et dire : Comparez-nous.

Ah ! croyez-moi, elle est bénie par Dieu cette instruction qui enseigne à la société ses droits, à l’homme ses devoirs. Ne vous lassez donc pas de l’acquérir. De même que notre corps est fait pour agir et notre cœur pour aimer, notre esprit est fait pour penser et travailler. Le repos est incompatible avec les facultés humaines ; le travail est la destinée de toute création divine. Les astres, dans leur lumineuse route à travers les cieux, ne travaillent-ils pas ? La fleur qui nous envoie son parfum, l’arbre qui nous donne son fruit, l’oiseau dont le chant distrait nos douleurs ou anime nos joies, tout, jusqu’à l’insecte que nous foulons aux pieds, suit cette loi immortelle du travail que les préceptes bibliques nous imposent comme une peine, et que l’Evangile nous offre comme un moyen de sa[n]ctification. Tous, qui que nous soyons, nous nous devons à cette loi. "Malheur à l’homme seul !" dit un texte sacré ; et nous dirons, nous : Malheur à celui qui ne travaille pas ! Du reste, mes chères enfants, nous vous l’avons dit souvent, et nous ne cesserons de vous le répéter, la vie vous réserve des épreuves et des larmes en comparaison desquelles vos souffrances d’un jour et vos pleurs d’un moment ne sont rien. Eh bien, mes jeunes amies, sur ce chemin où votre main doit cueillir plus de fruits amers que de fruits savoureux, songez bien que le cœur qui sait s’ennoblir, la main qui sait se rendre utile, et l’esprit qui sait se dégager des entraves de l’ignorance, sont nos plus sûrs et nos plus fermes appuis.

Cette instruction, qui peut-être a pour vous peu de charme à cette heure, vous la bénirez un jour. Amie fidèle, elle veillera sur vous, et si votre main ingrate la repousse parfois, elle n’en restera pas moins à vos côtés, toujours prêtes à vous donner ses plus saintes consolations. Les livres, croyez-moi, sont nos seuls vrais amis . Apprenez donc à les comprendre, à les aimer. Au jour du bonheur si vous les délaissez, au jour du malheur ils reviendront à vous, et sauront, pour sécher vos pleurs, élever votre âme dans ces régions infinies de la pensée, où, si les hommes nous apparaissent plus petits, Dieu, lui, du moins, nous semble plus grand.


 

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