Variétés
 
 
 
 

L’Humanisphère
 
 Utopie Anarchique
 
 Deuxième partie
 
 (Suite.)

 

Le repas fini, l'on passe dans d'autres salons d'une décoration non moins splendide, mais plus coquette, oł l'on prend le café, les liqueurs, les cigarettes ou les cigares ; salons-cassolettes oł brûlent et fument tous les aromates de l'Orient, toutes les essences qui plaisent au goût, tous les parfums qui charment l'odorat, tout ce qui caresse et active les fonctions digestives, tout ce oui huile l'engrenage physique, et, par suite, accélère le développement des fonctions mentales. Tel savoure, en foule ou à l'écart, les vaporeuses bouffées du tabac les capricieuses rêveries ; tel autre honte, en compagnie de deux ou trois amis, les odorantes gorgées de café ou de cognac, boit en choquant le verre, le champagne au doux pétillement, fraternise avec tous ces excitements à la lucidité ; celui-ci parle science ou écoute, verse ou puise dans un groupe les distillations nutritives du savoir, offre ou accepte les fruits spiritualisés de la pensée ; celui-là cueille en artiste dans un petit cercle les fines fleurs de la conversation, critique une chose, en loue une autre, et donne un libre cours à toutes les émanations de sa mélancolique ou riante humeur. Si c'est après le déjeuner, chacun s'en va bientôt isolément ou par groupes à son travail ; les uns à la cuisine, les autres aux champs ou aux divers ateliers. Nulle contrainte réglementaire ne pèse sur eux, aussi vont-ils au travail comme à une partie de plaisir. Le chasseur, couché dans un lit bien chaud, ne se lève-t-il pas de lui-même pour aller courir les bois remplis de neige? C'est l'attrait aussi qui les fait se lever de dessus les sofas et les conduit, à travers les fatigues, mais en société de vaillants compagnons et de charmantes compagnes, au rendez-vous de la production. Les meilleurs travailleurs s'estiment les plus heureux. C'est à qui se distinguera parmi les plus laborieux, à qui fournira les plus beaux coups d'outil.

Après dîner, on passe des salons de café soit aux grands salons de conversation, soit aux petites réunions intimes, ou soit encore aux différents cours scientifiques, ou bien aux salons de lecture, de dessin, de musique, de danse, etc., etc. Et toujours librement, volontairement, capricieusement, pour l'initiateur comme pour l'adepte, pour l'étude comme pour l'enseignement. Il se trouve toujours et tout naturellement des professeurs pour les élèves, et des élèves pour les professeurs. Toujours un appel provoque une réponse; toujours une satisfaction réplique à un besoin. L'homme propose et l'homme dispose. De la diversité des désirs résulte l'harmonie. Les salles des cours d'études scientifiques et les salons d'études artistiques, comme les spacieux salons de réunion, sont magnifiquement ornés. Les salles des cours sont bâties en amphithéâtre, et les gradins, construits en marbre, sont garnis de stalles en velours. De chaque côté est une salle pour les rafraîchissements. La décoration de ces amphithéâtres est d'un style sévère et riche. Dans les salons de loisir, le luxe étincelle avec profusion. Ces salons communiquent les uns dans les autres, et pourraient facilement contenir dix mille personnes. L'un d'eux était décoré ainsi : lambris, corniches et pilastres en marbre blanc, avec ornementation en cuivre doré. Les tentures dans les panneaux étaient en damas de soie de couleur solitaire et avaient pour bordure intérieure une lézarde en argent sur laquelle étaient posés, en guise de clous dorés, une multitude de faux diamants. Un champ de satin rose séparait la bordure du pilastre. Le plafond était à compartiments, et du sein des ornements s'échappaient des jets de flamme qui figuraient des dessins et complétaient la décoration, tout en servant à l'éclairage; du milieu des pilastres jaillissaient aussi des arabesques de lumières. Au milieu du salon était une jolie fontaine en bronze, or et marbre blanc; cette fontaine était aussi une horloge. Une coupole en bronze et or servait de support à un groupe en marbre blanc représentant une Eve mollement couchée sur un lit de feuilles et de fleurs, la tête appuyée sur un rocher, et élevant entre ses mains son enfant qui vient de naître; deux colombes, placées sur le rocher, se becquetaient; le rocher servait de cadran, et deux aiguilles en or, figurant des serpents, marquaient les heures. Derrière le rocher on voyait un bananier en or dont les branches, chargées de fruits, se penchaient au-dessus du groupe. Les bananes étaient formées par des jets de lumière.

Une artistique cheminée en marbre blanc et or servait de socle à une immense glace; des glaces ou des tableaux de choix étaient aussi suspendus dans tous les panneaux au milieu des tentures de soie brune. Les portes et les fenêtres, dans ce salon comme partout dans l'Humanisphère, ne s'ouvrent pas au moyen de charnières, ni de bas en haut, mais au moyen de coulisses à ressort; elles rentrent de droite à gauche et de gauche à droite dans les murailles disposées à cet effet.

De cette manière les battants ne gênent personne et on peut ouvrir portes et fenêtres aussi grandes ou aussi petites que l’on veut.

Plusieurs fois par semaine, il y a spectacle au théâtre. On y représente des pièces lyriques, des drames, des comédies, mais tout cela bien différent des pauvretés qui se jouent sur les scènes de nos jours. C’est, dans un magnifique langage, la critique des tendances à l’immobilisation, une aspiration vers l’idéal avenir.

Il y a aussi le gymnase oł l’ont fait assaut de force et d’agilité ; le manège ou écuyers et écuyères rivalisent de grâce et de vigueur et excellent à conduire, debout sur leurs croupes, les chevaux et les lions galopant ou bondissant dans l’arène ; les salles de tir au pistolet et à la carabine et les salles de billards ou autres jeux oł les amateurs exercent leur adresse.

S’il fait beau temps, il y a de plus les promenades dans le parc splendidement illuminé ; les concerts à la belle étoile, les amusements champêtres, les excursions au loin dans la campagne, à travers les forêts solitaires, les plaines et les montagnes agrestes, oł l’on rencontre, à de certaines distances, des grottes et des chalets oł l’on peut se rafraîchir et collationner. Des embarcations aériennes ou des wagons de chemin de fer locomotionnent au gré de leur leurs caprices ces essaims de promeneurs.

A la fin de la journée, chacun rentre chez soi, l’un pour y résumer ses impressions du jours avant de se livrer au repos ; l’autre pour y attendre ou pour y trouver la personne aimée. Le matin, amants et amantes se séparent mystérieusement en échangeant un baiser, et reprennent, chacun selon son goût, le chemin de leurs occupations multiples. La variété des jouissances en exclut la satiété. Le bonheur est pour eux de tous les instants.

Environ une fois par semaine, plus ou moins, selon qu’il est nécessaire, on s’assemble à la salle des conférences, autrement dit le petit cyclidéon interne. On y cause des grands travaux à exécuter. Ceux qui sont le plus versés dans les connaissances spécialement en question, y prennent l’initiative de la parole. Les statistiques d’ailleurs, les projets, les plans, ont déjà paru dans les feuilles imprimées, dans les journaux ; ils ont déjà été commentés en petits groupes ; l’urgence en a généralement été reconnue ou repoussée par chacun individuellement. Aussi n’y a-t-il bien souvent qu’une voix, la voix unanime, pour l’acclamation ou le rejet. On ne vote pas ; la majorité ou la minorité ne fait jamais loi. Que telle ou telle proposition réunisse un nombre suffisant de travailleurs pour l’exécuter, que ces travailleurs soient la majorité ou la minorité, et la proposition s’exécute, si telle est la volonté de ceux qui y adhèrent. Et le plus souvent il arrive que la majorité se rallie à la minorité, ou la minorité à la majorité. Comme dans une partie de campagne, les uns proposent d’aller à Saint-Germain, les autres à Meudon, ceux-ci à Sceaux et ceux-là à Fontainebleau ; les vais se partagent ; puis en fin de compte chacun cède à l’attrait de se trouver réuni aux autres. Et tous ensemble prennent d’un, commun accord la même route, sans qu’aucune autorité autre que celle du plaisir les ait gouvernés. L’attraction est toute la loi de leur harmonie. Mais, au point de départ comme en route, chacun est toujours libre de s’abandonner à son caprice, de faire bande à part si cela lui convient, de rester en chemin, s’il est fatigué, ou de prendre le chemin du retour s’il s’ennuie. La contrainte est la mère de tous les vices. Aussi est-elle bannie par la raison, du territoire de l’Humanisphère. L’égoïsme bien entendu, l’égoïsme intelligent y est trop développé pour que personne songe à violenter son prochain. Et c’est par égoïsme qu’ils font échange de bons procédés.


 

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