Une lettre de Pauline Roland

Nous extrayons de l’Espérance une lettre d’une courageuse et intelligente femme, une martyre des temps modernes, une héroïne du Socialisme, morte en luttant pour le Progrès et pour l’Humanité.

Pauline Roland n’est plus – et cependant elle combat encore parmi nous, avec les gouttes de son sang comme avec les perles de sa pensée, elle secoue la malédiction sur la tête des réacteurs, la révolution sur les fronts des civilisés ?

Les Femmes ont-elles droit au travail ?

Simple question

Adressée par une captive au citoyen Emile de Girardin,

rédacteur du Bien-Etre universel

Prison de Saint-Lazare, avril 1851

Citoyen,

Je viens de lire les premiers numéros de votre nouvelle publication, et je dois l’avouer, un article parmi ceux qu’elle renferme attire mon attention d’une façon toute particulière. Permettez-moi donc de causer avec vous sur un sujet que, sans doute, vous avez à coeur tout autant que moi-même.

Si, dans ce que vous écrivez au sujet de mon sexe, vous êtes mû par de sérieuses considérations de morale et par l’amour de la vérité, daignez donner quelques éclaircissements à une femme qui se trouve en prison pour avoir cru que le travail est le droit de tout être humain, et que la femme est un être humain tout comme l’homme, égal à lui, et ayant à peu près les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Voyons donc, et répondez de bonne foi : vous avez bien assez d’esprit pour pouvoir avouer une fois que vous vous seriez trompé. Je cite vos paroles :

" La première et suprême fonction de la femme est de mettre au monde des enfants fortement constitués, sains et robustes, de les nourrir, de les élever.

" C’est donc à l’homme de travailler,

" A la femme d’administrer son ménage.

" Elle ne doit faire que ce qu’elle peut faire sans quitter le toit paternel quand elle est fille ; le toit conjugal quand elle est femme ; le berceau de ses enfants quand elle est mère. "

Voilà, dans toute sa simplicité, la loi de la vie de la vie de la femme telle que vous la décreteriez si demain, ce qu’à Dieu ne plaise, citoyen Emile de Girardin, vous étiez appelé, comme les Bérard ou les Armand Marrast, à nous fabriquer une Constitution quelconque : vous nous donneriez le droit à l’oisiveté, dont nous ne voulons pas, en nous tenant sous une tutelle perpétuelle que nous repoussons également ; car, ainsi que le dit le chant populaire :

Le travail, c’est la liberté.

Mais continuons.

La femme a-t-elle une âme ? se demandèrent les docteurs du Mahométisme, et s’était demandé, avant eux, certain évêque du concile de Mâcon, dont, selon Grégoire de Tours, la question fut étouffée sous la réprobation générale de ses collègues.

La femme a-t-elle une vie propre, ou n’est elle qu’un appendice de la vie de l’homme ? Est-ce un être libre, égal, existant comme membre de l’Humanité, indépendamment des fonctions qui lui sont assignées ? Comme être humain, a-t-elle le droit, tant pour elle-même que dans l’intérêt de la famille dont elle fait partie, de la société dont elle est membre, d’acquérir tout le développement physique, moral, intellectuel, dont elle est susceptible ? Voilà, citoyen, la question morale qu’en trois lignes – jetées un peu à l’étourdie, permettez-moi de vous le dire –, vous avez résolue par la négative. Si la chose se fût passée sous quelque concile de Mâcon, on ne vous eût pas laissé poursuivre ; et je doute fort que vous eussiez été plus heureux si vous l’eussiez posé dans un congrès des docteurs de la foi nouvelle, dont vous vous proclamez l’adepte.

Ici, permettez-moi de vous conter une petite anecdote très véridique, dont le personnage principal est un des plus illustres physiologistes de notre temps, le docteur Lallemand. Un jour, à Montpellier, ce savant ayant à examiner un aspirant médecin, lui demanda quel était le rôle de la femme dans la vie de l’Humanité. –‘‘Charmer notre existence en se faisant aimer, puis reproduire l’espèce et allaiter les enfants, répond immédiatement le candidat. – Et c’est tout ? – Oui, Monsieur ! – Tout ! Tout le rôle de la femme ? – Sans nul doute. – Jeune homme, avez-vous une mère ? – Oui, Monsieur. – Quel est son âge ? – Cinquante ans. – Hé bien ! Il faut la jeter à l’eau’’, reprend vivement le docteur. Et, en vérité, si votre système devait prévaloir, il aurait dit vrai.

Mais reprenons sérieusement le débat.

Sans doute la femme est mère, et c’est une sainte loi de la nature que celle qui confie longuement l’enfant à sa tendresse. Sans doute il est à désirer pour la société que les fils qu’elle met au monde tiennent d’elle une constitution robuste – à laquelle vous eussiez ajouté une âme solide, si le bien-être universel ne résidait pour vous, uniquement, dans la vie et le gouvernement à bon marché. Sans doute elle doit, lorsqu’elle le peut, nourrir l’enfant de son lait, et, dans tous les cas, veiller autour de son berceau. Elle doit encore faire son éducation, de concert avec le père et avec la société. Mais, de bonne foi, y a-t-il là l’occupation de toute une vie ? Beaucoup de femmes n’ont pas d’enfants. La moyenne de la maternité peut être de trois par ménage. En étendant beaucoup les soins de la nourriture et de l’éducation première, la seule, assurément, que vous daigniez confier uniquement à la mère, nous aurions dix années pour une vie active qui peut être de soixante ans environ. Le reste se passera à se parer, à tricoter des bas, à jouer du piano, à nettoyer des casseroles, ou à faire une partie de whist. Merci de votre munificence, citoyen ; nous préférons le vrai travail à cet ennuyeux loisir, et, nous vous l’affirmons, le ménage n’en ira que mieux lorsqu’il ne sera plus notre unique affaire.

D’ailleurs, citoyen, alors même que la femme devrait accepter le lot que vous voulez bien lui faire, est-ce en la confinant dans le gynécée, qui ne tarde guère à devenir le harem ou la case de l’esclave, que vous ferez d’elle la génératrice robuste que vous peignez ; la nourrice saine, l’éducatrice sensée que vous voulez pour vos fils ? Quelques exemples tirés de l’Antiquité pourront éclairer la question.

Les femmes Athéniennes vivaient au fond des gynécées, et on ne peut faire nul doute, ce me semble, que l’affreuse corruption que peignent Platon et Plutarque, tout comme Aristophane, ne soit venue, chez le peuple le mieux doué de la terre, de l’absence des femmes dans toutes les transactions de la vie civile et politique. Comme types féminins, la ville des arts nous laisse Xantippe et Aspasie : la ménagère acariâtre, la courtisane déhontée.

Au rebours, les filles Lacedémoniennes prenaient part aux jeux du gymnase, voire même aux luttes par lesquelles les adolescents de l’austère cité préludaient aux combats ; et l’idéal de la mère du citoyen, sinon de la femme citoyenne, reste encore aujourd’hui la Spartiate.

Enfin, voyons quelques traits du portrait de la femme vertueuse, selon ce fameux livre des Proverbes, attribué à Salomon :

‘‘Qui est-ce qui trouvera une vaillante femme ? Car son prix surpasse de beaucoup les perles. Le cœur de son mari s’assure en elle... Elle sait faire du bien tous les jours de sa vie, et jamais du mal. Elle cherche de la laine et du lin, et elle fait ce qu’elle veut de ses mains. Elle est comme les navires d’un marchand, elle amène son pain de loin... Elle considère un champ et l’acquiert, elle plante la vigne du fruit de ses mains. Elle ceint ses reins de force et fortifie ses bras... Elle fait du linge et le vend ; elle fait des ceintures qu’elle donne au marchand... Elle contemple le train de sa maison, et ne mange point le pain de paresse.’’

Je sais, citoyen, que vous pourrez me dire que vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que la femme soit ce que la peint Salomon, puisque celle-là semble encore un peu confinée dans le ménage ; cependant, pour être conséquent, il vous faut repousser plusieurs des versets que j’ai cités. Je vous répondrais d’ailleurs que j’ai moi-même trop de foi dans la sainte loi du progrès pour me satisfaire d’un idéal conçu il y a vingt-huit siècles, non plus que de la vertu de la femme Spartiate.

La vie de la femme moderne doit être supérieur à l’un et à l’autre, parce que le progrès de l’Humanité profite à la femme comme à l’homme. Et si nous avons gagné en valeur, nous devons avoir également gagné en droit.

Je me résume donc, et aux quatre propositions avancées par vous, et citées au commencement de ma lettre, je réponds :

Le femme est un être libre, égal à l’homme, dont elle est sœur. Comme lui, elle a à remplir des devoirs envers elle-même, en conservant, hors de toute atteinte, sa dignité personnelle, en se développant dans la vertu, en se faisant sa vie, non du travail, de l’amour, et de l’intelligence d’un autre – fut cet autre son père, son époux ou son fils –, mais de son propre travail, de son amour, de sa propre intelligence. Comme l’homme, elle a à remplir des devoirs de famille, qui sont la plus douce récompense des autres labeurs, mais qui ne sauraient l’absorber, alors même que l’homme, ainsi qu’il arrive trop souvent, ne remplirait plus envers la famille d’autres devoirs que celui de pourvoyeur du pain matériel. Enfin la femme est citoyenne, de droits, sinon de fait, et comme telle, il lui faut se mêler à la vie du dehors, à la vie sociale, qui ne sera normale qu’alors que la famille entière s’y sera représentée.

Voilà, citoyen, ma réponse à votre première proposition.

Quand à la seconde et à la troisième, qui, à proprement parler, n’en font qu’une, je dirais : la femme a droit au travail comme l’homme, et à un travail productif, indépendant, qui l’affranchisse de toute tutelle. Elle a droit de choisir elle-même son travail, aussi bien que l’homme, et nul ne peut légitimement la confiner dans le ménage, si selle se sent autrement appelée.

Enfin, dès que la femme est majeure, elle a droit de disposer de sa vie ainsi qu’elle l’entend. Le toit paternel doit être pour elle un asile, non un bagne dont elle ne puisse s’échapper que pour passer dans une autre prison. Le toit conjugal est sa demeure, sa propriété, en même temps que celle de l’homme et dans les mêmes limites. Elle n’est pas plus que celui-ci obligée d’y demeurer, si sa conscience l’appelle ailleurs. Enfin, ses bras étant le berceau naturel de ses enfants, elle les transporte où bon lui semble ; et on ne saurait se figurer rien de plus beau, de plus respectable dans l’avenir, que la femme ainsi ornée de tous ses devoirs, de toutes ses vertus, de tous ses amours, prenant part, comme être humain, à la vie industrielle et civile.

Tout cela, citoyen, avait été discuté il y a vingt ans dans le Saint-Simonisme ; et il me semblait si bien que la cause de l’émancipation de la femme était gagnée que, lorsqu’on frappait d’estoc et de taille pour conquérir l’égalité des sexes, j’avais coutume de rire, en disant que point ne me semblait nécessaire d’enfoncer des portes ouvertes. Le citoyen Proudhon et vous-même m’avez montré qu’hélas il reste à combattre encore !

Je me présente faible, presque sans armes, devant de si illustres champions ; mais je me présente avec foi, me rappelant l’issue de la lutte de David avec Goliath. A qui combat pour la vérité, point n’est besoin d’armure.

En attendant votre réponse, et quelle qu’elle soit, je vous prie, citoyen, d’agréer mon salut fraternel.

Pauline Roland


 

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