La Liberté de la Presse
sur la Sellette


– Un chef a toujours raison
(Paroles d’un capitaine de corvette à un matelot)
– L’autorité a toujours tort
(L’ex-matelot)

Un procès de presse vient d’avoir lieu à New-York ; le journaliste Stephen Branch en est la victime, le maire Tiemann le sacrificateur.
Dans tous les pays où le sentiment de la liberté existe, les procès de presse sont flêtris par l’opinion publique. Dans les Etats-Unis, pays qui a la prétention d’être libre, se pourrait-il que l’opinion publique ne protestât pas en masse contre cet attentat à la liberté d’écrire ?
Le rédacteur de l’Alligator est un diffamateur, dira-t-on. Je l’ignore. Et ce ne sont pas les jugements de Cour qui me le prouveront :
 
‘‘Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir’’

Le gouvernant Tiemann a été attaqué ; il pouvait ou dédaigner l’attaque, s’il se croit au dessus du soupçon, la mépriser s’il ne la juge digne que de mépris, ou bien encore se défendre, si tel est son bon plaisir, mais se défendre à armes loyales, avec des arguments, et non par un coup de Jarnac.

Tous les hommes de gouvernement sont solidaires : en attaquer un, c’est les attaquer tous. Complices pour exercer l’autorité, ils sont forcément complices aussi pour la protéger.

Que dirait-on d’un simple particulier, d’une de ces fines lames, un maître tueur, qui, accusé d’une action infâme, enverrait un cartel à l’homme qui l’aurait accusé, un manchot en fait d’escrime, et pour toute réplique lui passerait son fleuret au travers du corps ? On dirait que c’est un spadassin, n’est-ce pas ? Tuer n’est pas répondre, et ce meurtre témoignerait bien moins de l’innocence que de la culpabilité du meurtrier ; quand on a la raison pour soi, ce n’est pas par le fer, mais par le raisonnement que l’on combat une imputation injurieuse.

Que dire maintenant du maître Tiemann qui répond à un article de journal par un procès, et qui, sous prétexte qu’il est offensé, provoque son offenseur sur le terrain de la justice autoritaire, s’arroge le choix des armes, la loi, afin de le combattre et de le frapper dans des conditions inégales ? Que dire sinon qu’il a agi, en qualité d’homme public, comme le spadassin en qualité d’homme privé. Répondre par les tribunaux n’est pas répondre ; c’est par la parole qu’on réfute la parole.

Quelques hommes faisant métier d’autorité et décorés du nom de juges – juges ou jurés, c’est tout un ; produits du vote ou du tirage au sort, ils n’en sont pas moins momentanément ou perpétuellement des autorités – ont-ils le droit, parce que la Constitution le leur accorde, de juger chacun au nom de tous, de substituer leurs petites personnes à la grande personne collective, d’innocenter celui-ci et de culpabiliser celui-là ? Ont-ils le droit, surtout, de condamner à l’amende et à la prison, d’infliger des châtiments ? C’est ce que je leur dénie. Si la loi constitutionnelle les y autorise, la loi naturelle le leur défend.

Et puis, les juges sont-ils libres ? Sont-ils toujours probes ? Sont-ils infaillibles ?

S’ils ne sont pas libres, s’ils ne sont pas toujours probes, s’ils ne sont pas infaillibles, s’ils peuvent être parfois des instruments de vengeance au lieu d’être des oracles de justice, alors ils ne sont plus, ils ne sont jamais des juges, et tous leurs jugements sont entachés de nullité.

Juges, jurés et maires, tous les gouvernants ne font qu’un ; il y a le sacrement autoritaire qui les rassemble dans une alliance offensive et défensive. Qui oserait nier l’esprit de corps ? Tous les Hyennes ne sont pas en France, tous ne sont pas dans l’armée.

Un maire qui, pour venger son honneur, en appelle aux tribunaux, cette suprême raison des gouvernants, se constitue juge et partie dans sa propre cause ; il ne cherche pas la lumière, il l’étouffe.

Il fait comme le duelliste de profession qui frappe un homme sans défense.

C’est une mauvaise manière de prouver qu’on a pour soi la bonne cause.

– ‘‘ Ô liberté ! Liberté de la presse aux Etats-Unis, tu n’est qu’un mot !’’


 

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