Le Câble transatlantique

Nous avons à enregistrer un grand et magnifique événement, la pose du câble transatlantique. Ce gigantesque écheveau de fil électrique a été dévidé avec succès. De Trinity Bay à Valentia Bay, le télégraphe sous-marin fonctionne.

Il y a seulement trente ans de cela, celui qui eut parlé de la possibilité d'une pareille chose eut été traité d'utopiste, de fou, charivarisé par la presse, livré au mépris des autorités constituées et à la risée d'une foule d'imbéciles qui constituent le public. Et cependant, voici que le fil électrique relie maintenant le nouveau monde à l'ancien. L'Amérique et l'Europe ne font plus qu'un ; la distance est supprimée, l'impossible est vaincu. Comme les flots de la Mer Rouge, l'Atlantique a reculé devant le génie humain ; il n'y a plus d'Océan, l'Océan est aboli !...

Il est vrai que ce n'est encore que pour les communications de la parole, et que ce n'est encore l'apanage que de quelques milliers de privilégiés. Le trône britannique et le fauteuil américain, la majesté royale et la majesté présidentielle l'ont inauguré par des banalités officielles en l'honneur de la religion et de la civilisation – et aussi de la liberté ... La liberté comme aux Etats-Unis ! Les premiers d'entre les exploiteurs, ils ont échangé des messages. A présent, c'est au tour des coffres-forts des deux pays, c'est aux monarchies subalternes, aux majestés bourgeoises à échanger des bulletins de Bourse, des messages commerciaux. N'importe ! Acclamons – avec toutes les voix de la presse, avec le branle des cloches et les volées du canon – cette oeuvre merveilleuse qui, malgré vent et marée, flots et tempête, s’affirme dans une longueur de milliers de milles, chaîne télégraphique qui rattache un continent à un continent, comme un wagon à un autre wagon, et les entraîne ensemble à la remorque du Progrès.

Que les conservateurs exploitent encore un moment les manifestations du Progrès, qu’ils continuent à en détourner les effets à leur profit. Leur monopole touche à sa fin. Le jour n’est peut-être pas loin où une secousse partie d’Europe nous apportera dans les vibrations de ce câble l’impérieux message des peuples, message formulé par ce seul mot : Révolution !

Ce jour là, toutes les électricités tressailleront de joie dans leur gouffre, le fil torse dans les profondeurs de la mer, et le torse humain dans les profondeurs de la société.

Ce jour là, la presse aussi sera en mouvement ; il y aura aussi bruits de cloches et de canon, illumination et embrasement général.

Il y aura également des processions de travailleurs en costume de travail, armés de bêches et de pioches et montés sur des affûts de charrues, et ils défileront ainsi dans tous les Broadway du monde civilisé en criant : Liberté !

Alors les exploiteurs de tous les travaux manuels et scientifiques, les petits comme les grands monarques, les propriétaires pour cause d’utilité privée disparaîtront expropriés pour cause d’utilité publique.

Alors le télégraphe, comme toutes les inventions modernes, ne sera plus un instrument de capital aux mains du privilégié, mais un instrument de travail libre au bénéfice de l’humanité.

Sages qui accaparez les fruits du progrès industriel et traitez le progrès social de folie sachez-le bien :

– Il n’y a d’insensés que les sages...

Il n’y a de sensés que les fous !


 

[article à imprimer]


 
[article suivant]  [sommaire du n°5]  [accueil]