La Nouvelle-Orléans. Ville de pestiférés ton moral est aussi sale que tes rues. Tu as tous les vices des sauvages et des civilisés, des chefs et des esclaves, le goût des pailleteux hochets et la soif du sang. Reine des tribus du Sud, cité créole, nonchalamment couchée le long du vaseux Mississipi je tai regardée dans ta nudité, et ton attitude obscène na provoqué que mes dégoûts. Mépris à toi, Nouvelle-Orléans ! O plate contrée, ton soleil fait éclore bien des reptiles aux morsures empoisonnées, bien des insectes aux dards mortels, fièvres et venins ; mais ton ombre est encore plus redoutable que ton soleil. Cest au pied de tes cannes et de tes cotonniers quon rencontre lesclavage. Le mancenillier, lui, est moins perfide, il tue, et toi tu dégrades..... Sois flétrie Nouvelle-Orléans ! Les navires de lEurope tapportent chaque jour des cargaisons de banqueroutiers et de filles perdues, des échappés de Toulon et de Saint-Lazare, le mercantilisme et la syphilis ; mais toutes ces débauches avariées sont encore moins que les plaies qui sétalent sur tes sièges autoritaires ou tes berceuses de salon, plaies purulentes de concussion ou de prostitution. Tu as beau tenfariner le visage ou te couvrir du masque de lélection, je mettrai ta corruption à nu, Nouvelle-Orléans. Tu sais bien que je te connais, terre plus basse que le niveau de leau, population au-dessous du niveau de la brute ; tu le sais, dis ? Jai descendu pendant quelques heures le courant de ton fleuve et jai aperçu tes plantations. Le jour, des troupeaux de noirs y courbent la tête et le dos sous les brutales invectives et les sanglants coups de fouet du blanc, maître ou du délégué du maître. Jai vu ces pauvres castors humains, travailleurs amphibies disciplinés comme des animaux domestiques et qui, les pieds dans la vase, le crâne au soleil, construisent à force de sueurs des tonnes de piastres et des balles de checks, dont tout le roide est pour eux et toute la jouissance pour le maître. Le dimanche, quand ils peuvent disposer dune minute pour sapprocher des claies qui les parquent, et dune pièce de monnaie pour acheter au boulanger qui passe un pain de froment, je les ai vus, mâles et femelles, dévorer de loin et des yeux ce pain dont ils sont privés quotidiennement ; car le planteur ne nourrit pas son bétail noir avec du pain blanc, mais avec des briques de maïs et de la morve de porc. Jai vu aussi le chenil où on les enferme la nuit, autrement dit le camp où sont rangées leurs cabanes et où veille un mulâtre dressé au métier de bourreau, fonctionnaire à demi avec son supérieur léconome : chien de garde à cent têtes, cerbère de cet enfer desclaves et qui en défend lentrée et la sortie. Jai vu encore plus atroce, des dogues dressés à la chasse aux nègres-marrons, chiens aussi féroces que leurs maîtres, et à qui on abandonne de temps à autre la chair dun noir fugitif, comme dans la chasse à la bête fauve on abandonne les entrailles de la victime à la meute avide de sang fumant et de chairs chaudes. Ah ! en Louisiane comme partout, au moral comme au physique, " lesclavage cest lassassinat ! " Jai habité ce centre diniquités ; jai vu ses notabilités gouvernementales sortir de lurne comme le serpent de sa vieille peau, et revêtir les titres qui leur donnent le pouvoir de trafiquer de la justice et de ladministration. Jai vu les prétendants à la délégation faire place neuve, écailles de dollars ; et les couteaux-bowie et les revolvers peser plus dans la balance que les bulletins délection ; jai vu ramper les bars, se lover dans les polls et sériger aux fonctions publiques, lintrigue à la tête plate, au regard sinistre, au souffle empesté ; je les ai vu[s] tous, know-nothings et démocrates, manuvrer dans le même sens et dans le même but. Là les Guerlands ne sont pas rares ; seulement tous ne se sauvent pas avec la caisse ; ils restent auprès, puisent à deux mains dedans, laissent les contribuables la remplir, et y puisent de nouveau et toujours. La dilapidation siège en permanence dans les conseils des aldermen. Ladministration de la ville est un encan où tout est accordé au plus offrant et dernier enchérisseur. Il nest pas un juge, pas un juré, tous ces produits de lintrigue et de la fraude, qui ne soit connu comme concussionnaire. Cest un fait avéré quon achète un juge ou un juré comme nimporte quelle autre drogue. Un juge veut-il prendre un buggy et sen aller en partie au lac, la veille il fait faire une descente de police chez les malheureuses qui font métier de leur chair ; on ramasse dans la rue Dauphine ou aux environs toutes ces marchandes de douteux plaisirs ; on les incarcère à la geôle et, le lendemain, pour leur en ouvrir les portes, on les met à contribution de cinq piastres chacune. Plus lâches que les lâches amants de ces filles, cest de cette prostitution que vivent les juges ! Jai vu aussi le remuement de tes notabilités bourgeoises, le grouillement de tes masses besogneuses ; tout ce qui se promène par les rues de puanteurs et dhorreurs. Dernièrement un créole assassine un passant, en plein midi, devant cinquante témoins ; il plonge deux fois son poignard dans le ventre dun homme qui ne lui disait rien, histoire de se faire la main... Voulez-vous savoir quel est largument que lavocat de cette bête civilisée a fait valoir auprès de la cour pour demander lacquittement de son client ? Il a apporté le certificat dun médecin, ami ou valet de lassassin, qui déclare que lassassiné était poitrinaire, et que les deux coups de couteau quil a reçu[s] ont tout au plus avancé sa mort de trois semaines..... Justifier devant les magistrats et le public de pareilles circonstances atténuantes !.....Ô temps ! ô murs ! Nouvelle-Orléans, ville de commerce et desclavage, toutes les traites ont cours dans tes murs ; la prostitution et lassassinat sont ton état normal. On ne peut mettre le pied dans tes rues sans être éclaboussé par de la fange ou du sang, sans être choqué par un opprobre ou un meurtre. Tu as des marchés desclaves où tu exposes les créatures humaines, comme ailleurs on expose des bêtes de somme. Tu as des églises, grottes bibliques, cathédrales alpestres, hanté[e]s par le vice et lignorance, et où leau bénite remplace leau glacée des montagnes, cette eau qui donne le goître. Tu as des chaires déloquence sacrée, aires gothiques, doù les tonsurés sabattent en croassant sur les foules-charognes, sur les intelligences-cadavres. Dans certains pays, les femmes de mauvaise vie mettent pour enseigne à la porte de leurs demeures un grand numéro 6 ; les femmes à qui tu donnes naissance et qui appartiennent à ta société élégante sont plus éhontées encore ; ce nest pas à leur maison quelles accrochent leur enseigne, cest à leur jupon ; elles se pavoisent de volumineuses housses, elles sentourent le ventre de scandaleux cerceaux ; manière à elles de dire aux gens : voilà le baquet !. . Il y en a qui font pis : le matin, elles envoient une de leur négresse au marché, en lui donnant une somme insuffisante ; elles en envoient une autre vendre des bouquets de fleurs quelles auront fait cueillir dans le jardin. A lune à qui elles auront donné vingt-cinq cents, elles disent : il faut me rapporter une piastre de comestibles ; à lautre : en échange de ces fleurs, il me faut une piastre en argent. Et vous entendez ! ajoutent-elles, toi, ne viens pas me dire que tu nas pas eu assez dargent pour faire le marché ; toi, que tu nas pas pu vendre tes fleurs. Je veux ce que je veux, ou des coups ; allez ! Et elles accompagnent ce commandement des plus ob[s]cènes épithètes. Il faut enfin, pour satisfaire aux exigences de ces propriétaires blanches, que les négresses, leur propriété noire, se prostituent et quelles donnent le produit de leur prostitution à leurs chères maîtresses. Infamie ! O femmes, femmes ! cest pour vous surtout que lesclavage cest lassassinat !..... Lenfance y est précoce en débauches de toutes sortes ; elle est là à si bonne école ! Il ne faut pas sétonner de rencontrer par les rues des gamins de 12 à 15 ans, armés de cannes à épée ou de revolvers et disposés, à lexemple de leurs grands parents, à en faire un funeste usage. Un de ces vauriens un jour rencontre un joueur dorgues et lui intime lordre de faire tourner sa manivelle ; cétait à la tombée de la nuit, et le joueur dorgues, jugeant sa journée finie, sy refuse en poursuivant sa route. Et le petit gentleman de le frapper à coups de poignard ou de revolver. Tout ce petit monde est déjà pourri non seulement au moral mais aussi au physique, depuis les organes de la pensée jusquaux organes de la génération. Si pareille herbe nest pas arrêtée dans sa croissance, fauchée prématurément par la main insurgée des noirs, labourée par la guerre servile, la Nouvelle-Orléans peut se flatter de compter, dans un prochain avenir, sur une population de crétins et dépileptiques qui surpassera en monstruosités tout ce qui sest vu jusquà ce jour. Dans les salons, au théâtre, nulle part on ne trouverait quelquun qui sût parler de science ou dart ; pas un sentiment humain qui séchappât de ces automates. Dans leurs causeries intimes entre les deux sexes, ils ne savent que réciter le cours des valeurs commerciales. Mademoiselle, dit ce jeune muscadin qui veut faire lagréable, telle denrée est à la hausse ou telle autre est à la baisse ; le sucre vaut tant, le coton est à telle cote ; et ainsi à lavenant. La demoiselle, émerveillée de tant desprit, tord à son tour sa belle mâchoire et répond à son beau quelque chose danalogue. Plus loin, cest M. un tel que lon salue et sur les pas duquel on sempresse de se placer pour en obtenir un sourire ; un smart, dit-on, il vient descroquer quelques trentaines de milliers de piastres avec une dextérité qui lui fait le plus grand honneur. Là bas, cest tel autre gentleman qui, en passant devant une devanture de magasin et, voyant un ouvrier qui travaillait au haut dune échelle, sest amusé à vouloir le descendre dun coup de feu, un charmant jeune homme dont toutes les jeunes personnes raffolent à cause de ses manières joviales. Celui-ci est un notable bien connu de ses créanciers quil ne reçoit jamais quen se nettoyant les ongles avec un couteau-bowie ou en caressant du doigt la détente dun revolver. Et comme il a un déjà un assassinat sur la conscience, cest qui aura pour lui le plus de politesse. Celui-là a été condamné, à Bâton-Rouge, pour avoir violé une jeune fille ou tué sa maîtresse ; mais comme cest un natif, un chef ou un fils de famille, il est entré en prison par une porte et il en est sorti immédiatement par lautre ; les amis des amis sont toujours des amis. O capitale des Etats sudesques, cité négrière, qui nas rapporté de tes voyages à la côte dAfrique que danthropophages instincts et de crétines amours ; et qui dans ton commerce avec les fils et les filles du Congo ne leur a inoculé que des préjugés et des vices, les miasmes de la civilisation ; ville de marchands, république vénale et qui as un clergé catholique et biblique pour bénir et sanctifier toutes tes iniquités ; égo[û]t de toutes les difformités morales, va, remue-toi dans tes fanges cadavériques ; achève tes phases de décomposition. Cest de la putréfaction que surgira la vie nouvelle, la société régénérée. Jai parlé de toi, Nouvelle-Orléans ; est-ce à dire que tu sois unique en ton genre aux Etats-Unis ? Loin de là. Toutes les villes des divers Etats sud et nord te ressemblent. Tu nen es que le spécimen. Une république de rustres et dépiciers, la Rome des migrations misérables et usurières ne peut que voir fl[o]rir dans son sein les turpitudes et les astuces, les violences et les lâchetés : elle ne peut conquérir à sa bannière que des multitudes ignorantes et des castes sordides ; elle ne peut avoir pour idoles que les superstitions et les bestialités. Les individualités intelligentes, bien que nombreuses y sont encore en trop petite minorité pour agir vigoureusement sur cette agglomération de brutes ; sur cet immense territoire elles sy égarent en des luttes stériles pour la perfectibilisation de lhumanité ; linstinct si naturel de la conservation les force trop souvent à hurler avec les loups pour nêtre pas dévoré[e]s par eux. Dexploités on cherche non pas à saffranchir, dans un pareil milieu ce serait trop long et trop difficile, mais à exploiter à son tour. On est athée et lon va à léglise, on fait religionner ses enfants ; on aurait peur autrement dêtre remarqué et que cela nuisît à son travail ou à son commerce personnel. On se soumet enfin à mille autres exigences vexatoires qui sont autant de soufflets à la dignité de lêtre humain et dattentats à la propagation de la liberté. On se contente, entre amis et en petit comité, de déplorer dêtre contraint den agir ainsi. Si bien que, le mal, au lieu de diminuer progressivement, conserve à peu près son même volume et sa même intensité. Et comme ne pas avancer, quand autour de soi tout avance, cest reculer, la république américaine qui, il y a trois quarts de siècle, marchait à peu près de front avec les idées de lépoque, se trouve aujourdhui reléguée au dernier rang des sociétés humaines. Non-seulement elle na pas le sentiment de lavenir, elle na pas même le sentiment du présent. " La légalité la tue. " Tout peuple qui délègue sa souveraineté se suicide ; il en de même pour toute individualité dans ce peuple. Certainement les Américains sont encore beaucoup trop sauvages, beaucoup trop barbares, beaucoup trop civilisés pour comprendre et pratiquer la liberté, lanarchie, et abolir toute espèce de gouvernement ; cependant, il faudrait quils fussent bien plus stupides que je ne les suppose pour ne pas comprendre que le gouvernement doit être exercé directement par tous, sinon individuellement du moins collectivement. Le plus grand vice de la délégation de lautorité ce nest pas seulement les intrigues et les convoitises quelle suscite et qui mettent en guerre prétendants contre prétendants, coteries contre coteries et entassent dilapidations sur dilapidations : mais cest surtout lapathie dans laquelle elle plonge le mandant qui, une fois le suffrage donné, se repose entièrement sur son mandataire du soin de sauvegarder ses intérêts. Nayant conservé pour lui que le droit dobéir sous les peines portées par la loi, lélecteur après lélection nest plus quun zéro en chiffre, qui laisse tout faire et tout passer sans chercher à y mettre obstacle, et le plus souvent même sans savoir ce qui se fait. Avec la législation directe, au contraire, il est forcé de se tenir au courant de tout ce qui est à lordre du jour ; il a voix délibérative, et il lui importe de ne rien faire et de ne rien laisser faire qui puisse porter atteinte à ses intérêts. Lexercice de ce droit devient pour lui un cours permanent de liberté. Chaque jour il acquiert de nouvelles connaissances ; ces connaissances modifient les murs, les épurent, les élèvent, et, par contre, enlèvent chaque jour à la légalité quelquabus, la détruit article par article, jusquau moment où, les murs ayant assez dautorité pour être toute la loi, le gouvernement cessera dêtre collectif et deviendra individuel dans chacun et pour chacun. Le suffrage universel a été essayé ; on sait ce quil vaut. Pourquoi nessayerait-on pas en Amérique du vote universel ? La législation directe est certainement un progrès sur la délégation. Légalité pour légalité mieux vaut celle faite par tout le monde que celle faite par un petit nombre de privilégiés. (Pour plus de détails, voir dans la brochure La Question révolutionnaire au chapitre De la Législation directe.) Aussi, nest-ce pas spécialement aux habitants de la Nouvelle-Orléans que je madresse, mais à tout ce qui porte le nom dhomme, dêtre humain, aux Etats-Unis. Je sais quil ny a pas beaucoup à compter sur les Français, cest généralement ce quil y a en France de plus inerte qui déborde sur ces plages ; les Irlandais, plus forts en nombre, sont dune ineptie non moins colossale ; ils ne connaissent que deux choses : le bon Dieu et le whiskey. Les Allemands seuls offrent une masse compacte et pourvue de quelque intelligence. Cest par eux que lidée, que le sentiment révolutionnaire circule en Amérique. Je ne veux pas dire que chez les Anglais, ni chez les Italiens, ni chez les Espagnols, ni chez les Français, ni chez les natifs, ni chez les Irlandais même on ne puisse trouver des révolutionnaires ; ce que je veux dire, cest que cest parmi les Allemands quil sen trouve le plus grand nombre. Cest donc généralement à tous et plus particulièrement aux Allemands que je madresse. Vous avez la liberté de réunion, leur dirai-je, profitez-en, provoquez des meetings, agitez lopinion, par la parole et par la plume. Si lagitation en vue des personnalités est toujours stérile, en revanche lagitation en faveur des principes est toujours féconde. La Constitution américaine est une Constitution de lancien régime. Il serait temps quon en f[i]t ce que lon fait de toute rosse qui a fourni sa carrière, quon la livrât à léquarrisseur. Le temps des coucous est passé, aujourdhui tout doit marcher à la vapeur. Et déjà qui empêche, même en dépit des lois actuelles, de fonder dans chaque ville une Société dassurance mutuelle contre la violence [ ?] Est-ce que, à la Nouvelle-Orléans, à New-York comme partout aux Etats-Unis, nous navons pas le droit dassociation ? Pourquoi ne pas réprimer par léclat dune retentissante publicité, par une réprobation collective les attentats de lèse-liberté ? Pourquoi ne pas mettre la brutalité au poteau dinfamie ? clouer le nom du coupable au-dessus de son acte et les exposer, ainsi accolés lun à lautre, sur le parvis de léternelle justice ? Pourquoi ne pas se grouper dans une idée sympathique ? Groupons-nous donc, afin de participer mutuellement à la défense de notre liberté personnelle. Mais, si vous men croyez, bannissons à lavance de cette société tout président, tout comité directeur, tout pouvoir officiel ; ne permettons pas à un seul de ses membres de déléguer son initiative individuelle ; autrement, au lieu dune mutuelle fraternité, nous nobtiendrons quun mutuel fratricide. Ne loublions pas, nous sommes tous solidaires des bonnes ou des mauvaises organisations qui constituent les sociétés soit particulières, soit nationales. Il ne suffit pas de proclamer un but, il faut encore que les moyens ne soient pas contradictoires avec ce but. Si nous voulons lharmonie, sachons être libres ; si nous voulons être libres, sachons être égaux. |