Variétés LHumanisphère Utopie Anarchique (suite) |
Mouvement de lHumanité I. Un crétin ! cest-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaux aqueux, de pain noir et deau crue ; nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ; infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croit et meurt à la même place, misérable comme lamer lichen et les chênes noueux. Oh ! cest un affreux spectacle que de voir lhomme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ; avec des joues infiltrées, de longs doigts et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe. Que notre corps est imperceptible au milieu de lunivers, sil nest pas grandi par notre savoir ! Que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leurs têtes, par des sentiers à peine praticables ! On dirait quil a peur déveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, Ihomme serait tout cela aujourdhui sil ne sétait jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce quil a tout osé ! Et lhomme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère, Moise, sauvé des eaux, renierait la noble fille de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle ; au Dieu de la terre, à lhomme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumières contre lumières. Le ciel nest pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et 1homme atteint tôt ou tard tout ce quil convoite ! Le monde marche. Le monde marche, comme dit Pelletan, belle plume, mais plume bourgeoise, plume girondine, plume de théocrate de lintelligence. Oui, le monde marche, marche et marche encore. Dabord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant avec son groin la terre encore détrempée deau diluvienne, et il sest nourri de tourbe. La végétation lui souriant, il sest soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté avec le mufle les touffes dherbes et lécorce des arbres. Accroupi au pied de larbre dont le haut jet sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ; puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il sest dressé sur ses deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le dominait linstant dauparavant. Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu. Cest quil venait de sinitier à la hauteur de sa taille corporelle. Cest que le sang qui, dans lallure horizontale de lhomme, lui bourdonnait dans les oreilles et lassourdissait, lui injectait les yeux et laveuglait, lui inondait le cerveau et lassourdissait ; ce sang, reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides, ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de lhorizontalité à la verticalité humaine, débarrassant son front dune tempe à lautre, et découvrant, pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles. Jusque là, lanimal humain navait été quune brute entre les brutes ; il venait de se révéler homme. La pensée sétait fait jour ; elle était encore à létat de germe, mais le germe contenait les futures moissons... Larbre à lombre duquel lhomme sétait dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main... cette main qui jusqualors navait été pour lui quune patte et ne lui avait servi à autre chose quà se traîner, à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance. Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre. Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche. Ce bâton lui servira bientôt pour laider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer. Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair ; et le voilà parti à chasser ; et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier. Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles darbres, ces arbres dont hier, il broutait le tronc, et dont il escalade aujourdhui les plus hautes cimes pour y dénicher les ufs ou les petits des oiseaux. Ses yeux, quil tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté lazur et toutes les perles dor de son splendide écrin. Cest sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes, il donne un nom, une valeur astronomique. A linstinct qui vagissait en lui a succédé lintelligence qui balbutie encore et parlera demain. Sa langue sest déliée comme sa main et toutes deux fonctionnent à la fois. Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces, des sensations et des sentiments. Lhomme nest plus seul, isolé, débile, il est une race ; il pense et il agit, et il participe par la pensée et par laction à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes. La solidarité sest révélée à lui. Sa vie sen est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui lont précédé, dans celles qui lui succéderont. Reptile à lorigine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche portant, comme Mercure, des ailes à la tête et aux talons. Par le regard et par la pensée, il sélève comme laigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de linfini ; les coursiers quil a domptés lui prêtent lagilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs darbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires. De simple brouteur il sest fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel. La destinée lui a dit : Marche ! il marche, marche toujours. Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux ; il a mis son estampille sur tout ce qui lentoure. Ainsi lhomme-individu est sorti du chaos. Il a végété dabord comme le minéral ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée, à une locomotion plus rapide et plus étendue. Lhomme-humanité est encore un ftus, mais le ftus se développe dans lorgane générationnel, et après ses phases successives daccroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation, atteindra la plénitude de ses facultés sociales. Dieu, cest le mal. La propriété, cest le Vol. LEsclavage, cest lAssassinat. (P.J. Proudhon)La Famille, cest le Mal, cest le Vol, cest lAssassinat. Tout ce qui fut devait être ; les récriminations ny changeraient rien. Le passé est 1e passé, et il ny a à y revenir que pour en tirer des enseignements pour lavenir. Aux premiers jours de lêtre humain, quand les hommes, encore faibles en force et en nombre, étaient dispersés sur le globe et végétaient enracinés et clairsemés dans les forêts comme des bluets dans les blés, les chocs, les froissements ne pouvaient guère se produire. Chacun vivait à la commune mamelle, et la mamelle produisait abondamment pour tous. Peu de chose dailleurs suffisait à lhomme : des fruits pour manger, des feuilles pour se vêtir ou sabriter, telle était la faible somme de ses besoins. Seulement, ce que je constate, le point sur lequel jinsiste, cest que lhomme, à ses débuts dans le monde, au sortir du ventre de la terre, à lheure où la loi instinctive guide les premiers mouvements des êtres nouveau-nés, à cette heure où la grande voix de la nature leur parle à loreille et leur révèle leur destinée cette voix qui indique aux oiseaux les aériens espaces, aux poissons les firmaments sous-marins, aux autres animaux les plaines et les forêts à parcourir ; qui dit à lours : tu vivras solitaire dans ton antre, à la fourmi : tu vivras en société dans la fourmilière ; à la colombe tu vivras accouplée dans le même nid, mâle et femelle aux époques damour ; lhomme alors entendit cette voix lui dire : tu vivras en communauté sur la terre, libre et en fraternité avec tes semblables ; être social, la sociabilité grandira ton être ; repose où tu voudras ta tête, cueille des fruits, tue du gibier, fais lamour, bois ou mange, tu es partout chez toi ; tout tappartient à toi comme à tous. Si tu voulais faire violence à ton prochain, mâle ou femelle, ton prochain te répondrait par la violence, et, tu le sais, sa force est à peu près égale à la tienne ; donnes carrière à tous tes appétits, à toutes tes passions, mais noublie pas quil faut quil y ait harmonie entre tes forces et ton intelligence, entre ce qui te plaît à toi et ce qui plaît aux autres. Et, maintenant, va : la terre, à cette condition, sera pour toi le jardin des Hespérides. Avant den arriver à la combinaison des races, la Terre, petite fille avide de jouer à la production, tailla et découpa dans largile, aux jours de sa fermentation, bien des monstres informes quelle chiffonna ensuite et déchira avec un tremblement de colère et un déluge de larmes. Tout travail exige un apprentissage. Et il lui fallut faire bien des essais défectueux avant den arriver à la formation dêtres complets, à la composition des espèces. Pour lespèce humaine, son chef-duvre, elle eut le tort de comprimer un peu trop la cervelle et de donner un peu trop dampleur au ventre. Le développement de lune ne correspondit pas au développement de lautre. Il y eut fausse coupe, partant de là désharmonie. Ce nest pas un reproche que je lui adresse. Pouvait-elle faire mieux? Non. Il était dans lordre fatal quil en fût ainsi. Tout était grossier et sauvage autour de lhomme ; lhomme devait donc commencer par être grossier et sauvage ; une trop grande délicatesse de sens leut tué. La sensitive se replie sur elle-même quand le temps est à lorage, elle ne sépanouit que sous le calme et rayonnant azur. Le jour vint donc où laccroissement de la race humaine dépassa laccroissement de son intelligence. Lhomme, encore sur les limites de lidiotisme, avait peu de rapport avec lhomme. Son hébétement le rendait farouche. Son corps sétait bien, il est vrai, relevé de son abjection primitive ; il avait bien exercé ladresse de ses muscles, conquis la force et lagilité corporelle ; mais son esprit, un moment éveillé, était retombé dans sa léthargie embryonnaire et menaçait de sy éterniser. La fibre intellectuelle croupissait dans ses langes. Laiguillon de la douleur devenait nécessaire pour arracher le cerveau de lhomme à sa somnolence et le rappeler à sa destinée sociale. Les fruits devinrent plus rares, la chasse plus difficile : il fallut sen disputer la possession. Lhomme se rapprocha de lhomme, mais pour le combattre, souvent aussi pour lui prêter son appui. Nimporte comment, il y eut contact. Derrants quils étaient, lhomme et la femme saccouplèrent ; puis il se forma des groupes, des tribus. Les groupes eurent leurs troupeaux, puis leurs champs, puis leurs ateliers. Lintelligence était désormais sortie de sa torpeur. La voix de la nécessité leur criait marche ! et ils marchaient. Cependant, tous ces progrès ne saccomplirent pas sans déchirements. Le développement des idées était toujours en retard sur le développement des appétits. Léquilibre rompu une fois navait pu être rétabli. Le monde marchait ou plutôt oscillait dans le sang et les larmes. Le fer et la flamme portaient en tout lieu la désolation et la mort. Le fort tuait le faible ou sen emparait. Lesclavage et loppression sétaient attachés comme une lèpre aux flancs de lhumanité. Lordre naturel périclitait. Moment suprême, et qui devait décider pour une longue suite de siècles du sort de lhomme. Que va faire lintelligence ? Vaincra-t-elle lignorance? Va-t-elle délivrer les hommes du supplice de sentre-détruire ? Les sortira-t-elle de ce labyrinthe où beuglent la peine et la faim ? Leur montrera-t-elle la route pavée dinstincts fraternels qui conduit à laffranchissement, au bonheur général ? Brisera-t-elle les odieuses chaînes de la famille patriarcale ? Fera-t-elle tomber les barrières naissantes de la propriété ? Détruira-t-elle les tables de la loi, la puissance gouvernementale, cette arme à deux tranchants et qui tue ceux quelle doit protéger ? Fera-t-elle triompher la révolte toujours menaçante de la tyrannie toujours debout ? Enfin, colonne lumineuse, principe de vie , fondera-t-elle lordre anarchique dans légalité et la liberté ou, urne funéraire, essence de mort fondera-t-elle lordre arbitraire dans la hiérarchie et lautorité? Qui aura le dessus, de la communion fraternelle des intérêts ou de leur division fratricide ? Lhumanité va-t-elle donc périr à deux pas de son berceau? |