Variétés. LHumanisphère. Utopie anarchiste (Suite.) |
Hélas ! peu s'en fallut ! Dans son inexpérience, l'humanité prit du poison pour de l'élixir. Elle se tordit alors dans des convulsions atroces. Elle ne mourut pas ; mais les siècles ont passé sur sa tête sans pouvoir éteindre les tourments dont elle est dévorée ; le poison lui brûle toujours les entrailles. Ce poison, mélange de nicotine et d'arsenic, a pour étiquette un seul mot : Dieu... Du jour où l'Homme eut avalé Dieu, le souverain maître ; du jour où il eut laissé pénétrer en son cerveau l'idée d'un élysée et d'un tartare, d'un enfer et d'un paradis outre-monde, de ce jour il fut puni par où il avait péché. L'autorité du ciel consacra logiquement l'autorité sur la terre. Le sujet de Dieu devint la créature de l'homme. Il ne fut plus question d'humanité libre, mais de maîtres et d'esclaves. Et c'est en vain que, depuis des mille ans, des légions de Christs moururent martyrisées pour le racheter de sa faute, pour ainsi dire originelle, et le délivrer de Dieu et de ses pompes, de l'autorité de l'Eglise et de l'Etat. Comme le monde physique avait eu son déluge, alors le monde moral eut aussi le sien. La foi religieuse submergea les consciences, porta la dévastation dans les esprits et les curs. Tous les brigandages de la force furent légitimés par la ruse. La possession de lhomme par l'homme devint un fait acquis. Désormais la révolte de l'esclave contre le maître fut étouffée par le leurre des récompenses célestes ou des punitions infernales. La femme fut dégradée de ses titres à l'appellation humaine, déchue de son âme, et reléguée à tout jamais au rang des animaux domestiques. La sainte institution de l'autorité couvrit le sol de temples et de forteresses, de soldats et de prêtres, de glaives et de chaînes, d'instruments de guerre et d'instruments de supplice. La propriété, fruit de la conquête, devint sacrée pour les vainqueurs et les vaincus, dans la main insolente de l'envahisseur comme aux yeux clignotants du dépossédé. La famille, étagée en pyramide avec le chef à la tête, enfants, femme et serviteurs à la base, la famille fut cimentée et bénie, et vouée à la perpétuation du mal. Au milieu de ce débordement de croyances divines, la liberté de l'homme sombra, et avec elle l'instinct de revendication du droit contre le fait. Tout ce qu'il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu'il y avait d'énergie vitale dans la lutte du progrès humain, tout cela fut noyé, englouti ; tout disparut dans les flots du cataclysme, dans les abîmes de la superstition. Le monde moral, comme le monde physique, sortira-t-il un jour du chaos? La lumière luira-t-elle au sein des ténèbres? Allons-nous assister à une nouvelle genèse de l'humanité? Oui, car l'idée, cette autre colombe qui erre à sa surface, l'idée qui n'a pas encore trouvé un coin de terre pour y cueillir une palme, l'idée voit le niveau des préjugés, des erreurs, des ignorances diminuer de jour en jour sous le ciel, c'est-à-dire sous le crâne, de l'intelligence humaine. Un nouveau monde sortira de l'arche de l'utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l'Autorité, tu serviras à féconder la germinaison et l'éclosion des sociétés de l'Avenir et à illuminer à l'état de gaz le monument de la Liberté. Ce cataclysme moral pouvait-il être évité? L'homme était-il libre d'agir et de penser autrement qu'il n'a fait? Autant vaudrait dire que la Terre était libre d'éviter le déluge. Tout effet a sa cause. Et... mais voici venir une objection que je vois poindre de loin, et que ne manque pas de vous poser en ricanant d'aise tout béat confesseur de Dieu : Vous dites, M. Déjacque, que tout effet a une cause. Très bien. Mais alors, vous reconnaissez Dieu, car enfin l'univers ne s'est pas créé tout seul ; c'est un effet, n'est-ce pas? Et qui voulez-vous qui l'ait créé, si ce n'est Dieu?... Dieu est donc la cause de l'univers? Ah ! ah ! vous voyez, je vous tiens, mon pauvre M. Déjacque ; vous ne pouvez pas m'échapper. Pas moyen de sortir delà. Imbécile ! Et la cause... de Dieu? La cause de Dieu... la cause de Dieu... Dam ! Vous savez bien que Dieu ne peut pas avoir de cause, puisqu'il est la cause première. Mais, espèce de brute, si tu admets qu'il y ait une cause première, alors il n'y en a plus du tout, et il n'y a plus de Dieu, attendu que si Dieu peut être sa propre cause, l'univers aussi peut être la propre cause de l'univers. Cela est simple comme bonjour. Si au contraire tu affirmes avec moi que tout effet a sa cause, et que par conséquent il n'y a pas de cause sans cause, ton Dieu aussi doit en avoir une. Car pour être la cause dont l'univers est l'effet, il faut bien qu'il soit l'effet d'une cause supérieure. Au surplus, veux-tu que je te dise, la cause dont ton Dieu est l'effet n'est pas du tout d'un ordre supérieur ; elle est d'un ordre très inférieur, bien plutôt ; cette cause est tout simplement ton crétinisme. Allons, c'est assez m'interrompre. Silence ! et sache bien ceci dorénavant : c'est que tu n'es pas le fils, mais le père de Dieu. Je disais donc que tout effet a sa cause. Seulement, cette cause est pour nous visible ou invisible, selon que notre vue ou notre pensée est plus ou moins parfaite, et notre vue ou notre pensée est un instrument d'optique bien grossier, bien incomplet. Il n'est pas un être qui ne soit le jouet des circonstances, et l'homme comme les autres êtres. Il est dépendant de sa nature et de la nature des objets qui l'environnent ou, pour mieux dire, des êtres qui l'environnent, car tous ces objets ont des voix qui lui parlent et modifient constamment son éducation. Toute la liberté de l'homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu'il est en droit d'exiger de ses semblables c'est que ses semblables n'attentent pas à sa liberté, c'est-à-dire à l'entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d'exiger de lui, c'est qu'il n'attente pas à la leur. Dès ses premiers pas, l'homme ayant grandi prodigieusement en force et grandi aussi un peu en intelligence, bien que la proportion ne fût pas la même, et comparant ce qu'il était devenu avec ce qu'il avait été au berceau, l'homme eut alors un éblouissement, le vertige. L'orgueil est inné en lui. Ce sentiment l'a perdu ; il le sauvera aussi. Le bourrelet de la création pesait à la tête de l'enfant humain. Il voulut s'en défaire. Et comme il avait déjà la connaissance de bien des choses, encore qu'il lui restât bien des choses à expérimenter ; comme il ne pouvait expliquer certains faits, et qu'il voulait quand même les expliquer, il ne trouva rien de mieux que de les expulser de l'ordre naturel et de les reléguer dans les sphères surnaturelles. Dans sa vaniteuse ignorance, l'enfant terrible a voulu jouer avec l'inconnu, il a fait un faux pas, et il est tombé la tête la première sur l'angle de l'absurdité. Mutinerie de bambin, blessure du jeune âge dont il portera longtemps la cicatrice !... L'homme, quel orgueil à la fois et quelle puérilité ! l'homme a donc proclamé un Dieu, créateur de toutes choses, un Dieu imbécile et féroce, un Dieu à son image. C'est-à-dire qu'il s'est fait le créateur de Dieu. Il a pondu l'uf, il l'a couvé et il s'est mis en adoration devant son poussin, j'allais dire devant son excrément, car il fallait que l'homme eût de bien violentes coliques de cerveau le jour où il a fait ses nécessités... d'une pareille sottise. Le poussin eut tout naturellement pour poulailler des temples, des églises. Aujourd'hui ce poussin est un vieux coq aux trois quarts déplumé, sans crête et sans ergots, une vieille carcasse tellement rabougrie que c'est à peine si cela mérite qu'on lui torde le cou pour le mettre dans la chaudière. La science lui a enlevé une à une toutes ses terribles attributions. Et les saltimbanques en soutanes, qui le promènent encore sur les champs de foire du monde, n'ont plus guère du Dieu tout puissant que l'image étalée sur les toiles de leur baraque. Et pourtant cette image est encore un loup-garou pour la masse de l'humanité. Ah ! si, au lieu de s'agenouiller devant elle, les fidèles de la divinité osaient la regarder en face, ils verraient bien que ce n'est pas un personnage réel, mais une mauvaise peinture, un peu de fard et de boue, un masque tout gras de sang et de sueurs, masque antique dont se couvrent les intrigants pour en imposer aux niais et les mettre à contribution. Comme la religion, la famille, la propriété et le gouvernement ont eu leur cause. Elle est également dans l'ignorance de l'homme. C'est une conséquence de la nature de son intelligence, plus paresseuse à éveiller que la nature de ses facultés physiques. Chez les bêtes, selon que les petits ont plus ou moins longtemps besoin de soins, l'instinct de la maternité est plus ou moins développé et s'exerce d'une manière plus ou moins différente, selon la condition qui convient à l'espèce. La nature veille à la conservation des races. Parmi les animaux féroces, il n'en est pas qui vivent autrement qu'à l'état solitaire : la louve allaite ses louveteaux et cherche elle-même sa nourriture ; elle ne fait pas société avec le mâle ; sa forte individualité suffit à tout. L'amour maternel double ses forces. Chez l'oiseau, frêle et tendre créature, le rossignol, la fauvette, la mère couve au nid sa progéniture, le mâle va au dehors chercher la becquée. Il y a union entre les deux sexes jusqu'au jour où les fruits vivants de leur amour ont chaud duvet et fortes plumes, et qu'ils sont assez vigoureux pour fendre l'air à coups d'ailes et aller aux champs moissonner leur nourriture. Chez les insectes, la fourmi, l'abeille, races sociables, les enfants sont élevés en commun ; là le mariage individuel n'existe pas, la nation étant une seule et indivisible famille. Le petit de l'homme, lui, est long à élever. La femelle humaine ne pouvait y suffire à elle seule, lui donner le sein, le bercer et pourvoir encore à ses besoins personnels. Il fallait que l'homme se rapprochât d'elle, comme l'oiseau de sa couvée, qu'il l'aidât dans les soins du ménage et rapportât à la hutte le boire et le manger L'homme fut souvent moins constant et plus brutal que l'oiseau, et la maternité fut toujours un fardeau plus lourd que la paternité. Ce fut là le berceau de la famille. A l'époque où la terre n'était qu'une immense forêt vierge, l'horizon de l'homme était des plus bornés. Celui-ci vivait comme le lièvre dans les limites de son gîte. Sa contrée ne s'étendait pas à plus d'une journée ou deux de marche. Le manque de communications rendait l'homme presque étranger à l'homme. N'étant pas cultivée par la société de ses semblables, son intelligence restait en friche. Partout où il put y avoir agglomération d'hommes les progrès de l'intelligence acquirent plus de force et plus d'étendue. L'homme émule de l'homme rassembla les animaux serviles, en fit un troupeau, les parqua. Il creusa le champ, ensemença le sillon et y vit mûrir la moisson. Mais bientôt du fond des forêts incultes apparurent les hommes fauves que la faim faisait sortir du bois. L'isolement les avait maintenus à l'état de brutes ; le jeûne, sous le fouet duquel ils s'étaient rassemblés, les rendait féroces. Comme une bande de loups furieux, ils passèrent au milieu de ce champ, massacrant les hommes, violant et égorgeant les femmes, détruisant la récolte et chassant devant eux le troupeau. Plus loin, ils s'emparèrent du champ, s'établirent dans l'habitation, et laissèrent la vie sauve à la moitié de leurs victimes dont ils firent un troupeau d'esclaves. L'homme fut attelé à la charrue ; la femme eut sa place avec les poules ou à la porcherie, destinée aux soins de la marmite ou à l'obscène appétit du maître. Ce vol à main armée par des violateurs et des meurtriers, ce vol fut le noyau de la propriété. Au bruit de ces brigandages, les producteurs qui n'étaient pas encore conquis se massèrent dans la cité, afin de se mieux protéger contre les envahisseurs. A l'exemple des conquérants dont ils redoutaient l'approche, ils nommèrent un chef ou des chefs chargés d'organiser la force publique et de veiller à la sûreté des citoyens. De même que les hordes dévastatrices avaient établi des conventions qui réglaient la part de butin de chacun ; de même aussi, ils établirent un système légal pour régler leurs différends et garantir à chacun la possession de l'instrument de travail Mais bientôt les chefs abusèrent de leur pouvoir. Les travailleurs de la cité n'eurent plus seulement à se défendre contre les excès du dehors, mais aussi et encore contre les excès du dedans. Sans s'en douter, ils avaient introduit et installé l'ennemi au cur de la place. Le pillage et lassassinat avaient fait brèche et trônaient au milieu du forum, appuyés sur les faisceaux autoritaires La république portait en ses entrailles son ver rongeur. Le gouvernement venait d'y prendre naissance. Assurément, il eût été préférable que la famille, la propriété, le gouvernement et la religion ne fissent pas invasion dans le domaine des faits. Mais, à cette heure dignorance individuelle et d'imprévoyance collective pouvait-il en être autrement ? L'enfance pouvait-elle nêtre pas l'enfance ? La science sociale, comme les autres sciences, est le fruit de l'expérience. L'homme pouvait-il espérer que la nature bouleversât pour lui l'ordre des saisons, et qu'elle lui accordât la vendange avant la floraison de la vigne, et la liqueur de l'harmonie avant l'élaboration des idées? A cette époque d'enfantement sauvage où la Terre portait encore sur la peau les stigmates d'un accouchement pénible ; quand, roulant dans ses draps souillés de fange, elle frissonnait encore au souvenir de ses douleurs, et qu'à ses heures de fièvre, elle se tordait le sein, se le déchirait, et faisait jaillir du cratère de ses mamelles des flots de soufre et de feu ; que, dans ses terribles convulsions, elle broyait, en riant d'un rire farouche, ses membres entre les rochers ; à cette époque toute peuplée d'épouvantements et de désastres, de rages et de difformités, l'homme, assailli par les éléments, était en proie à toutes les peurs. De toutes parts le danger 1environnait, le harcelait. Son esprit comme son corps était en péril ; mais avant tout il fallait s'occuper du corps, sauver le globe charnel, l'étoile, pour en conserver le rayonnement, l'esprit. Or, je le répète, son intelligence n'était pas au niveau de ses facultés physiques ; la force musculaire avait le pas sur la force intellectuelle. Celle-ci, plus lente à émouvoir que l'autre, s'était laissée devancer par elle, et marchait à sa remorque. Un jour viendra où ce sera l'inverse, et où la force intellectuelle dépassera en vitesse la force physique ; ce sera le char devenu locomotive qui remorquera le buf. Tout ce qui est destiné à acquérir de hautes cimes commence d'abord par étendre souterrainement ses racines avant de croître à la lumière et d'y épanouir son feuillage. Le chêne pousse moins vite que l'herbe ; le gland est plus petit que la citrouille ; et cependant le gland renferme un colosse. Chose remarquable, les enfants prodiges, les petites merveilles du jeune âge, à l'âge de maturité sont rarement des génies. Dans les champs d'hommes comme dans les sociétés de blés, ce sont les semences qui dorment le plus longtemps sous la terre qui souvent produisent les plus belles tiges, les plus riches épis. La sève avant de monter a besoin de se recueillir. Tout ce qui arriva par la suite ne fut que la conséquence de ces trois faits, la famille, la propriété, le gouvernement, réunis en un seul, qui les a sacrés et consacrés tous trois, la religion. Je passerai donc rapidement sur ce qui reste à parcourir du passé comme sur ce qui est dans les zones du présent afin d'arriver plus vite au but, la société de l'avenir, le monde de l'anarchie. Dans cette esquisse rétrospective de l'humanité comme dans l'ébauche de la société future, mon intention n'est pas de faire l'histoire même abrégée de la marche du progrès humain. J'indique plutôt que je ne raconte. C'est au lecteur à suppléer par la mémoire ou par l'intuition à ce que j'omets ou omettrai de mentionner. |