La Question Américaine.

 

L’IRREPRESSIBLE CONFLIT. — L’APPEL AU PEUPLE.

I.

A-t-on jusqu’à présent examiné la question dans son ensemble ? L’a-t-on prise de haut ; l’a-t-on fouillée profondément ? Non, que je sache. Essayons donc de faire pénétrer quelques clartés dans ces ténèbres.

II.

Vers la fin du 18e siècle , les colons rebelles ont fait une Constitution qui affranchissait, il est vrai, les colonies anglaises du vampirisme de la métropole, et, en cela, ils ont eu raison. Mais, chinois politiques, ils ont voulu immobiliser l’esprit des temps, le mouvement révolutionnaire ou régénérateur, ils ont déclaré leur œuvre de circonstance chose immuable et éternelle, et, en cela, ils ont eu tort.

Les Constitutions politiques ou sociales, comme les Constitutions humaines ou individuelles, sont sujettes à révision, à transformation. L’alimentation journalière produit, chez un peuple comme chez un homme, de nouveaux éléments qui modifient, à chaque instant du jour ou du siècle, son tempérament, développent ou atrophient en lui certains organes. Toute constitution, ou physique ou morale, ou socialement ou individuellement humaine, ne peut donc être essentiellement mobile. 11 n’y a que les hommes ou les peuples momifiés dont la constitution Puisse rester en quelque sorte stationnaire.

Or, ce n’est pas moi seulement qui le dis, ce sont les faits qui parlent, c’est la loi de nature qui l’ordonne et nous l’enseigne :

— A bas la Constitution écrite de l’antique et solennelle Union américaine ! Elle ment à la constitution morale du peuple.

— Vive le mouvement abolitioniste ! le mouvement constitutif du moderne Progrès ! Pour n’être point la lettre de la Constitution légale, il n’en est pas moins, et plus sûrement, l’esprit vrai et vivifiant de la constitution morale du peuple.

III.

Depuis longtemps déjà, l’antagonisme existe entre le Sud et le Nord, c’est-à-dire entre les hommes qui veulent perpétuer et étendre l’esclavage des Africains, et ceux qui veulent le restreindre, l’anéantir, et ses intrépides compagnons en ont témoigné à la face du monde et du haut des gibets. C’est d’un gibet, où les planteurs d’alors l’avaient clouée en croix, que s’est révélée il y a dix-huit cents ans une philosophie nouvelle... vieille aujourd’hui. Et c’est aussi d’un gibet, le gibet de Charlestown, que s’est révélé dans ces derniers temps, et en s’affirmant au soleil, l’irrépressible conflit.

Sans doute, pas plus Brown que Jésus n’ont produit le mouvement qui les a fait agir : ils n’étaient l’un et l’aube que l’écho de la grande voix publique, un résumé harmonique de toutes les notes de la gamme humaine résonnant clandestinement contre l’esclavagisme ; et c’est là ce qui fit que chacun d’eux monta au supplice comme à une apothéose, sachant intuitivement que, sur la voie du Progrès, on ne succombe en apparence que pour renaître en réalité dans la marche triomphale de ses émules et vengeurs. On a beau mettre la couronne d’épines ou le bonnet-de-force tir le front majestueux, et réputé criminel, du l’Idée : l’Idée, par la bouche de ses martyrs comme par une trompette universelle, sonne le Jugement, mental d’abord, mais bientôt officiel, de la Foule, l’avènement, du nouvel ordre social qui commence, le glas funèbre du vieil ordre qui finit.

Les crucificateurs de la Judée comme les étrangleurs de la Virginie se sont acharnés sur un homme, les comme si, en détruisant cet homme, ils détruisaient aussi le souffle vibrant en lui, et qui, l’instrument brisé, revibre aussitôt, clameur prolifique, par les millions de bouches, clairons sans cesse renaissante de l’impérissable Multitude. La Multitude n’est-elle pas la large, la féconde poitrine dont le novateur crucifié ou pendu n’est que la parole fugitive ? le sein colossal d’où jaillit toute pensée éloquente et sonore ? Et l’on aurait l’impertinente et folle prétention de comprimer le jeu de ses poumons, d’empêcher sa voix de ne faire entendre, la phrase qu’elle articule de s’achever ? Allons donc !... Tous les échafauds du monde, tous les bûchers, tous les gibets de tous les âges, réunis en faisceau, pèseraient moins dans sa main gigantesque qu’une botte d’allumettes dans la vôtre, tas de Lilliputiens.

IV.

La République américaine, toute bardée qu’elle est d’institutions monarchiques, mais basée sur le protestantisme en religion et sur le libéralisme en politique, c’est-à-dire sur le principe de négation de l’absolutisme autoritaire, est fatalement au progrès philosophique et social, sous peine de suicide. Rien de plus naturel qu’elle soit le cauchemar des partisans de l’éternelle et absolue Autorité, dont les célèbres fils de Loyola sont les universels tacticiens, les généraux en chef, les Révérends Pères et Tuteurs. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que la catholique et inquisitoriale engeance travaille à la perte de ce simulacre de République. Les Jésuites savent que l’esclavage est la lèpre vive qui doit le détruire, si le Nord ne l’arrache de ses flancs en employant le fer et la flamme, la pensée et l’action libertaires. Aussi, se sont-ils établis de longue date et comme en embuscade, dans tous les Coins et recoins de l’Union. Au Sud, comme en 92 dans la Vendée, comme avant les Journées de Juin dans toute la France, ils attisent le feu de la guerre civile, et poussent les Etats plantoriaux à la Sécession, les exploiteurs à la Réaction. Puisant à cœur-joie dans l’arsenal de l’intrigue et de la calomnie, ils en emplissent leurs outres à faces de Bazile, et les dégonflent, piano-piano XXXX[[tache sur exemplaire]] à l’oreille de ceux qui doivent faire l’XXXXXXnerre[[trou : l’office de paratonnerre ?]] dans l’orage ; ils mettent les armes àXXXXXXXn[[trou : la main ?]] de ces nouveaux chouans, la rage hydrophobique du prolétarisme menacé dans la cervelle canine de ces nouveaux garde-bourgeoisiaux, parqueurs et égorgeurs d’humains. Au Nord, ils larmoient hypocritement, comme des pleureurs des pompes funèbres, sur la fin prématurée de l’Union. Comme au-delà de l’Atlantique, — après le mouvement de Février jusqu’au Coup-d’Etat de Décembre, — ils suscitent ici une crise financière factice en dormant à tous leurs affiliés de robe courte l’ordre de stopper les affaires, de serrer les cordons de leur bourse, de fermer à triple verroux** leur caisse, afin d’effrayer tous les autres barons et baronets du Capital, de porter la perturbation dans le commerce et la production, de suspendre provisoirement tout travail, et d’amener ainsi, à l’aide d’insinuations perfides, les producteurs et les commerçants du Nord, le troupeau toujours nombreux des ignorants, à croire que la crise artificielle actuelle, créée artificieusement par les démocrates-esclavagistes pour épouvanter la population des Etats-Libres, et qui est l’œuvre de l’oligarchie sudesque, toute son œuvre et rien que son œuvre, est au contraire, celle des républicains-abolitionistes.

Cet épouvantail, du reste, est plus imaginaire que réellement terrible. C’est comme le canon de pistolet qu’un chétif bandit présenterait au coin d’un bois à quelque robuste voyageur (pistolet vide de poudre et de balle et qui ne posséderait qu’une amorce). Si le robuste voyageur se doute de la supercherie, il n’a qu’à tendre le bras vers le petit vagabond : le petit vagabond prendra aussitôt ses jambes à son cou. Ainsi fuirait la crise, si le géant du Nord, au lieu de se laisser intimider, osait la regarder dans le blanc des yeux, et lui dire : “Pygmée, gare de mon chemin !”

V.

Américains, prenez-y garde ; ouvrez les yeux et les oreilles. C’est la Société de Jésus, cette redoutable organisation ténébreuse, ayant pour principe de faire de tout individu comme de toute nation un cadavre, un corps machinal dont elle ne réserve d’être la force motrice ; c’est elle, n’en doutez pas, qui a couvé et fait éclore l’événement sécessionniste et le gouverne à son profit. C’est elle qui tient les ficelles qui font mouvoir les pantins démocrates-esclavagistes, les chevaleresques fouetteurs de nègres, les réacteurs du Sud comme du Nord, que les renégats du parti républicain-abolitioniste, les pondérateurs politiques, les gouvernants en expectative, tel entre autres, le Lamartine-Seward, ce ministre-sirène du futur cabinet, destiné à endormir ou à égarer l’opinion populaire qui s’est manifestée triomphante dans la dernière élection présidentielle. La Société de Jésus, par l’organe du confessionnal où viennent s’agenouiller des milliers de servantes irlandaises, sait tout ce qui se passe dans vos maisons bourgeoises, et par les relations de ces femmes et des ouvrières de la même nation avec leurs amants ou leurs maris, ce qui se passe aussi dans la mansarde et l’atelier du prolétaire. La moitié de vos commis de bureau ou de magasin sont des Irlandais, des brutes catholiques, et, par des espions au service de la Compagnie de Jésus. Bon nombre de Français de tous rangs sont enrôlés dans les sections de cette société de malfaisance secrète. Les Pères Jésuites ont mis trois quarts de siècle à peine à tramer leur filet, et déjà ils en ont couvert l’Union. Maintenant, oiseleurs autoritaires, que vont-ils faire miroiter à vos yeux pour vous prendre au piège comme des hirondelles, ô pauvres Américains ? Y avez-vous seulement songé ? Vous voltigez autour du péril et vous ne semblez pas même vous en douter.

Quiconque a beaucoup vu peut avoir beaucoup retenu.

Ecoutez donc ! car, si vous n’avisez selon la logique libertaire, ce que j’ai à vous dire, ce sera de l’histoire demain.

Mais d’abord, rappelons dans un court historique les faits qui ont amené la situation : l’exposé du passé est un jalon de ce qui doit suivre.

VI.

Les fils de la Grande-Bretagne, cette terre du libre examen, les émigrés de l’autre siècle sur le sol de l’Amérique, ne pouvant plus longtemps supporter le joug vexatoire de l’autorité métropolitaine, déchirèrent par la parole et l’épée le vieux pacte auquel les avaient enchaînés les pères légistes de la mère-patrie ; ils proclamèrent l’indépendance et l’union des colonies insurgées. La République au pavillon constellé d’étoiles fût inaugurée par ces descendants de régicides sur les débris de la Constitution royale lacérée et jetée aux quatre` vents. Dès lors la gent des Missions Jésuitiques s’achemina vers Cette jeune pousse de liberté pour y prendre position, et, au jour de maturité de l’arbre, en dévorer les fruits, comme un ver rongeur. L’esclavage des noirs existait dans la Constitution royale ; la Constitution républicaine, à sa honte, maintint, afin de ne pas froisser les préjugés sordides de, quantité de patriciens, propriétaires d’ilotes et de former de tous les Etats un faisceau capable de résister à l’invasion, si la couronne d’Angleterre persistait à vouloir ressaisir ses possessions perdues. L’heure de l’abolitionisme universel ne tintait que faiblement à l’horloge des consciences : la Révolution française n’avait pas encore agité son brandon d’égalité sur le Monde !

Cependant, la nation américaine se développait. De nouvelles étoiles s’adjoignaient continuellement au noyau des premières ; son pavillon victorieux promenait par les mers ses marchandises, ses matières premières qui lui servaient à lever tribut sur les autres nations ; aux produits du son sol étaient venus s’ajouter les produits de l’industrie : ses travailleurs blancs prospéraient. La vapeur, qu'elle avait appliquée au physique, elle semblait la posséder au moral. On eût dit qu'elle marchait à la grandeur, comme roule à destination une locomotive sur un chemin de fer. Et sauf quelques agitations sudesques aussitôt réprimées ; sauf aussi quelques banqueroutes périodiques envers l’ancien continent, banqueroutes connues sous le nom de crises, au moyen desquelles s’établit à intervalles chaque fois plus rapprochés, la balance entre son moins de production et son plus de consommation ; sauf surtout son vice capital, le péché d’esclavagie, elle pouvait faire illusion, et passer dans la mauvaise société des Etats actuels pour le modèle des Etats. Mais voilà que tout-à-coup la main de la décadence la saisit par les cheveux sur la voie ferrée de sa grandeur : son char a des bâtons dans les roues !

La constitution légale et inamovible, telle est la cause de la décadence prématurée de la République américaine ; c’est ce qui met entrave à son libre développement en la confinant dans les langes pétrifiés de son berceau.

Un peuple, de même qu’un homme, ne peut pas consommer plus qu’il ne produit, sans s’exposer bientôt à la vindicte publique, au manque quotidien du nécessaire. Et, je l’ai dit, le Peuple des Etats-Unis produit moins qu’il ne consomme, les statistiques d’importation et d’exportation en font foi. Pourquoi est-il ainsi ? C’est ce que nous allons, voir. De nouveaux émigrés, comme les émigrés d’avant 1776, quittent chaque jour le sol ingrat de la vieille Europe, rendu stérile par les institutions autoritaires, et viennent demander à la République du Nouveau Monde l’emploi de leurs facultés productives et consommatives. La constitution républicaine des Etats-Unis d’aujourd’hui, comme la constitution royale des colonies d’autrefois, — loin d’accueillir avec des embrasements d’amour ces travailleurs dont les bras sont des instruments de prospérité commune, — les traite en marâtre ; elle les livre sans défense à la rapacité des exploiteurs, les abandonne en proie aux tailles et aux corvées du seigneur Elle n’abrite maternellement que l’immonde féodalité, des capitalistes, vendeurs parasites, et des politiciens et bibliciens, marchands de lois divines et humaines, grugeurs éhontés de contribuables. Aussi, de ce côté de l’Océan, comme sur l’autre rive, le prolétariat grandit-il chaque jour en nombre et en misère : il s’amoncèle sur la scène publique ; si bien que l’esclavage, direct et sectionnel, l’esclavage des noirs à peine aboli, surgira soudain la question des esclaves blancs, l’abolitionisme de l’esclavage indirect et universel. — Aux prolétaires, ces émigrés de tous pays et les nouveaux colons de l’Amérique, à eux, comme aux émigrés d’il y a trois quarts de siècle, il appartient de s’affranchir du joug vexatoire de la Constitution, de la lacérer, et de la remplacer par une œuvre socialiste, autre Déclaration d’Indépendance des Travailleurs-Unis.

VII.

Les Jésuites, qui suivent du regard toute pulsation du Progrès pour l’étouffer, savent que le parti républicain-noir, une fois sur la pente de l’émancipation, devrait bientôt céder le pas à la masse des républicains de tout épiderme, abolitionistes du Prolétariat. Le Progrès est comme un engrenage de moulin ; quand il a mordu le doigt de la Résistance, il faut que la main y passe, puis le bras, puis le restant du corps. C’est pourquoi les Jésuites, dût périr le Sud, lutteront sans miséricorde, sous le masque des planteurs, pour sauver le principe d’autorité. Leurs séïdes dans les Etats Libres, ils les comptent par millions ; ce sont ces hordes d’Irlandais dont ils ont, non sans calcul, facilité de tout temps l’immigration. Déjà il est bruit dans le Nord d’enrôlement secret, pour un but qui n’est pas avoué, nouveaux décembriseurs que l’on recrute pour un Coup-d’Etat. Car les choses se passent ici presque absolument comme en France, avant le 24 Juin et le 2 Décembre. Les journalistes et orateurs à la dévotion de la Société de Jésus distillent dans l’ombre le venin, et le font jaillir quotidiennement de leur alvéole vénale. Ils travestissent le sens des mots ; ils qualifient du nom de Révolution la Réaction de l’esclavagie contre le mouvement abolitioniste, comme ailleurs, en 48, ils qualifiaient du nom d’honnêtes et modérés les bourgeois-massacreurs de Rouen et de Paris. Ils parlent de “plébiscite, d’appel au peuple” par oui et par non, comme ils en parlaient en 93 pour arracher le traître Capet au glaive justicier de la Convention — et bien sûrs que le scrutin les favoriserait aujourd’hui, comme il a favorisé les desseins de l’Ordre en Décembre 51, dût-on employer, pour faire pression sur les votes, les mêmes perfides et sanglants moyens. Enfin, ils prient, ils jurent, ils invoquent le ciel et la terre, et insinuent charitablement qu’il faudrait que le père bon Dieu nous envoyât un homme providentiel qui concentrât en sa personne tous les pouvoirs, pour sauver l’Union. Alchimistes politiques, du fond de leurs laboratoires de rédaction, ils chauffent à souffle de forge l’opinion publique, et la préparent à recevoir la Dictature, creuset d’où doit sortir leur pierre philosophale, c’est-à-dire le césarisme impérial.

Comme les Jésuites, ces farouches gardiens de l’absolutisme, ces hideuses vestales en soutane, dont la mission est d’entretenir partout et toujours le feu sacré de l’arbitraire, ne peuvent laisser arriver Lincoln à la possession du fauteuil présidentiel, parce que ce serait moralement, pour l’esclavagie, le bout du doigt dans l’engrenage abolitioniste ; ils vont tenter, tous le nom politique du Sud, et à quelque heure nocturne, de s’emparer avant le 4 mars du Capitole et de la Maison-Blanche, afin d’y installer quelque combinaison de leur façon, un Pouvoir dit de Salut-Public, sous forme peut-être d’un transfuge du parti républicain, homme-appât mis en avant pour séduire les naïfs et leur faire avaler l’hameçon : le principe d’autorité. Le Coup-d’Etat fait, le guet-à-pens exécuté, on en appellera par [pébliscite] à la sanction du Peuple. Et le Peuple surpris, la plèbe, un moment égarée ou intimidée, et en dépit de sa conscience qui dira non, mais dans l’espoir de mettre fin à la crise et de voir reprendre l’ouvrage, la plèbe enfin, habituée par la Constitution à déléguer sa souveraineté, répondra : Oui ! comme la plèbe de France en 51. La Dictature intronisée, c’est pour la République dite du self-gouvernment la dernière phase d’agonie. Avant peu, sur ce lit de Procuste, opérée à la césarienne, elle accoucherait de l’entière Monarchie.

VIII.

Américains, tel est le plan des Jésuites. Je vous le dénonce. Etes-vous hommes à le déjouer ? J’ai bien peur que non. Comme le peuple de France, vous aimez les habiles, les smarts ; vos politiciens, ceux qui veulent défendre comme ceux qui veulent violer la Constitution, sont ici, comme en France au 2 Décembre, des personnages déconsidérés, aussi ennemis les uns que les autres de la liberté industrielle et intellectuelle du prolétaire. Votre Constitution et vos assemblées législatives vous imposent la honte et la misère, les lois sur les esclaves fugitifs et du dimanche et les lois protectrices des [priviléges] du Riche et attentatoires aux droits du Pauvre. Vous êtes accablés de souffrances, vous en gémissez, et vous n’en comprenez pas encore le remède. Hélas ! comme, il y a dix ans, vos frères du vieux continent — vous avez neuf chances contre me de tomber dans le piège ouvert sous vos pas ! Le conseil que je vous apporte, vous ne le suivrez probablement point. Dans cette question comme dans la question grèves, J’aurai cette fois encore précité dans le désert. N’importe, ce qui n’est pas mûr mûrira, l’idée semée n’est pas perdue pour la moisson. La bonne parole, qui aujourd’hui s’appelle le Socialisme, mais qui autrefois s’appelait le Christianisme, n’est-elle pas sortie triomphante du désert ? Plus d’un prophète a précédé le Messie !... Prophètes de la Science Nouvelle, ne nous lassons pas de la confesser. Déjà elle a eu soit Jourdain, la Seine ! où elle a reçu le baptême en Juin 48 !... — Si, par malheur ! il faut que je voie encore cet autre coup-d’état des Jésuites réussir, que les Démocrates-esclavagistes aient le dessus et violentent l’Union ; eh bien, je m’en consolerai en songeant que les Jésuites, qui en sont les directeurs occultes, n’ont, en fin de compte et après tous leurs succès, jamais réussi qu’à propager l’incendie qu’ils voulaient éteindre, l’idée révolutionnaire qu’ils voulaient étouffer. Pompiers ensorcelés, quand ils croient lancer de l’eau, c’est de l’huile qu’ils jettent sur le feu !... J’en prends à témoin ce qui se passe, en ce, temps-ci au-delà de l’Atlantique, dans cette Europe asservie où ils règnent et qui est à la veille d’une transformation sociale universelle.

IX.

Mais pour en revenir à la question américaine.
Rien de simple au monde ; tout est composé ; et les complots des Jésuites comme toute chose. Les Jésuites ne sont pas gens à n’avoir qu’une corde à leur arc, qu’une flèche dans leur carquois. Si la corde du coup-d’état casse, s’ils ne parviennent à faire prendre la capitale fédérale par les conjurés esclavagistes, et qu’ils échouent dans leur projet d’appel au Peuple, ils se rabattront sur la sécession et feront jouer cette corde à outrance. Une fois la division entièrement opérée entre le Sud et le Nord, il faudrait qu’ils fussent bien maladroits s’ils ne parvenaient à organiser en monarchie les 14 Etats sudesques, et à assurer à cette monarchie l’alliance de la France impériale et de toutes les autres nations catholiques sur lesquelles ils ont la haute main ; voire même l’alliance commerciale de l’Angleterre. Là, dans ce giron de l’esclavagie, au milieu de leurs chers fils les planteurs, leurs efforts seraient infailliblement couronnés de succès, à moins cependant, que l’insurrection servile ne s’en mélât, et que, armée de la torche et du glaive, elle ne rédigeât, elle aussi, en traits de sang et de flamme, sa Déclaration d’Indépendance, la liberté des colonies africaines, la déchéance du Pouvoir plantorial...

X.

J’ai exposé la situation. J’en ai montré les périls. Voyons maintenant quels sont les moyens de les conjurer.

XI.

Le prolétaire blanc est le frère naturel de l’esclave noir, il lui doit son appui, et il le lui donnerait à coup sûr s’il n’était lié par la Constitution. Nul doute que si l’on prenait chaque Américain séparément et qu’on lui demandât son opinion sur l’esclavage, la très grande majorité ne répondit pas la condamnation de l’esclavage ; et cela, non-seulement dans le Nord, mais même aussi dans le Sud. La violence et l’astuce gouvernementales en empêchent seules au Nord comme au Sud la manifestation : Au Nord, par les édits des gouvernants issus de l’intrigue et de la corruption, et qui relèguent au rang de parias les hommes de couleur libres, dans le but d’entretenir chez la plèbe blanche d’absurdes préjugés, de la rendre moralement esclave, afin de la gouverner plus aisément et à perpétuité ; si bien que, dans les Etats libres même, le prolétaire blanc n’ose traiter en égal son frère le prolétaire noir, de peur d’encourir le blâme des gentlemen, l’index de ses patrons et maîtres de toute sorte ; absolument comme celui qui, dégagé de toute superstition en Dieu, va néanmoins au temple, pour mariage, baptême ou enterrement, de peur de se faire remarquer des détenteurs du capital, de tous les tyranneaux politiques et religieux, et d’être, comme athée privé, par eux de son gagne-pain. — Au Sud, c’est pire encore.

Là, pour oser manifester une opinion abolitioniste, c’est la prison, c’est la potence qu’il faut affronter, c’est le poignard, le revolver, l’emplumement, d’atroces et barbares supplices, la loi de Lynch infligée par des bandes de loffers à la solde des Planteurs et de leur valetaille politique, les corps législatifs et exécutifs de l’Etat.

Il y a au Nord des hommes qui parlent de l’infériorité des noirs. En supposant qu’ils ne soient pas eux-mêmes inférieurs aux noirs (et je serais bien tenté de l’admettre sur la foi de leur pitoyable raisonnement) ; qu’ils veuillent prendre la peine de visiter certains quartiers de New-York ; qu’ils y contemplent un peu ces horribles faces irlandaises, ces hommes, ces femmes, ces enfants qui n’ont rien d’humain, et qui cependant jouissent du titre de libres citoyens, — opprobres de la République, esclaves de la Foi, et que le pasteur de l’Eglise romaine mène à coups de goupillon dans les sentiers du crétinisme !... Et après cela, qu’ils vantent encore, s’ils l’osent, la supériorité des blancs sur les noirs. Je les mets au défi de trouver rien d’aussi ignoble et féroce que les traits de ces brutes blanches, de ces êtres, nés pour faire des hommes, et dégénérés en animaux catholiques ! O Religion ! voilà pourtant ce que tu fais de la créature, humaine ! Quelle image de ton Dieu ! !... — Si les noirs des Etats libres ne sont pas plus développés qu’ils ne le sont, la faute un est à l’interdit que fait peser sur eux la législation blanche, et à la Religion qui leur enseigne la soumission envers les dominateurs, au lieu de la révolte.

Il y a au Sud des hommes qui parlent de la nécessité des esclaves noirs pour cultiver le coton ; et ce sont les propriétaires de plantations cotonnières. Le prolétaire blanc, disent-ils, ne pourrait faire ce travail : le soleil le tuerait. Touchante philant[h]ropie, attendrissement de crocodile ! et qui sied vraiment bien à ces hôtes riverains des bayous ! Comment se fait-il alors que, dans le Sud, où soi-disant l’on craint si fort d’exposer les blancs à la culture du coton, ce soit précisément ces mêmes blancs qui fassent les travaux les plus meurtriers, et, qui plus est, le fassent à l’exclusion des noirs ? Qui donc, s’il vous plait, défriche Les terres vierges ! ? Qui perce les routes ? Qui creuse les canaux ? Qui, sur les levées infectes et brûlantes des fleuves, charge et décharge les steamboats ? Qui ? dites ! si ce n’est les blancs ? — Ces blancs sont-ils, oui ou non, alors à la merci des rayons foudroyants du soleil ? Sont-ils à l’abri des miasmes pestilentiels, quand ils remuent avec la pelle ou la pioche la terre fétide du canal qu’ils creusent ou du chemin de fer qu’ils remblayent ? Répondez, esclavagistes ! lâches imposteurs ! Est-ce que par hasard vous vous risqueriez à mettre les nègres de vos plantations à ces travaux Non ! car, maquignons de chair humaine, vous savez que la fièvre les décimerait, et vous aimez mieux sacrifier la vie des prolétaires blancs que celle des esclaves noire, attendu que les uns mont votre propriété, un bétail qui a un prix, et que les autres ne coûtent rien. A l’exemple de Napoléon le Premier, ce boucher de champ de bataille, qui, dans la sanglante arène où l’on comptait les cadavres, s’apitoyait sur le nombre des chevaux morts et restait impassible devant les monceaux de cavaliers tués, — vous aussi vous dites : Les prolétaires se remplacent ! la faim, cette conscription forcée, nous en renverra d’autres !...

L’esclavage direct des noirs, cette abominable monstruosité moderne, est un anachronisme dans un siècle où s’agite la question d’émancipation des esclaves blancs, la délivrance du prolétariat. A vrai dire, ce n’est plus aujourd’hui par les arguments de la parole qu’on devrait répondre à ces énergumènes d’un autre âge, à ces échappés et revenants du bas empire romain, c’est par la pique et le canon. Les bénéficiaires et les souteneurs d’un pareil système sont, hors la loi humaine. Il n’y a pas à discuter avec ces existences de cannibales, civilisés sudesques qu’on dirait pétris du limon des alligators... Il n’y a qu’à les supprimer ! Tout compromis avec l’esclavagie est un crime. C’est Justice éclatante qu’il faut !

XII.

On a parlé de Plébiscite, d’appel au Peuple. Eh bien, moi aussi, ce que je viens proposer, me, solution, c’est l’appel au Peuple : non pas un appel au peuple éphémère, mais permanent ; non pas un simple plébiscite par oui et par non sur un compromis rédigé arbitrairement par des mandarins revêtus des insignes de l’autorité ; mais le PEUPLE (et non plus cette fois la plèbe, comme l’indique assez le mot de plébiscite) en possession immédiate et constante de son inaliénable, de son imprescriptible souveraineté ; c’est-à-dire le peuple votant lui-même universellement et directement toutes les lois sous l’inspiration de mon an-archique initiative.

De quoi s’occupent actuellement les assemblées législatives représentatives 1 de faire leurs affaires particulières, et Won celles du peuple. De quoi pourraient s’occuper les assemblées législatives universelles et directes, sinon de faire directement et universellement les affaires du peuple et non celles d’une caste ? Alors, il n’y aurait plus dans la République d’intérêt sectionnel à craindre ; seul, l’intérêt général ferait loi ; l’intérêt souverain de chacun, l’intérêt individuel additionné en serait désormais la sauvegarde. La législation représentative est à tan peuple ce que le tohu-bohu des instruments qui préludent est à un orchestre ; la législation universelle et directe est l’accord de tous les instruments sous l’archet unitaire de l’intérêt commun. L’une, la première, n’a jamais été qu’un affreux charivari ; l’autre, la seconde, produirait l’harmonie.

Américains, la législation directe et universelle est l’unique remède au mal qui vous gangrène. Tant que vous voterez dans vos comices électoraux pour des hommes, vos flatteurs la veille et vos dévorateurs le lendemain, au lieu de voter directement et universellement pour la loi ; tant que vous déléguerez, c’est-à-dire que vous abdiquerez le pouvoir entre les mains de représentants fatalement infidèles, au lieu de l’exercer vous-mêmes et de vous gouverner d’après vos propres lois ; tant enfin que vous n’aurez pas conscience du premier de vos droits de citoyen, droit de souveraineté directe, et que vous ne le revendiquerez pas impérieusement, vous serez les dupes des intrigants, les victimes de leurs faits et gestes; ils vous traiteront en sujets, en vaincus... depuis le plus chargé d’honneurs, le mandataire qui siège à la Maison Blanche, jusqu’au plus chargé de mépris, le mandant qui siège dans les basements des Cinq-Points, enfin toute cette franc-maçonnerie de Coquins qui vous pillent et vous assassinent avec impunité, au nom de l’organisation politique et autoritaire actuelle, et sous la protection latente ou visible des juges et policiers, leurs complices en forfaitures.

L’Union est gravement en danger. La désagrégation des Etats, comme celle des individus, est un fait accompli et qui s’aggrave chaque jour. Le chaos est partout, dans la presse, dans le congrès, dans le pouvoir exécutif, dans les partis, le parti républicain comme le parti démocrate. Les grands maux appellent les grands remèdes. Périsse la malade, si elle ne peut supporter le médicament qui doit la guérir ! périsse l’Union, si elle ne peut supporter l’affranchissement des noirs, l’égalité des hommes !

Le dernier palladium de l’esclavage, la Constitution de 1787 a été déchirée aveuglement par le Sud. Le gouvernement fédéral n’a rien entre pour obliger les Etats sécessionistes à rentrer l’obéissance. Je ne m’en plains pas ; au contraire je le constate. En fait comme en droit, la Constitution de l’autre siècle n’existe plus. Le pacte qui rivait la vie à la mort, la génération présente à la génération passée, est rompu. La bastille liberticide est tombée. Esclaves, respirez !... Maintenant, le devoir de chacun des membres qui formaient l’Union est de s’organiser en société nouvelle sur de meilleures bases, sur les bases de progrès social, en a pelant tout le monde, sans distinction de sexe ni de race, au gouvernement de la Chose Publique.

Là est le salut. Ce n’est pas un homme, s’appelât-il Washington, qui peut sauver la République ni cent, ni mille, ni cent mille : c’est tout le peuple. (La dictature de Washington, dictature toute spéciale et exclusivement militaire, fut plus nominale que réelle ; c’est parce que les colons des Etats étaient unis dans un même et anarchique sentiment d’indépendance, qu’ils triomphèrent des Anglais.) En dehors du peuple universellement et directement souverain, pas de salut ! Que le peuple dans son universalité fasse directement ce qu’il voudra, et, quoique** ce soit, ce sera bien, pourvu que l’ayant enfin recouvré, il garde à jamais en permanence son sceptre, le vote souverain. S’il vote une mauvaise loi un jour, il se blesse, qu’importe ! La législation directe et universelle est comme la lance dont parle la mythologie, et qui guérissait avec son fer les blessures que son fer avait faites : le vote du lendemain guérit le vote de la veille.

Américains ! voulez-vous, être les ouvriers de votre destinée, les régénérateurs de l’Union, les promoteurs d’une nouvelle Déclaration d’Indépendance : hommes et femmes du Nouveau-Monde, affirmez la législation directe et universelle. — Plus de Constitution immuable, désormais ! plus de chaînes qui soient une entrave au développement des facultés populaires !... mais la constatation au jour le jour, par le vote universel et direct, du mouvement perpétuel et progressif qui constitue le corps social, l’individualité nationale.

— Alerte ! Américains ! alerte ! — Les Jésuites, les esclavagistes, sont à vos portes ! les Jésuites, les absolutistes, sont dans vos murs ! — Debout ! contre les ennemis nocturnes ! En avant ! contre les autoritaires ! ! !

        PEUPLE, SAUVE LA RÉPUBLIQUE ! !

XIII.

Sur ce sol qui ne m’a pas vu naître et où le courroux de l’Autorité m’a fait chercher un refuge ; vivant au milieu de toi, peuple américain, que j’aimerais moins religieux et plus socialiste ; moi, homme libre du globe, et me considérant partout comme dans ma patrie, j’ai, par les pages précédentes, cherché à t’éclairer sur les périls qui te menacent ; j’ai essayé de t’initier quelque peu aux idées d’affranchissement qui travaillent l’Europe. J’ai fait ce que m’a dicté ma conscience, ce que m’a imposé le devoir. Des hommes de mon continent ont, jadis, à ton berceau apporté l’appui de leur épée ; volontaire de la Révolution universelle, je mets aussi mon arme, ma plume, au service de ta cause. Puisse-t-elle peser aujourd’hui, autant que leur glaive alors, dans le plateau de ta libre destinée. Puissent les hommes qui parlent ta langue te traduire ma pensée, écho des pensées de la multitude natale.

Et maintenant, frères d’Amérique, — si vous êtes vraiment les fils de vos pères, si vous êtes révolutionnaires à votre époque comme ils le furent à la leur, — j’engage ici avec vous ma vie, mes bras, qui sont mes seuls biens, et mon honneur, pour le maintien du Progrès et le salut commun, la conquête de la liberté !


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