L'Organisation du Travail.III. Comme lhomme est formé dorganes, et ces organes de molécules, de même lhomme est, son tour, la molécule du corps social ; la commune en est lorganisme. Cest donc sur le système individuel ou moléculaire et sur le système organique ou communal, quil faut agir tout à la fois, si nous voulons révolutionner la société. Lorganisation du Travail nest pas autre chose que lorganisation de la commune, groupe daffinités individuelles et passionnelles, centre de gravité et dexpansion productives et consommatives. Je lai dit dans de précédents articles, le vote universel et direct (ne pas confondre avec le suffrage universel et direct, qui porte sur les hommes et non sur les choses), le vote des mesures de nécessité publique par chacun et par tous est, de nos jours encore, pour lindividu, comme pour la commune, comme pour la nation, linstrument de révolution sociale ; cest la transition logique ou fatale de lautorité à lan-archie. La révision de la chose votée étant permanente, et lélément du progrès se répandant chaque jour de plus en plus dans les masses par lexercice du vote et de la discussion qui laccompagne, par lascension des lumières et la généralisation des connaissances acquises, il sen suit naturellement quon séloignera, chaque jour de plus en plus de lautorité pour se rapprocher de plus en plus et chaque jour de lan-archie. Malheur au prolétariat, si, sur ces barricades triomphantes, il ne sait pas semparer de ce levier démancipation, le sceptre législatif, et se constituer en universel et provisoire gouvernement. Malheur à lui, sil laisse simplanter un nouveau pouvoir partiel, une nouvelle dictature représentative sur les débris de celui ou de celle quil aura renversé, fût-ce le pouvoir ou la dictature des mieux intentionnés. Le peuple ne peut progresser dans la voie révolutionnaire que sil est investi de la fonction révolutionnaire ; tout homme ou toute femme, toute fraction infinitésimale du peuple doit entrer en possession immédiate de son égale part de souveraineté universelle et jouir du droit de participer directement au maniement de la chose publique. Sans doute, dans un milieu aussi corrompu, aussi ignorant que le nôtre, il faudra nécessairement subir, dans une certaine mesure, la lourde pression du grand nombre des aveugles ; mais il ne faudra subir cette pression que sous bénéfice dinventaire, et en faisant constamment effort pour projeter la lumière là où règnent encore les ténèbres, et pour anéantir, par une propagande philosophique, les préjugés autoritaires, les superstitions politiques et religieuses. Si, nous qui nous disons révolutionnaires-anarchistes, nous avons réellement conscience de la vérité de notre principe, nous ne devons pas craindre, avec ce système transitoire, qui tient au passé par larbitraire légal et à lavenir par lexercice fraternitaire, égalitaire et libertaire de nos facultés morales et intellectuelles, dêtre ramené à labsolutisme ; toutes les chances, au contraire, sont pour lanarchisme. Il nest pas dans la destinée de lêtre humain de marcher à reculons, quand le Progrès, [aîles] déployées, le sollicite à sélancer en avant. Quel est lhomme, quelle est la femme qui, sans autre maître que sa volonté librement exprimée, et au lendemain de sa prise de possession de souveraineté, voterait pour son asservissement, quand il peut voter pour son affranchissement ? Anarchistes, cest là une peur puérile et que rien ne justifie. Ce quil faut avant tout, cest faire passer linstrument de gouvernement, le vote législatif, des mains du petit nombre aux mains du nombre universel, afin que, de degré en degré, de progrès en progrès, nous arrivions tous à le supprimer et à le remplacer par lautonomie de chacun, par la liberté infinie de tous, par lanarchie individuelle et sociale, lharmonie naturelle. Mais quelle que soit la ferveur des libertaires les ignorances populaires amoncelées, les montagnes de préjugés ne se sapent pas, comme un trône et une dynastie, en trois jours ; on ne passe pas instantanément de lautorité la liberté, des ténèbres à la lumière : il y a une transition qui sappelle le crépuscule ou laube, la démocratie ou la législation directe et universelle. Loublier serait nous faire rappeler brutalement à lordre par la pesante intelligence des masses, et nous exposer à voir le trône et lautel, lautorité politique et religieuse renaître de ses cendres. Ce nest pas le tout de crier : Liberté ?... il faut en démontrer lorganisation, amener les plus obtus à la comprendre, à la pratiquer. La législation universelle et directe est le vaccin qui, inoculé dans les veines du prolétariat, le préservera du fléau de la dictature des représentants ou des empereurs, cette variole sociale, et le fera bientôt passer, grandi en santé et en idée, des murs desclaves aux murs dhommes libres, à la réalisation de la pure anarchie. Que, dans la fédération contrationnelle des communes, le droit absolu à lautonomie communale soit déclaré et reconnu par chaque commune ; que, dans la fédération contrationnelle des individus, le droit à lautonomie individuelle soit déclaré et reconnu en principe, sinon dune manière absolue, pour chaque individu ; et cest le point de départ pour arriver, de développement en développement, à lautonomie illimitée de tous et de chacun, à la radicale et anarchique évolution de la liberté humaine, à la solidarité harmonique. La commune une fois en possession de linstrument de réformes sociales, de la législation directe et universelle, et le milieu actuel étant donné, cest-à-dire les hommes de lépoque présente, abstraction faite de lobstacle impérial qui va disparaître, de quelle manière la commune devra-t-elle organiser le travail ? Le Phalanstère, avec le seigneur Capital et le seigneur Talent na aucune chance dêtre admis par les masses, la révolution étant surtout dirigée contre le capital. Les idées exprimées par Proudhon ont bien plus de chances de prévaloir, le libéralisme bourgeois ayant pénétré jusquà la moëlle dans le crâne et lépine dorsale du prolétariat. Mais ni Fourrier ni Proudhon ne sont sur le grand chemin révolutionnaire, sur la voie ferrée des locomotions transitoires destinées à entraîner à toute vitesse possible, vers linfini Progrès, les populations, insurgées, il est vrai, mais encore esclaves de leurs préjugés et de leur ignorance. Selon toute apparence, ces deux hercules de la pensée se sont aventurés dans une impasse qui ne peut, comme 89, aboutir quà la réaction : lun, en créant son mécanisme des rois et des sujets, une hiérarchie arbitraire ; lautre, en armant le frère contre la sur, lhomme contre lhomme, en les isolant lun de lautre, en créant ou maintenant létat de guerre entre tous les producteurs. La commune, toutes réserves faites dailleurs des principes, et sauf à faire plus si elle en a les éléments, la commune, si elle a quelque intelligence de la situation, devra donc décréter : 1° La propriété une et indivisible
de linstrument de travail. La propriété une et indivisible des instruments de travail : cest-à-dire lexpropriation forcée, avec ou sans indemnité, de tous les détenteurs du sol, des bâtiments, des machines, et aussi de tous les produits accumulés indistinctement. Expropriation pure et simple, sans préjudice des droits de la vengeance populaire pour tous ceux dont les crimes sont de notoriété publique, les propriétaires des choses énumérées plus haut et qui les ont acquises en exploitant le travail industriel ou agricole dautrui, ou par escroquerie ou mendicité religieuse, ou par emploi civil ou militaire sous les gouvernements déchus, les parasites, les vampires, les voleurs et assassins légaux, toute la haute et grasse canaille atteinte et convaincue de complicité dans les uvres de la Réaction. Expropriation avec indemnité pour tous ceux qui sont en possession desdites choses par leur propre travail : lagriculteur qui cultive lui-même son champ, lindustriel qui produit de ses mains, sans préjudice de leur droit à conserver la possession du champ ou des outils à titre dinstrument de travail. Le droit au Travail, le droit a lexistence : cest-à-dire le droit pour tout homme ou toute femme valide à linstrument de travail et aux bénéfices de la production, le droit de vivre en travaillant. Le droit pour la mère, tout le temps de sa grossesse et de son nourriciat, de revendiquer, à légal au moins des plus utiles travaux, le travail de la maternité. Le droit pour lenfant, le jeune garçon ou la jeune fille, au banquet quotidien, à la satisfaction de tous les besoins de son âge dans les salles et jardins de jeux et détudes, le droit à léducation professionnelle et sociale. Le droit pour le vieillard et linfirme à la même répartition de confortable et du luxe, de bien-être social personnel, que le travailleur en activité, soi quil veuille en jouir isolément, soit quil veuille en jouir en réunion dans les bâtiments et jardins des invalides du travail, voisins les écoles des enfants. Lorganisation par séries et groupes des ateliers de production et aussi de consommation, cest-à-dire la division des ateliers des champs ou des villes par industries, et la subdivision à linfini de chaque industrie : tout ce qui concerne le bois, par exemple, les ateliers de scierie, de charpenterie, de menuiserie, débénisterie, etc., etc., réunis dans un même corps de bâtiments ou voisins lun de lautre ; et ainsi pour le fer, lor, le cuir, la laine, la soie, le coton et le reste, afin de réaliser, par ces séries, et le rouage de leurs groupes, léconomie du temps dans la production, et de faciliter à chaque travailleur les moyens de semployer utilement dans un plus ou moins grand nombre, une plus ou moins grande variété de travaux, et de stimuler et de développer ainsi, par le contact de chacun avec la multiplicité et la diversité des groupes en mouvement, toutes les sensations et connaissances manuelles et intellectuelles de lindividu. Latelier, loin dêtre, comme aujourdhui, un bagne lugubre sous la garde [dun chiourme] qui sappelle le patron ou le fermier, le seigneur et maître, ou le sous-patron ou sous-fermier, le contre-maître, sergent-porte-bâton à la livrée du capital, latelier doit être la salle du trône de louvrier ; son outil, loin dêtre linstrument de son supplice, doit être le sceptre de sa royauté. Aussi, faut-il, et cela dans le plus bref délai possible, rendre latelier et loutil dignes, par leur élégance et leur beauté, par leur splendeur, de la majesté du travail et de la destinée glorieuse du travailleur. Cest quelque chose, sans doute, pour communiquer lattrait du travail, que dembellir la ruche atelière, de la rendre salubre et commode, den orner les parois avec goût, den diviser les compartiments avec art, de lenrichir doutils magnifiquement façonnés, enfin de tous les instruments de luxe propres à la production. Mais tout cela ne serait encore quun berceau vide, un palais désert, si lessaim communal, si tous les travailleurs navaient linstinct hominal, lintelligence, de sorganiser entre eux par séries et groupes anarchistes qui permissent à toutes les attractions et répulsions muables et variables, de voyager, de permuter incessamment datelier en atelier et de personnel en personnel, sans jamais se heurter ni se confondre, et pour la plus grande gloire et le plus grand profit de tous et de chacun. Ainsi donc division du Travail par séries et par groupes, chaque groupe et chaque groupe de groupes étant une unité distincte mais composée, comme le sont les éléments du corps humain ; cest-à-dire tous les groupes dune série, unités moléculaires, associés ou solidarisés entre eux, et toutes les séries de la commune, unités organiques, associées ou solidarisées entre elles, et formant un corps unitaire, une des quarante mille individualités moléculaires dont se compose lorgane national, organe qui, réuni aux autres nationalités organiques, constitue le corps social continental, puis universel. Si lon a fait attention à ce qui vient dêtre dit et aussi à tout ce qui précède, on comprendra que, chaque groupe étant une association autonome et solidaire, les groupes seront libre dinstituer, lun le travail à la tâche, lautre le travail à lheure ; la rémunération pourra sen faire diversement dans chaque groupe, et tel individu qui travaillera à lheure une partie de la journée dans un groupe, pourra travailler à la tâche une autre partie de la journée dans un autre groupe. Pour chaque groupe, les règlements seront faits naturellement par les travailleurs qui soccuperont le plus spécialement et le plus habituellement du travail de ce groupe. Si moi, ouvrier peintre, je veux aller travailler un moment dans un groupe de mécaniciens, je devrai nécessairement me conformer à lordre que ceux-ci y auront établi. Si, à son tour, un ouvrier mécanicien veut venir travailler un moment dans le groupe des peintres en bâtiments, il devra de même se conformer à lordre que moi et les autres habitués auront contribué à y établir. Plus chacun de nous sera assidu à un groupe, et plus, cela va de soi, il aura dinfluence sur lorganisation industrielle et sociale de ce groupe ; moins il en approchera, et moins aussi il participera à son organisation. De cette manière, tout travailleur pourra aller et venir, produire à sa volonté dans nimporte quelle série, dans nimporte quel groupe, tout travail lui sera compté, et il ne pourra satisfaire son intérêt individuel sans prendre en même temps en mains lintérêt général : son intérêt à lui étant de bien faire et de faire beaucoup pour en recueillir gloire et profit, la variété des travaux et des compagnons de deux sexes stimulant ses passions et ses aptitudes ; et lintérêt général, ou le socialisme qui est la synthétisation des individualismes, se trouvant dans tous les groupes fondu perpétuellement en un seul groupe par la circulation permanente des individus. Intéresser directement et universellement chacun à la cause de tous, et tous à la cause de chacun, tels doivent être les moyens et le but de la science sociale. Les groupes et séries anarchiques fonctionnant, par leurs composés des deux sexes et de tous âges, dans la solidarité unitaire et communale, répondent-ils à ces moyens et à ce but ? Cest ce qui me paraît évident ; puisque, en même temps quils assurent à chacun des individus la plus grande somme de liberté progressive, ils ont pour pivot la propriété communale une et indivisible, lindividualité collective de tous les producteurs et consommateurs. Ce qui a perdu jusquà lheure présente les tentatives de révolutions, cest, au jour triomphal, le manque dorganisation transitoire pour passer, sans retour possible, des murs de lidée ancienne aux murs de lidée nouvelle. Démolissons ! démolissons dabord ! le reste viendra ensuite, disent certains révolutionnaires sincères, plus ardents que savants, et en grand danger, hélas ! de prendre pour la réalité lapparence révolutionnaire et sociale. Mais, à ce compte, demain encore on peut proclamer la république, et la république sociale, sans que pour cela le socialisme soit autre chose quune lettre morte, un hiéroglyphe placardé sur les murs, incompris de la multitude ignorante, et que la réaction, comme toujours, exploitera à son profit. Démolir ! démolir dabord ? oui, sans doute. Mais démolir, cest organiser ! Qui norganise pas la révolution ne démolit pas la réaction ; qui norganise pas le travail libre ne démolit pas lexploitation de lhomme par lhomme : toute démolition est un leurre, si elle nest une organisation nouvelle. La vieille société reprendrait instantanément le dessus, elle qui possède la science de la veille, la stratégie autoritaire, si la société nouvelle, ayant en mains le glaive insurrectionnel, ny joignait la science du lendemain, la stratégie libertaire. Cest peu, comme lantique Spartacus, de briser ses chaînes : il nen faut point garder les anneaux rivés aux poignets ! Sans entrer ici, et en plein, dans tous les détails dune organisation essentiellement transitoire du Travail, plan éphémère tracé sur un sable mouvant, et que le souffle ou le pas des idées en marche effacera demain, il ma paru urgent den desquisser quelques traits, den ébaucher un aperçu ; car, sil est plus aisé de déclamer contre ce qui est à démolir, il est plus utile, à coup sûr, den préciser scientifiquement les moyens. Or, on ne peut renverser et supprimer les institutions qui nous oppriment quen leur opposant des institutions subversives de cette oppression. Comme, dans le passé, on a organisé sans liberté ou avec le moins de liberté possible, ainsi, dans le présent, il faut organiser sans autorité ou avec le moins dautorité possible. Je me résume : Lindividu un et solidaire. |
[article précédent] [article suivant] [sommaire du n°26] [accueil]