Feuilleton.Les Civilisés de la Décadence OU LES MARTYRS DU SOCIALISME Drame en un acte. (SUITE) SCÈNE VIII. MARIETTE, RAPINARD, VENDACHON puis CHRISTIN. RAPINARD. Je vous souhaite bien le bonjour, mademoiselle Mariette. VENDACHON. Mademoiselle Mariette, je vous présente mes salutations. RAPINARD. Mademoiselle Mariette, vote tante a dû vous dire que je suis venu ce matin vous renouveler mes propositions matrimoniales. Je brûle d’avoir une réponse, mademoiselle Mariette. Je vous offre de nouveau mon comptoir et ma main. Je suis épicier, moi, et voyez-vous, la pratique réclame tous mes soins ; je ne peux pas filer éternellement le parfait amour, ça nuit à mon commerce, et puis, il y a un terme à tout. Oh ! mademoiselle Mariette, je dépose à vos pieds ma boutique et mon cœur... Voulez-vous de Rapinard pour votre légitime époux ?... MARIETTE, souriant. Relevez-vous, monsieur Rapinard... c’est beaucoup d’honneur que vous faites à une pauvre fille... RAPINARD, à part. Elle accepte ; j’en étais sûr. MARIETTE. J’espère que vous voudrez bien m’excuser de répondre par un refus à votre offre si généreuse : mon cœur et ma main ne m’appartiennent plus. RAPINARD. Ah ! bah ! VENDACHON, à part. La tante l’a décidé en ma faveur. RAPINARD. Pas de chance en femme, c’est comme autrefois au jeu de loto... Tenez, vous m’avez porté là un coup... (Il met une main sur son cœur et l’autre sur sa poche.) MARIETTE. Dont vous vous guérirez facilement. RAPINARD, à part. Au fait, la cuisinière du propriétaire d’en face me fait toujours des yeux qui brillent comme des chandelles des six ; elle n’est pas encore trop avariée ; une grosse mère, potelée comme un baril de choucroute ; et elle ne demanderait pas mieux que de s’appeler madame Rapinard. Il est vrai qu’elle n’est plus de la première jeunesse, elle tire un peu sur le... rance, et ça n’attire pas la pratique comme ce petit morceau de sucre là... mais en revanche elle a des économies. VENDACHON. C’est donc moi, mademoiselle, qui suis l’heureux mortel qui... que... dont... Oh ! ma chère petite, quel orgueil pour moi... si vous saviez... MARIETTE. Petite ou non, monsieur, je regrette que vous n’ayez pas compris plus tôt que votre présence est pour moi une insulte. Une jeune fille, sachez-le monsieur, peut être pauvre et digne ; et s’il en est qui vendent leur amour, je ne suis de celles-là. Vous l’avez entendu, monsieur, j’ai donné mon cœur, et... (Apercevant Christin) et en voici le seigneur et maître. CHRISTIN. Que parlez-vous de seigneur et maître, ô ma suzeraine ! VENDACHON, à part. La petite sotte !... Nous verrons bien si demain elle fera autant la bégueule... patience, patience !... CHRISTIN, à Mariette. J’ai vu Jules et Augustine ; ils nous attendent ce soir pour dîner avec eux. Le logement était toujours à louer, je l’ai arrêté ; dès demain nous pourrons l’habiter. SCÈNE IX. LES MÊMES, Mme DUFOURNEAU. Mme DUFOURNEAU. Eh ! bien, quoi de nouveau ? et les amours ? VENDACHON. Les amours vont mal pour nous, madame la tante ; il y a que M. Christin a l’avantage ; c’est nous qui sommes éconduits. Mme DUFOURNEAU. Oui, des enfantillages... Ah ! si jeunesse savait !... VENDACHON. (A part.) Ne perdons pas de vue la petite. (Haut.) Moi, d’abord, pour prouver que je ne garde pas rancune à l’heureux couple, je veux faire les frais des fiançailles : je propose de payer à dîner chez Philippe. RAPINARD. (A part.) Tiens ! je n’ai jamais [diné] dans un grand restaurant. Ça doit être diablement bon chez Philippe... et si ce n’était pas trop cher... une fois n’est pas coutume... et j’en ai une crâne de démangeaison... Ma foi, tant pis ! je me risque. (Haut.) Et moi, j’offre de payer... mon écot pour être de la partie. Hein ! ça va-t-il ? (Se tournant vers Mme Dufourneau.) Qu’en dites-vous, madame Dufourneau ? Mme DUFOURNEAU. Dam ! moi, ça les regarde : vous savez-bien que je ne puis bouger de la loge. CHRISTIN. Monsieur l’épicier, vous qui ne voyez dans la grâce et la beauté d’une femme qu’un moyen d’achalander votre boutique, croyez-m’en, gardez vos gros sous ; demain vous regretteriez de les avoir dépensés en pure perte ; employez-les plutôt à acheter des denrées pour votre commerce. RAPINARD, à part. Le conseil n’est déjà pas si mauvais. CHRISTIN. Et vous, monsieur le marchand de nouveautés, vous qui toisez le cœur des femmes comme on mesure une pièce de calicot et le tarifez comme une marchandise sèche, gardez vos prodigalités pour de meilleurs spéculations. (S’adressant à tous deux.) Les pauvres, comme nous, et les riches, comme vous, ne sont pas faits pour s’asseoir à la même table : un abîme nous sépare ; vous avez l’or, — nous, nous avons le cœur ; vous vivez d’exploitation, — nous, nous vivons de notre travail : vous êtes les patriciens, nous, nous sommes les ilotes : vous voyez bien qu’il y a entre nous une ligne de démarcation que nous ne saurions franchir pour choquer les verres. Dans ce duel de l’amour pudique contre l’amour vénal, vous avez été vaincus, messieurs ; reste le cartel du Prolétariat contre la Bourgeoisie, lutte sourde, dont l’enjeu est aussi une femme, l’Autorité, pour vous ; pour nous, la Liberté. Ainsi, masque bas, messieurs : saluons-nous, et gardons nos distances. VENDACHON, à part. La distance entre nous deux sera bientôt plus longue que tu ne penses. MARIETTE, à voix basse. Toujours imprudent... CHRISTIN, de même. Toujours trembleuse... MARIETTE. Ah ! c’est que j’ai si peur de te perdre. CHRISTIN. Charmante peureuse... Mais viens, nos amis nous attendent : allons les rejoindre. MARIETTE. Oui, avec eux du moins on peut parler à cœur ouvert. (La fin au prochain numéro.) |
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