L'ORGANISATION DU TRAVAIL. I.
La Civilisation et, avant elle, la Barbarie, le [Patriarchat],
la Sauvagerie ont toujours considéré le travail comme
une peine. L’idée ancienne et moderne en a fait un châtiment
; les prêtres, les oracles de l’autel et du temple, au
nom du Dieu-tonnant et de la redoutable Eglise ; les mâles, les pères,
les guerriers, les législateurs, tous les chefs de couple, de
famille, de horde, de nation, les vagabonds comme les sédentaires,
au nom de la société dont ils étaient
le souverain, c’est-à-dire le membre le plus fort, le
plus redouté.
Au berceau de l’Humanité, lorsque le sein de la Terre
commença à se tarir et que l’Homme fut chassé par
la disette et la faim de la communauté primitive ; au sortir
de cet éden anarchique qui avait accueilli d’abord avec
des caresses ses premiers mouvements, et où ensuite les fruits
ne tombaient plus tout mûrs de la branche de l’arbre dans
sa main, comme le lait maternel dans la bouche de l’enfant ; à ce
douloureux moment de précoce sevrage et alors que l’intelligence
humaine vagissait encore dans sa grossière enveloppe et tâtonnait
sa destinée dans l’aveuglement de l’ignorance, on
conçoit que la première organisation du travail, réaction
de l’idée de conservation individuelle sur l’idée
de communion fraternelle, ait été fatalement un organisation
autoritaire, l’esclavage du plus faible ou du moins développé au
profit du plus fort ou du plus exercé. Comme l’homme avait
enchaîné les animaux, l’homme enchaîna l’homme
; il se fit un bétail de têtes humaines comme il s’était
fait de têtes à cornes ou à [grouin] et de bêtes
de somme un troupeau domestique. Son entendement inexpérimenté et
dominé par les colères de la nature, qui lui donnait
le périlleux spectacle des éléments en lutte,
se déchirant et s’écrasant l’un l’autre
; son entendement ainsi privé des matériaux, des connaissances
que nous possédons aujourd’hui, ne put comprendre que
les enseignements de la force brutale ; il singea dans son espèce
et d’homme à homme la violence qu’il voyait pratiquer
entre espèces différentes, de loup à brebis, par
exemple, et de brebis à brin d’herbe.
Cette tache originelle, l’organisation du travail l’a
conservée jusqu’à nos jours. Actuellement encore,
le travail c’est l’esclavage organisé.
Cependant l’Idée marche ; elle ne tourne plus ses regards
en arrière, vers un âge anté-industrieux, qui pouvait
bien être le délicieux éden de l’Humanité en
enfance, mais qui ne serait plus aujourd’hui qu’un séjour
de douleurs pour l’Humanité faite Homme. L’éden
anarchique vers lequel nous marchons est devant nous désormais
et non plus derrière ; il n’est pas peuplé d’abrutissants
farnientes, mais de séduisantes activités. A l’horreur
du travail a succédé la pensée du travail attrayant.
Oui ! l’idée contemporaine, négation de l’idée
ancienne et moderne, non-seulement n’envisage plus le travail
comme une peine ou un châtiment, mais encore elle affirme qu’il
est un plaisir et qu’il n’y a de plaisir que par lui. Droit
au travail ! disent les prolétaires des temps présente
; et ils se battent pour produire, — à la condition toutefois
que ce travail ne soit pas le travail forcé mais le travail
libre, et que la libre répartition des produits remplace l’arbitraire
spéculation de l’exploiteur. Travailler selon la formule
d’autrefois, c’était souffrir ; travailler, selon
la formule d’aujourd’hui, c’est jouir : le monde
ancien est renversé ! Le jour où le doigt de l’idée,
flamboyant au festin de brutes de la société bourgeoise,
a tracé en caractères d’imprimerie et sous les
yeux des civilisés cette inscription paradoxale : le travail
attrayant ! ce jour-là la révolution du travail a été décrétée
en principe ; elle est contenue dans ce germe comme le chêne
est contenu dans le gland : le principe posé produira ses conséquences.
Si Fourier, ce grand homme, n’avait eu tant de petitesses ;
s’il n’avait tant voulu caresser la chèvre et le
chou, l’exploité et l’exploiteur, l’Autorité et
la Liberté ; s’il n’avait voulu marier Dieu avec
le Diable, le riche avec le pauvre, le loup avec l’agneau ; s’il
avait compris que le bien ne se fusionne pas avec le mal, que la vérité ne
se fond pas avec l’erreur, qu’il y a incompatibilité et
subversibilité entre eux ; si plutôt que de spéculer
presque exclusivement sur les vices des riches, sur leurs mauvais penchants,
sur leurs déviations des voies de la nature, et de bâtir
dans son phalanstère des trônes à tous ces petits
potentats, il s’était un peu plus préoccupé de
la masse du peuple, de sa force passionnelle, de ses propriétés
ou de ses vertus mentales, de ses velléités d’intelligence,
de ses instincts révolutionnaires ; s’il avait été plus
fraternitaire, plus égalitaire, plus libertaire, et que, au
lieu de couronner des rois dans tous ses groupes et dans toutes ses
séries, il les eût décapités par le raisonnement,
cette décapitation, loin d’empêcher l’harmonie,
eut été, au contraire, le seul moyen de la faire naître
et se développer, en supprimant tous les discords. Mais non, possesseur
d’une grande idée, il a eu recours aux petits moyens pour
la faire accepter du vulgaire. Il n’y a pas de sortes de cajoleries
niaises, d’avances ridicules qu’il n’ait faites aux
capitalistes sans cœur, aux artistes et aux poètes sans
cervelle, à tous les improductifs talents des professions dites
libérales. Les riches et leurs valets les débauchés
des arts et des lettres, les talents équivoques, tous les satisfaits
du banquet civilisationnel ne se sont pas laissé prendre à la
glu du novateur ; et les pauvres, tous ceux qui produisent et ne consomment
pas, les déshérités des jouissances de ce monde,
les bohémiens du travail, les hors la loi, les prolétaires
réduits à courber le front devant l’omnipotence
de mille et un monarques, à tendre la main, comme des mendiants,
pour recevoir de l’oisif ou besogneux patron un avilissant salaire,
les pauvres enfin, pavés vivants, que foulent et broient le
talon des honneurs et la roue de la fortune, n’ayant vu, dans
cette mise en scène hiérarchique, dans cette intrigue
capital-travail-talent, rien qu’un changement d’esclavage,
ont laissé retomber leurs têtes sur leurs poitrines en
attendant un appel plus direct la Révolution.
48 est venu. On a parlé d’économie sociale, d’association.
Le Prolétariat s’est ému ; il avait certainement
le désir de s’affranchir, mais il n’en avait pas la science ; et
les associations ouvrières, qui se produisirent à cette époque,
ne furent qu’un décalque des associations bourgeoises,
des sociétés boutiquières ou industrielles des
patrons : elles agitèrent les travailleurs, elles ne révolutionnèrent
pas le Travail.
Considérés séparément, Proudhon et Fourier
ont tort ; l’organisation du travail qu’ils ont chacun
traduite au jour est l’erreur. Ensembles, et en élaguant
de leurs deux conception toutes les réminiscences du passé,
en taillant, rognant beaucoup d’un côté, plus encore
de l’autre, et en ajoutant quelque peu, c’est-à-dire
en greffant le tout d’une idée homogène et régénératrice,
il serait possible alors de faire de ces systèmes encore sauvages
une organisation du travail plus dans la destinée de l’homme,
de changer l’horrible amertume du fruit vierge en la douce saveur
du fruit cultivé.
Le système de Proudhon tend à supprimer toute autorité,
toute suprématie artificielle, à niveler tous les travailleurs, égaux
mais divers, sous le rayonnement de la libre et féconde an-archie.
Chacun est son législateur et son Dieu ; il échange avec
qui lui plaît et de la manière dont il lui plaît
ses produits, agriculture, industrie, arts, sciences, amour, amitié,
philosophie, enfin tout ce qui sort de son cœur, de son cerveau,
de sa main. C’est là la tendance, ai-je dit, et elle est
bonne assurément. Mais la tendance ne suffit pas ; il faut que
tous les détails convergent vers le but, que la lettre soit
le corollaire de l’esprit. Et les détails décrivent
bien des courbes en sens inverses, et la lettre est bien souvent en
contradiction avec la pensée élémentaire, si bien
que, en réalité, c’est plutôt la restauration
que la destruction du vieil ordre de choses. Les révolutions
de la Société sont des conservations de la Société,
mais non pas des conservations de la Civilisation qu’elles ont
mission d’anéantir sous peine de n’être pas
des révolutions. Proudhon est autant un conservateur, dans la
mauvaise acception du mot, qu’un révolutionnaire dans
la bonne.
Le système de Fourier tend à supprimer les entraves à la
production, à élever les travailleurs au plus haut degré de
richesse, à les initier à de nouvelles et innombrables
jouissances, à fonder l’ère du plaisir productif,
du travail attrayant, à abolir la petite et humanicide famille
et à faire de l’Humanité entière une seule
et humanitaire famille. Mais ce n’est là aussi qu’une
tendance. A côté de l’esprit vivifiant est la lettre
qui tue ; chez Fourier comme chez Proudhon, l’idée réactionnaire
coudoie l’idée révolutionnaire ; le vieil homme
est encore de moitié dans l’homme nouveau. Saint-Simon,
l’initiateur, avait envisagé la loi de l’Attraction
humaine au point de vue d’un grand seigneur ; s’il en avait
eu formulé la théorie, il en aurait volontiers fait une
monarchie de droit divin, une théocratie universelle. Fourier, l’initié, a aperçu la chose en bourgeois,
et il en a fait une monarchie constitutionnelle, une oligarchie voltairienne
Tous deux n’ont abordé cette grande découverte
qu’avec leurs préjugés autoritaires, en grand seigneur
et en bourgeois, comme je l’ai dit, et non en prolétaire,
aussi ne l’ont-ils pas comprise, Fourier annonce l’Harmonie
; il tonne bien haut contre la Civilisation ; il semble même
qu’il cueille la pulvériser ; cependant il la révolutionne,
c’est-à-dire il la CONSERVE ; mais, hélas ! Il
ne RÉVOLUTIONNE pas la société. Pris à la
lettre, le phalanstère c’est toujours la féodalité bourgeoisiale,
le gouvernement du grand nombre par le petit, l’exploitation
de l’homme par l’homme, la Civilisation, toute la Civilisation,
et rien que la Civilisation.
A l’heure qu’il est, le Capital agonise et rien ne saurait
le sauver ; il ne peut plus être autre chose que rien. Le Travail veut être
tout, et il le sera. Le Travail, c’est l’homme ; qui travaille
vit, qui paresse meurt. Au travail tous les droits, et à lui
seul tous les droits. — Mais que nous veut ce troisième
terme de la trinité phalanstérienne, cet intrus de la
fin comme le Capital est l’intrus du commencement, le Talent
? s’il est le Travail, pourquoi ce masque ? et s’il n’est
pas le travail, qu’est-il donc ? un larron ? Est-ce que l’artiste
ou ouvrier, le peintre, le statuaire, qui fait un tableau, une statue
ne travaille pas ? peut-il faire preuve de talent sans travail ? — Est-ce
que l’ouvrier ou artiste, le menuisier, le serrurier qui fait une
porte ou la ferre n’a pas du talent ? peut-il travailler sans
faire preuve de talent ? — Que signifie donc cette distinction
arbitraire entre talent et travail ? Je ne sais ; à moins que
par Talent on entende, comme en Civilisation, le travail d’exploiter
sans produire, et par Travail, le talent de produire en exploité.
Plus d’exploitation ! plus de bouches parasites ! plus de bras
stériles ! Tout talent qui ne produit pas est indigne de vivre
: Place au Travail !
Cependant l’on se tromperait fort si l’on croyait que
dans la société telle qu’elle est organisée,
il suffit de faire disparaître le patron pour que l’ouvrier
retirât de son travail une bien plus grande somme de bien-être.
En se bornant à cette suppression on n’aboutirait qu’à une
amélioration insignifiante. Les bénéfices dont
jouit le patron, gros total pour un seul, équivaudraient à bien
peu de chose, fractionnés entre tous, et ne changeraient guère
la position de l’ouvrier sous le rapport matériel ; ce
serait toujours la misère physique. — Que demain l’esclave
noir s’affranchisse du planteur, sera-t-il libre ? Hélas
! non ; il retombera, comme prolétaire, sous un nouveau fouet
et un nouveau maître ; il aura changé ses chaînes
pour d’autres un peu moins lourdes, voilà tout. Il en
serait de même pour l’esclave blanc s’il s’affranchissait
du Patron sans socialiser le travail ; il n’aurait fait qu’allonger
un peu sa chaîne. L’amélioration serait plus sensible
sous le rapport moral : l’ouvrier ne serait pas encore libre,
mais il serait son maître ; son amour social ne serait pas satisfait,
mais sa haine le serait. Le trône de l’exploitation bourgeoise
ainsi brûlé, resterait toujours la chose publique du travail à organiser,
la Révolution du Travail à accomplir. Les trônes
brûlés se restaurent quand on ne démolit de la
royauté que les emblêmes, et pas les institutions.
Prolétariat, c’est là, à l’organisation
du travail, que t’attend le monstre-réaction, pour te
dévorer encore, et sans cesse, si tu ne sais pas déchiffrer
l’énigme. |