La Guerre Servile.
Une poignée de free soilers vient dessayer une levée desclaves sur les frontières de la Virginie et du Maryland. Ils nont pas vaincu et ils sont morts, mais ils sont morts du moins en combattant ; ils ont semé dans le sillon de la défaite la victoire future. John Brown, qui a combattu précédemment au Kansas, où un de ses trois fils a été tué par les esclavagistes et dont les deux autres viennent de périr à ses côtés ; John Brown est le Spartacus qui appelait les modernes ilotes à briser leurs fers, les noirs à prendre les armes. La tentative a échoué. Les noirs nont pas répondu en nombre à lappel. Létendard de la révolte sest affaissé dans le sang de ceux qui le portaient. Cet étendard... cétait celui de la liberté... et je le salue ! et jen baise les plis sanglants sur le sein déchiré des vaincus, sur le front mutilé des martyrs ! Quil brille à mes yeux, debout ou abattu ; quil provoque les esclaves noirs ou les esclaves blancs à la révolte : quil se déploie sur les barricades du vieux et du nouveau continent ; quil serve de c[r]ible aux soldats de lordre légal ; quil soit troué par les balles des bourgeois assassins de Washington ou de Paris ; foulé aux pieds par les gardes nationales et mobiles de France ou dAmérique, insulté par les prostituées de presse de la République modèle ou de la République honnête et modérée ; de loin comme de près, quil y ait péril ou non à sen approcher, ce drapeau, cest le mien ! Partout où il apparaît, je me lève à son appel ; je réponds : présent ; je me range à sa suite ; je revendique la complicité morale, la solidarité de tous ses actes. Qui le touche me touche : Vendetta ! ! Linsurrection de Harpers Ferry a passé comme un éclair ; le nuage est redevenu sombre ; mais le nuage recèle lélectricité. Après tes éclairs éclatera ta foudre, ô Liberté !... En France, en 39, un autre John Brown, Armand Barbès, fit aussi une échauffourée. Cette émeute politique fut un des éclairs précurseurs dont Février fut le coup de foudre. (Juin 48, le premier soulèvement exclusif du Prolétariat, commence la série des éclairs sociaux précurseurs de la Révolution libertaire.) Les privilégiés ont traité Barbès de fou et dassassin, comme ils traitent Brown dinsensé et de bandit. Lun était bourgeois, lautre est un blanc, enthousiastes tous les deux de laffranchissement des esclaves. Comme Barbès en 39, Brown est un héroïque fanatique, un chaleureux abolitio[n]iste qui marche à laccomplissement de ses desseins sans consulter mûrement les causes de succès ou dinsuccès. Plus homme de sentiment que de connaissance, tout entier à limpétueuse passion qui lenflamme, il a jugé le moment opportun, le lieu favorable pour agir, et il a agi. Certes, ce nest pas moi qui len blâmerai. Toute insurrection, fût-elle individuelle, fût-elle vaincue davance, est toujours digne de lardente sympathie des révolutionnaires, et elle en est dautant plus digne quelle est plus téméraire. Ceux qui aujourdhui renient John Brown et ses compagnons, ou les insultent de leur bave : les faiseurs de banalités abolitio[n]istes qui mentent le lendemain à leurs tartines de la veille, devraient au moins avoir la pudeur des lèvres, à défaut du cur qui leur manque ; les mercenaires de lempire français, ces sbires du trône, ces scribes de lautel, ces vendus qui chantent quotidiennement Te Deum à la gloire des armées et aspergent dencre-bénite les braves moissonneurs de lauriers, les héros de champ de bataille couronnés du turban des zouaves ou des turcos ; ceux-là surtout devraient se souvenir que les free soilers de Harpers Ferry, ces lutteurs de la liberté, ont au moins une vertu qui mérite leur feint respect : la vaillance en face de lennemi ! Nest-ce donc quaux soldats des empereurs ou des rois quils savent dire : " Honneur au courage malheureux " ? Ces insurgés, que les soldats et les volontaires de lesclavagie ont assassinés martialement ou que les juges soldés vont assassiner légalement, ils se sont battus un contre cent, pourtant... et ceux qui ont été laissés pour morts et qui, comme Brown, ont survécu à leurs blessures, vont être pendus, dit-on... Infamie ! que ces plumes vénales qui sacharnent avec une froide rage sur le cadavre des vaincus et en dénaturent les traits à pleines dents. Hideux folliculaires, ils nont de lhomme que le visage ; leur crâne ne recouvre que des instincts de hyène. Ce sont eux ou leurs pareils qui, il y a dix-huit cents ans, et devant un autre gibet, jetaient à la face de Jésus, et de Jésus saignant, la boue sanglante de leur parole ! ! Mais laissons ces filles de presse à leur abjection. Il y a des insultes qui honorent comme il y a des baisers qui flétrissent : ce sont les insultes et les baisers de la prostitution ! Examinons les faits et tirons-en les enseignements. Pour quune insurrection réussisse dans les Etats à esclaves, suffit-il de linitiative de quelques chauds abolitio[n]istes libres et blancs ? Non. Il faut que linitiative vienne des noirs, des esclaves eux-mêmes. Lhomme blanc est suspect à lhomme noir qui gémit dans lilotisme et sous le fouet des blancs, ses maîtres. Dans les Etats soi-disant libres, lhomme de couleur est regardé comme un chien ; il ne lui est permis daller ni en voiture publique ni au théâtre ni ailleurs, si ce nest pas un coin réservé : cest un lépreux en lazaret. Laristocratie blanche, labolitio[n]iste du Nord le tient à distance et le refoule avec mépris. Il ne peut faire un pas sans rencontrer dimbéciles, dabsurdes, de monstrueux préjugés qui lui barrent le passage. Lurne électorale, comme la voiture publique, comme le théâtre et le reste, lui est interdite. Il est privé de ses droits civiques, traité en tout et partout en paria. Lhomme noir des Etats à esclaves sait cela. Il sait quil est matière et enjeu à toutes sortes dintrigues ; que labolitio[n]isme, pour les maîtres du Nord, les exploiteurs de prolétaires et délecteurs, les propriétaires desclaves blancs, cela veut dire bénéfices industriels et commerciaux, nominations aux emplois politiques, appointements dEtat, piraterie et sinécures. Aussi se défie-t-il avec raison des blancs ; de sorte que les bons, ceux qui lui sont sincèrement fraternels, pâtissent pour les mauvais. Et puis, cette liberté à laquelle on le convie généralement, quelle est-elle ? La liberté de mourir de faim... la liberté du prolétaire... Aussi montre-t-il peu dempressement à exposer sa vie pour lobtenir, bien que sa vie soit des plus misérables et que la liberté soit son plus grand désir. Beaucoup de nègres, du reste, sont tenus dans une si profonde ignorance, une si rigoureuse captivité, quils ne savent guère ce qui se passe à quelques milles au-delà de la plantation où ils sont parqués, et quils en prendraient volontiers les limites pour les limites du monde !... La tentative de John Brown a cela de bon, que le récit en retentira déchos en échos jusque dans les cases les plus reculées, quil y remuera la fibre dindépendance des esclaves, les disposera à la sédition, et sera un agent de recrutement pour un autre mouvement insurrectionnel. Mais le soulèvement de Harpers Ferry a un tort, et un tort grave : cest davoir été dune générosité insensée, alors quil était maître du terrain ; cest davoir épargné la vie des malfaiteurs légaux ; de sêtre contenté de faire des prisonniers, de prendre des ôtages, au lieu davoir mis à mort les planteurs quil avait sous la main, les trafiquant de chair humaine, et davoir ainsi donné des ôtages à la rebellion. La propriété de lhomme par lhomme est un assassinat, le plus horrible des crimes. En pareille circonstance, on ne parlemente pas avec le crime : on le supprime ! Quand on a recours, contre la violence légale, à la force des armes, cest pour sen servir : il ne faut pas craindre de verser le sang de lennemi. Desclaves à maîtres, cest une guerre dextermination. Il fallait porter le fer dabord, et, en cas de revers, la flamme ensuite sur toutes les Plantations. Il fallait victorieux que pas un planteur, vaincus que pas une Plantation restât debout. Lennemi est plus logique, lui : il ne fait pas de quartier !... Tout producteur a droit à linstrument et au produit de son travail. Les Plantations du Sud appartiennent de droit aux esclaves qui les cultivent. Les maîtres en doivent être expropriés pour cause de moralité publique, pour crime de lèse-Humanité. Cest ce que John Brown semble avoir reconnu dans une Constitution quil voulait proclamer, élaborations didées peu lucides et pleines de ténèbres, mais qui témoignent du besoin de justice et de réparation sociales dont ce vaillant cur est animé, et, par conséquence, dont le cur des masses, source et foyer du sien, est animé. Tôt ou tard, la goutte deviendra fleuve, létincelle deviendra incendie ! Ainsi le veut le Progrès, Loi naturelle et imprescriptible. 1860 va bientôt se lever sur le monde, aurore de grands événements révolutionnaires. Toute lEurope
est sous les armes :
rois de haut et de bas étage. Quen Amérique le prolétaire du Nord et lesclave du Sud sapprêtent pour la grande guerre, la guerre prolétarienne et la guerre servile, la guerre contre le " maître, notre ennemi ;" et, alors, que le vieux et le nouveau continent poussent dune voix fraternelle ce cri dinsurrection sociale, ce cri de la conscience humaine : Liberté ! ! ! Et vous, Martyrs ! John Brown, Shields, Aaron C. Stephens, Green, Copie, Copeland, Cook, vous ne serez plus, peut-être ! Livrés au bourreau, égorgés par la corde des lois, vous aurez été rejoindre vos compagnons, tombés sous le fer et le plomb... Et nous, vos complices en idée, nous aurons été impuissants à vous sauver... que dis-je, nous aurons été les complices même de vos meurtriers !... en narmant pas nos bras pour vous défendre, en nagissant quavec la parole ou la plume, avec les fibres, au lieu dagir aussi avec le glaive et le fusil avec les muscles. Quoi ! nous, vos assassins ? Hélas ! oui... Cest horrible ! nest-ce pas ? Ah ! que ce sang retombe sur nous et nos enfants... que nos consciences et les leurs sen imbibent... quil en fasse déborder la haine et linsurrection contre le Crime Légal !... Le temps de la Rédemption est proche. Captifs que nous sommes dans le réseau des institutions civilisées, nous rachèterons alors nos fautes forcées, notre douloureuse inaction... Martyrs ! vous serez vengés !... Oh ! la Vendetta ! la Vendetta !!!... |