II. Le Décembrisme. La Coalition. LA RÉVOLUTION. Malheur aux vaincus ! Depuis le 14 Janvier cen est fait de lElu, de lhomme-providentiel. Il nest plus en bon cousinage avec les vieilles monarchies, ses voisines. Il a perdu le prestige de conservation sociale qui lavait fait admettre sur le pied de haute parenté avec les potentats de droit-divin, les dynasties européennes. LAchille du Coup-dEtat a laissé voir par là où il est vulnérable. Les oranges au fulminate de mercure lont démonétisé. Cest maintenant une valeur de mauvais aloi et qui dun jour à lautre peut navoir plus cours. Il devenait donc urgent pour les vieilles monarchies de léchanger contre espèces légitimes. Cest aussi ce quelles ont résolu. Comme lOncle avait eu Brumaire, le Neveu a eu le Deux-Décembre. Boulogne et Strasbourg lui ont tenu lieu de campagne dItalie et dEgypte. Sébastopol a été lAusterlitz du décembriseur, lapogée de sa puissance. Napoléon III a posé un moment en arbitre de lEurope ; toutes les cours étrangères lui donnaient de la Majesté par le nez. Mais la rue Lepelletier succède à Sébastopol, et la rue Lepelletier, savez-vous, cest son Moscou... Le héros de Décembre a senti ce jour-là que son étoile palissait ; et ce jour-là aussi les couronnés héréditaires ont brisé mentalement avec le parvenu, lempereur sans lendemain, ce clerc de Réaction hors de position désormais de leur rendre des services, cette clé de voûte avariée dont la chute par un ébranlement révolutionnaire pouvait entraîner la chute de tous les trônes. Dès lors ils nont plus vu en lui que M. Buonaparte, lintrus, lusurpateur ; le restaurateur des castes et des races privilégiées a disparu à leurs yeux. Cest quil ne restait plus à lex-sauveur de lordre et de la société quune chose à sauver... sa chienne de peau. Loin dêtre une garantie de stabilité, même provisoire, comme il avait été jusque là, il devenait par la force des bombes et la logique des choses, un élément de perturbation, une humiliation, un péril. La Coalition sest formée, et dans ses conférences secrètes, elle a prononcé contre ce petit cousin la peine de linterdiction, elle a signé sa déchéance. Maintenant elle organise la campagne de France, en apparence contre Buonaparte, en réalité contre la Révolution dont lidée seul lui donne la chair de poule. Elle arme, elle arme encore, elle arme toujours, mais cest pour se défendre du Socialisme qui mine dans sees Etats tous les préjugés bénis, toutes les autoritaires superstitions. Elle veut aller attaquer le mal à sa source, jusque dans ce Paris, gouffre aux épanchements révolutionnaires que la pourpre décembriste ne recouvre que comme une poussière végétale, poussière éphémère et que la plus légère brise, un frisson dans les entrailles de cette onde, aujourdhui dormante, peut engloutir à tout jamais, peut balayer de sa surface. La Coalition nest pas homogène, mais hétérogène ; lintrigue européenne nest pas simple, mais composée. On risquerait fort de se tromper, si lon voulait lui assigner une pensée unique, regarder cette bannière dintérêts discordant comme représentant une a[gg]régation de mêmes principes. Ils sont un, quant au fond, pour leur conservation ; ils sont divisés, quant à la forme, par leurs divergences réactionnaires. Ce sont des rivalités serrées les unes contre les autres par la peur, et qui, lorage passé, ou dans une embellie, se pousseraient volontiers lune lautre dans un piège. Chacun joue double jeu dans cette intrique ; tous ont lintention dêtre fripons, et tous craignent dêtre dupes. Les Jésuites, les ultramontains qui rêvent la catholicité des bûchers et de linquisition, la proscription et lextermination de toutes les hérésies protestantes aussi bien que des hérésies sociales, marchent de pair cependant ave le royaume dAngleterre et la Confédération germanique, dont les intérêts religieux sont plus huguenots que catholiques. Mais lAngleterre et la Confédération germanique sont menacées sur leurs frontières par le Décembriste, et plus sérieusement encore dans leur intérieur par un débordement révolutionnaire. Si elle[s] sont amies de la soi-disant Réforme religieuse, elles sont bien plus ennemies encore de la Réforme sociale. Elles ont avec lUltramontisme des points de contact et des points de répulsion ; mais tous, Huguenots et Catholiques, font cause commune en face du danger commun, la Révolution sociale. Comme son aigle à deux têtes, Alexandre de Russie, le tzar à double face , menace à la fois du bec la Coalition et lhéritier de Sainte-Hélène, faisant espérer son alliance à celui-ci et la promettant à celle-là. Lautocrate du Nord ne désire que laffaiblissement des autres puissances, afin de semparer à son aise de Constantinople et de faire sa trouée dans lOccident. Son rôle est damuser le tapis, mais en dernière alternative, il est plus que probable quil inclinera, comme lAlexandre du premier Empire, pour la coalition. Larmée quil a sur les frontières dAutriche est bien plutôt pour écraser une révolte en Hongrie que pour menacer la maison des Ha[p]sbourg. Lalliance des deux tzars, si elle nétait pas un prétexte pour celui dOrient darmer sans inquiéter celui dOccident et de pousser ce dernier à son Waterloo, lalliance au surplus ne serait jamais quéphémère. Le successeur de Pierre-le-Grand ne peut se contenter du partage de lEurope, il la lui faut toute entière, de la Baltique à lAdriatique et du Bosphore à lOcéan. Il est dans la tradition du colosse, dans la mission de ce chef de [tristans], de ce cardinal-empereur dêtre le Louis XI de la féodalité nationale, le Richelieu de la monarchie universelle. Le tzar est le représentant naturel de lunité despotique ; il est lémule et même le rival des ultramontains, mais il est entre eux des accommodements. La Sainte-Alliance des rois et des prêtres prépare une nouvelle Restauration. Comme en 1815, il sagit de replacer sur le trône de France ses princes légitimes. Selon lordre de succession, ce serait Henri V, mais Henri V nest pas populaire parmi les bourgeois. Les Jésuites, qui sont des gens experts en intrigues, le feront abdiquer en faveur des dOrléans. Et le comte de Paris, surnommé alors le bien-aimé, comme Louis XVIII, son noble ancêtre, serait couronné roi de France et de Navarre, roi par la grâce de Dieu, oint par le Pape, et reprendrait avec le trône des Bourbons le rang de fils aînés de lEglise. De cette manière, en espèce concilier les exigences du clergé, de la noblesse et du tiers-Etat. La bourgeoisie aurait un roi de son choix, ou du moins le roi de son cur ; la noblesse, un monarque pur sang ; et le clergé serait le Révérend-père, le directeur temporel et spirituel de cette hiérarchie de maîtres et de valets, ses chers fils ou ses chers pupilles, ses très humbles et très obéissants sujets. Tant que la guerre na[vait] pas été officiellement déclarée, on pouvait douter que la ligne des souverains pour le bien de la Réaction européenne osât risquer un aussi hasardeux moyen de salut. Mais, du moment quelle est devenue un fait, il serait puéril de croire quelle peut être localisée en Italie. M. Bonaparte pourra rejeter les Autrichiens de Lombardie ; toutes les chances dailleurs militent en sa faveur : larmée franco-sarde est chez elle, elle a le concours des habitants ; et puis le soldat français est facile à griser ; avec un verre deau-de-vie et un mot sonore on fait de lui ce quon veut. Dans son premier élan, il est tout feu, tout flamme et tout fer : il éventrerait père et mère, frère et sur, filles et garçons, témoins les massacres et les viols en Algérie, les grottes du Dah[a]ra et les boulevard de Paris. Larmée autrichienne, elle, est sur une terre rebelle à sa domination, elle a à combattre lennemi du dedans et lennemi du dehors, et, pour surcroît de misère, elle a une mauvaise cause à défendre ; rien détonnant à ce quelle succombe. La Coalition pourra commettre la faute dhésiter, de temporiser, ne pas prendre immédiatement et ouvertement fait et cause pour lAutriche, rester sur la défensive au lieu de se mettre sur loffensive. Alors on signera la paix, cest-à-dire un semblant de paix, une trêve, un armistice. Et lannée suivante la guerre recommencera de plus belle sur toute la ligne du Rhin. La Coalition ne peut traiter définitivement quà Paris après un autre Waterloo. La fatalité ly oblige, il y va de son salut. Quelle renouvelle sa stratégie dautrefois, quelle donne en détail, et elle ne réussira quà se faire battre : quelle donne en masse, et elle aura raison du Neveu comme elle a eu raison de lOncle. Le Bonaparte vainqueur en Italie et de retour en France, ne peut en rapporter que quelques mois dexistence ; il lui faudra avoir recours de nouveau au bruit de la bataille pour étouffer les rumeurs un moment assoupies de la Révolution sociale. Il ne peut plus reculer maintenant. Il a osé tirer lépée au nom des nationalités opprimées, il nest plus le maître de ses pas, il marche éperdu entre deux abîmes, la Révolution et la Coalition ; traître envers les deux, il faut quil périsse par lune ou par lautre. Le sceptre napoléonien nest plus à cette heure pour lordre monarchique et théologique, pour la réaction européenne quun bâton... sanglant quelle ne sait trop par quel bout prendre pour le jeter sur le pavé, mais quelle a hâte de fouler au[x] pieds des chevaux de lInvasion. Pauvres bourgeois de France, bourgeois cousus dor, combien doit être grande votre perplexité ! Vraiment, si vous étiez moins infâmes, moins ignobles, je serais presque tenté de mapitoyer sur votre sort. Vous aviez compté sur Bonaparte, lenvoyé du Ciel pour vous mener à bon port, et voilà que le saint homme perd la boussole et ne sait plus lui-même où donner de la tête. Ce que cest pourtant que davoir mis les pieds sur cette maudite galère. Il vous en cuira, bourgeois, il vous en cuit déjà. Vous vous êtes servi[s] du Bonaparte, vous périrez par le Bonaparte... Une seule chose peut déjouer les plans de la Réaction européenne, cest la Révolution . Interviendra-t-elle ? se souviendra-t-elle que pour vaincre il faut de laudace ; quil en faut et encore et toujours, ou hésitera-t-elle, biaisera-t-elle comme ses machiavéliques ennemis de la Coalition et des Tuileries ? Se soumettra-t-elle au régime de la prudence et des tergiversations ? Se laissera-t-elle conduire à sa perte par ses jésuitico-politiques ? Rentrera-t-elle dans son terrier aux éclats de voix du chauvinisme ? Ou bien, réveillée de son engourdissement, promènera-t-elle par monts et par vaux sa prunelle et ses dents, son front et son bras, ses muscles et ses idées ? Croupira-t-elle dans son traquenard, ou en sortira-t-elle ? Acceptera-t-elle dêtre toujours la chassée, ou se fera-t-elle enfin la chasseresse ? Cest là la question. De toute part les journaux stipendiés sefforcent par un concert dimpudentes assertions de dissimuler ce quen langue civilisée on appelle le mal. Les feuilles à la solde du Deux-Décembre et de la féodalité bourgeoise cherchent à représenter lhomme du Coup-dEtat comme étant en possession de la sympathie nationale. Les souscriptions à lemprunt des 500 millions et laffluence des curieux, une certaine effervescence dans les rangs de la foule sur le passage de Sa Majesté qui sen va-t-en guerre, servent de texte à leurs articles salariés ; ils brodent monts et merveilles sur ce sophistique canevas. Leur mille voix appellent les fidèles et les tièdes, le troupeau des pauvres et des riches, des exploités et des exploiteurs, autour de la caisse et sous les drapeaux de lElu, le pasteur des uns et le sauveur des autres. Mais qui nentend que leurs cloches n'entend qu'un son, car toutes ces cloches sont coulées dans le même moule, largile de conservation, et formées du même alliage, la vénalité et le mensonge. Déshabillons les faits de leurs voiles hypocrites, et envisageons-les au fond, dans leur nudité. Combien y a-t-il de fonctionnaires publics ou prostitués en France ? Plus de 500 mille. Si lon ajoute à cela tous les chefs supérieurs de larmée, tous les grands capitalistes, les petits rentiers, les commis-marchands même et les domestiques, tout ce qui est pilier ou assises en France de la clé-de-voûte dexploitation sociale (je ne parle pas du clergé, le clergé est bien certainement avec la Réaction étrangère, la Coalition. Il nest plus que lauxiliaire apparent de M. Buonaparte, son soutien passif et non plus actif. On a pu en juger dernièrement par l[a] volte-face du révérend Montalembert, un des hauts dignitaires de la société de Jésus). Si lon totalise enfin tout ce qui possède par droit de commerce ou par droit de naissance, par le vol et lassassinat légal, toutes les sangsues conservatrices à qui la Révolution ferait rendre gorge, on comprendra que tous ces intéressés ne pouvaient moins faire que de verser dans le bassin décembriste les quelques milliards qui doivent servir à prolonger ses jours, lexistence de lEmpereur et de lEmpire, existence à laquelle la leur est attachée. Si demain ce petit grand-homme voulait vingt milliards, il les trouverait presque aussi facilement que 500 millions. Mais loin de prouver quil a pour lui la masse du peuple, cela prouve quil la contre lui. Les bourgeois ne feraient pas de si lourds et de si spontanés sacrifices, ils ne souscriraient pas à si haut prix entre les mains dun gouvernement dassurance contre lincendie révolutionnaire, sils ne voyaient pas cet incendie prêt à les dévorer. La compagnie impériale les sauvera-t-elle du sinistre ? cest ce qui est plus que douteux. Mais enfin ils ne peuvent toujours pas lui donner plus que ne leur prendrait la Révolution : il faut quils passent par là ou par la porte... Ce quil y a de bien positif cest que ce nest pas louvrier qui va porter son argent aux bureaux du gouvernement. Un coupon de 10 francs de rente représente une mise de fonds de près de 200 francs. On ne trouverait pas un ouvrier sur mille, en France, qui possédât pareille somme. Permis aux agents-de-presse numérotés au livre des fonds secrets comme aux garçons de rédaction aux gages du capitalisme, aux sergents-de-plume de lEmpire comme aux mercenaires de la bourgeoisie de surfaire tant et plus cette manifestation de la spéculation boursicotière ; mais cest bien le droit aussi de tout homme libre, de tout homme qui pense et qui raisonne de la réduire à sa juste, à sa minime valeur. Il en est de même encore pour ce qui est de lenthousiasme guerrier. Sans vouloir nier que la guerre ne puisse agiter dans les bas fonds du peuple quelque vieux levain de chauvinisme (il y a chez tous les peuples tant de crétinisme et dignorance !) Il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître que les rapports officiels comme ceux des barbouilleurs de papiers-commerce lont terriblement enflé. Je lisais dernièrement dans un de ces égouttoirs du Décembrisme à New-York, que lors du départ de Paris de Louis-Napoléon-Malbourough " des ouvriers suivaient et entouraient en courant sa voiture. " Il faudrait au moins t[a]cher que de si pitoyable malices ne fussent pas cousues de fil blanc. A qui fera-t-on croire que ce soit là de vrais ouvriers ? Est-ce quà certains jours la blouse nest pas aussi luniforme de messieurs les argousins ? Est-il plus véridique de dire quils sortaient des ateliers ceux qui ont fait mine de vouloir dételer les chevaux du fiacre moucheronné pour satteler à leur place ? De pareille bêtes de somme ne pouvaient venir que des écuries de la rue de Jérusalem. Et cet autre qui sécrie, en apercevant le masque impérial, ce masque aux orbites opaques " quil a la victoire dans les yeux... " Lui ? des yeux ?... Dites-nous donc tout de suite que les vessies sont des lanternes... Quelle misérable comédie ! Oui, sans doute, il y avait lors de son passage quelque joie sur les visages, mais cétait, comme on me la écrit, la joie... de le voir partir... A part soi, on répétait, en caressant une pensée qui nétait pas absolument pour lui dun favorable augure, ce fragment dune chanson connue : " ne sait quand y reviendra... " En attendant chacun cherchait à se consoler de la liberté absente en en prononçant le mot : viva la Liberta ! Car le sire de... Boustrapa, partant pour lItalie, avait permis quon le saluât de ces hourras... Le bourreau de Rome et de Paris, lempereur décembriseur de France allant porter la liberté à lItalie !... " O Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! " Si de Paris on reporte ses regards sur les départements, des faits dune gravité importante viennent aussi témoigner contre la popularité de lElu et de sa bande. La guerre, qui prélève sur les paysans limpôt de lor et limpôt du sang, a plus que tempéré dans les campagnes les élans du chauvinisme. Le mécontentement est si grand parmi ces populations dordinaire si craintives, je dirai même si serviles envers les autorités, quà Tarbes il sest traduit par une révolte ouverte. La gendarmerie sest enfuie devant cette levée de bras : tous les meubles de sa caserne ont été brisé, jetés par les fenêtres. Un bataillon de ligne, colonel en tête, après avoir essayé de disperser lémeute à coups de feu de peloton, a été contraint de se replier devant elle. Un renfort de cavalerie est accouru à son secours ; loffensive a été reprise ; et " force est restée à la Loi. Mais il nen est pas moins vrai que les paysans ont lutté tout un jour avec des pierres et des bâtons contre les baïonnettes et les balles, quils ont énergiquement et vaillamment tenu tête à lAutorité. Honneur à eux ! à ces insurgés, à ces rebelles ! Cest une initiative qui dun jour à lautre peut trouver des imitateurs. Qui dit que ce nest pas le prélude, le prologue dune immense jacquerie ? Les ouvriers
seront les maîtres |