Le Libertaire à ses lecteurs.

Halte là ! — Qui vive ?

Le rédacteur du Libertaire, qui en est le plieur et le porteur, a, lors de la distribution du 12ème numéro, perdu le livre d’adresses de tous ses abonnés. Quand je dis abonnés, c’est une manière de parler, car il n’y en a peut-être pas quinze à vingt qui aient payé leur abonnement. Depuis l’envoi du premier numéro jusqu’à ce jour, les uns ont, une fois pour toutes, versé au journal 10 cents, les autres 25 cents ; un certain nombre a fait effort pour 50 cents, et un autre nombre n’a rien donné du tout. C’est pitoyable, mais cela est. Oh ! les lecteurs du Libertaire, on peut le croire, sont larges... mais c’est des épaules sans doute, et fort peu d’autre part. S’ils sont des hercules, il est douteux que ce soit sous le rapport du sentiment ni de l’intelligence ; ils peuvent avoir des muscles, mais il n’y a guère apparence qu’il aient des fibres. Ils ne sont pas nombreux ceux-là qui coopèrent à sa publication ou par des articles ou par des dollars, ou par quoi que ce soit. Les collaborateurs de l’intelligence sont encore à venir ; et quant aux collaborateurs du sentiment, s’ils aiment à désserrer quelque chose, c’est bien plutôt les lèvres de leur mâchoire que les cordons de leur bourse. Ils ne se font pas tirer l’oreille pour boire et brailler à la République démocratique, sociale et universelle ; mais il se feraient hacher par morceaux plutôt que d’apporter leur obole solidaire à l’œuvre du Progrès social, à la propagation de l’idée anarchique, aux organes clopin-clopant de la Liberté. — Dans toute cette multitude de prolétaires qui murmurent contre le servage, combien trop encore de ces hâbleurs qui font parade de sentiments qu’ils n’ont pas, tas de buses, socialistes-crétins, plus épais du crâne que les réacteurs-repus ne le sont du ventre, et qui, comme les bourgeois, leurs maîtres, ne sentent rien remuer non plus sous leur mamelle gauche. Esclaves barbouillés de lie, ils n’ont que de la gueule et pas de cœur : — Honte à eux !

Mais trêve à cette digression qui n’est pas de nature à valoir au journal qui l’édite une infinité de réabonnements, s’il faut en croire la morale de la fable : "que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute." Je disais donc que j’ai perdu la liste des abonnés sérieux ou non au Libertaire. Si chacun d’eux veut bien me faire parvenir de nouveau son nom et son adresse, je continuerai, comme par le passé, à l’envoyer à tous, beaucoup continuassent-ils à ne le payer qu’en partie ou même à ne pas le payer du tout. Je veux voir jusqu’où peut aller l’imbécile sordidité des soi-disant révolutionnaires et, si je ne peux la vaincre, du moins j’essayerai de la flétrir.

L’histoire des rois, disait Grégoire, est le martyrologe de l’humanité, et il disait vrai. Mais vous, troupeau de sujets soumis ou neutres, cohue de prolétaires ladres et stupides, petits monstres à deux pattes, vous les tigrés et les hébétés, vous les pauvres de cœur et les pauvres d’esprit, vous en êtes les martyriseurs. C’est votre idiot égoïsme, c’est votre indifférence pour tout ce qui ne vous touche pas immédiatement, c’est votre ratatinement sur vous-même[s] qui fait la force des lois, la puissance des plantureux exploiteurs, gens de mître, de couronne ou d’écus, — et la chétiveté des mœurs révolutionnaires, la faiblesse des insurrecteurs et des insurgés, ces pâles ouvriers de la plume, de l’outil ou de la barricade. Comme le scorpion, dans son cercle de braise, vous restez enfermés dans le cercle de vos petites passions, vous vous carbonisez dans ce manège sans issue, vous devenez à vous-mêmes votre propre bourreau, au lieu de marcher droit à l’obstacle, et de l’écarter ou de le franchir à l’aide d’une intelligente et anarchique solidarité.

Est-ce en vain que les siècles ont marché ? Sommes-nous encore en proie à la Civilisation latine ? Les propagandistes de la Révolution seront-ils donc toujours livrés aux bêtes ? Cependant, Daniel, dans sa fosse, apprivoisa, dit-on, ses fauves et farouches compagnons : on peut donc triompher des bêtes ? Oui, mais autrefois les bêtes étaient des lions, aujourd’hui ce sont des pourceaux !

Quelle destinée ! tomber des bêtes féroces en bêtes immondes, d’animaux sauvages en hommes civilisés, de mu[ff]les roux en têtes à gro[u]in, de fosse aux lions en société de brutes !

Ah ! les temps de décadence sont quelque chose de bien hideux, et bien lents à venir sont les temps de régénération...

— Lecteur, qui veux refaire la société, commence par refaire tes mœurs. Sois homme d’abord, si tu veux le progrès de l’Humanité ensuite. Car autrement, si tu te dis révolutionnaire et ne fais rien pour la Révolution, je te répondrai que tu en imposes, que ce n’est pas vrai, que tu en as menti.

Cesse de te parer d’un nom qui ne t’appartient pas, ou acceptes-en les conséquences,

Les croyants du christianisme, conspirant alors le culte universel de leur foi, se déclaraient solidaires jusqu’à la communauté des biens entre fidèles de la grande Eglise, sous les voûtes de leurs catacombes, — et jusqu’au sacrifice de leur vie, jusqu’au martyre en présence des ennemis de leur Dieu, des persécuteurs de leur confession religieuse. Nous, les socialistes, les confesseurs de la solidarité humaine, ne saurions-nous sacrifier aussi quelque peu à nos convictions, soutenir, dans la mesure de nos forces, toute initiative révolutionnaire, soit presse, soit association, soit insurrection anarchiste ? Les premiers socialistes ne sauraient ils égaler les premiers chrétiens ? Sont-ils des lâches, ou manquent-ils de conviction ?

Halte-là ! tous les esprits bourgeois louvoyant hypocritement sous la bannière de la Révolution ; halte-là ! — qui vive ?... Le Libertaire est debout encore sur sa barricade la plume au poing et le doigt sur la détente ; il vous couche en joue, il a dans sa ceinture de quoi recharger son arme et récidiver le coup de presse ou le coup de feu. Ne vous croyez pas à l’abri de ses projectiles sous des dehors trompeurs, prolétaires faux-frères, imbéciles ou traîtres ; il trouera vos masques... C’est que, selon lui, il ne suffit pas de se montrer couvert de la peau de la Révolution, il faut aussi montrer l’idée qui est sous cette peau, et les actes correspondant à cette idée ; il faut en tout et partout que la cervelle et le cœur répondent au visage ; ou autrement, s’il y a du fard, gare dessous !...

Ainsi donc, lecteur : Halte-là ! — qui vive ?...
— Ami, dis-tu ? — Passe au bureau de rédaction, passe à la caisse.
— Ennemi ? — Passe au large !


 

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