ICARIE. Aux quelques lignes consacrées dans le neuvième numéro du Libertaire à la direction-présidentielle de la république icarienne, république monarchique, son moniteur officiel répond que la revue nous a régulièrement été expédiée en échange du Libertaire ; et que cest la poste seule qui est coupable de détournement. Soit. Il nen est pas moins vrai que jusque là pas un numéro nétait arrivé à sa destination et que depuis il y arrivent tous. Lorgane de défunt Cabet ajoute : "Cest donc gratuitement quil a fait des suppositions malveillantes et dit des paroles que nous ne voulons pas qualifier. Faire de telles suppositions et sexprimer de la sorte nont rien de difficile ; mais cela nest pas notre affaire : nous nous en abstiendrons soigneusement. Nous ne croyons pas le rédacteur du Libertaire infaillible, mais nous le supposons de bonne foi. Ce quil dit de Cabet nous touche peu ou point : seulement nous nous permettrions de faire observer au rédacteur du Libertaire que, lorsquil aura lui-même servi pendant toute sa vie la cause du peuple, lorsquil laura aimé et défendu, par ses actes et ses écrits, avec humilité, avec dévoûment, avec désintéressement, il pourra dédaigner, à bon droit, les accusations malveillantes et les insinuations injustes. Le successeur de Cabet a eu son sceptre brisé aux dernières élections ; le tyran nest plus ; le voilà au rang des esclaves : au lieu du sceptre, il tient une hache en attendant de prendre la truelle. Nous croyons pouvoir dire quil ne regrette aucunement les splendeurs du trône, quil leur préfère la tranquillité de sa nouvelle position, et (puisquon semble soccuper de lui) que les égratignures daucune sorte de lempêcheront de se livrer à à la plus digne de toutes les professions, le travail manuel." Toute mise en suspicion des autorités constituées, jen conviens, est toujours malveillante… pour lAutorité. Mais, le plus souvent, elle est loin dêtre injuste. Le Libertaire ne contexte pas que Cabet, lhomme-déifié, le vrai Christ, Christ II, nait été de quelque utilité en son temps ; il le est même tout prêt à le reconnaître ; comme il reconnaît également que Christ Ier fut un agitateur révolutionnaire pour son époque. Mais enfin, Christ est mort, mort et enterré…. Cabet aussi. Devons-nous nous immobiliser dans ladoration des momies ? Le rédacteur du Libertaire croit, lui aussi, certainement, servir, pour sa petite part, à quelque chose. Cependant, sil sert le peuple, cest par ricochet, cest parce que lindissoluble solidarité qui lie les hommes entre eux ly oblige ; cest par calcul, parce quil voit dans le bonheur de tous une garantie de son propre bonheur ; et aucunement par dévoûment, par désintéressement, vertus plus que douteuses, et qui nont jamais servi quà masquer les vices. Ayant conscience de son moi, il rougirait de montrer une humilité quil na pas et quil réprouve comme jésuitique, attendu quil est égoïste dans la plus individuelle comme dans la plus radicale acception de ce mot. (Rapporter tout à soi, pour un crétin ou un bourgeois, cest sisoler des autres, se pelotonner, comme le hérisson, à lapproche de linconnu. Rapporter tout à soi, pour un socialiste et un producteur, cest simmiscier dans les autres, cest faire circuler sa vie dans leurs vies, cest jouir de leurs jouissances, souffrir de leurs douleurs, cest se développer en homme dans lHumanité). Le successeur du saint-père est changé ; un nouvel infaillible est élu. Quest-ce que cela peut me faire ? Croit-on donc que jen veuille à lhomme ? Je nen veux ni à lui ni à dautres. Tous les hommes cest moi ; est-ce que je peux men vouloir à moi ? Jen veux à la condition où lhomme est placé ; jen veux à la fonction, jen veux à lAutorité. Aussi, quel que soit le sentiment naturel qui me porte à la bienveillance envers mes semblables, légoïsme qui me pousse à excuser leurs fautes pour quils me pardonnent les miennes quand je vois le mal, erreur ou crime, je ne puis me défendre dun mouvement daversion, contre les autres, si le mal est commis par eux, contre moi-même, si cest moi qui le commet. Pour moi, lAutorité, cest le mal, et je mindigne toujours, dintelligence ou dinstinct, contre tout ce qui porte la pourpre ou la livrée autoritaire hommes ou sociétés. Non seulement jadmets la bonne foi, mais jadmets aussi la bonne intention chez tous les pénitenciers de la colonie de Cheltenham. Si je les juge sur lintention, ils sont tous des partisans du socialisme. Si je les juge sur le fait, ce sont tous ses détracteurs, les ennemis du progrès humanitaire. Malheureusement, lintention ne compte pour rien, le fait est tout. Il ne suffit pas de se réputer, il faut en certifier par laction. Par ses us et coutumes comme par ses lois, la communauté icarienne pourrait tout aussi bien sappeler communauté de Jésus ; elle ne serait pas plus déplacée au Paraguay que dans lEtat du Missouri. Fétichisme pour fétichisme, les cantiques daction de grâce en lhonneur du fils de Marie ne sont pas plus ridicules que les actes de contrition en lhonneur de léternel Cabet, "le père tout-puissant, le créateur dIcarie". Tant quils auront ce cr[é]do en tête, tant quils professeront la superstition de lautorité, et lidolâtrie dun nom, ils seront dans la voie du Passé, ils pèseront en réacteurs sur le Présent au lieu dagir en révolutionnaires sur le chemin de lAvenir. LAvenir est à la liberté et non au despotisme ni à la servitude. LAvenir est à la virile évolution des passions et non à leur castration. La nature ne commande pas à lhomme la tempérance, cest-à-dire labstinence des idées, pas plus quelle ne lui commande la tempérance, cest-à-dire labstinence des aliments du corps. Lhomme doit user selon ses forces, consommer de tout selon ses caprices : "Les caprices sont des besoins", il abuse bien davantage de toutes choses en nen usant pas quen en usant trop. Car lexcès en trop le fatigue vite et le ramène à la modération ; lexcès en moins fait le vide dans son cerveau, latrophie, lendort dun sommeil de plomb, le plonge dans une mortelle léthargie. Lun est donc bien moins nuisible que lautre, puisque lun porte en soi son remède et que lautre est un poison sans antidote. Dailleurs, rien ne doit rester inconnu à lhomme ; il a mission de tout explorer, de tout régénérer. Il doit sincorporer tout ce quil peut physiquement consommer, et épandre dans le sein des autres tout ce que mentalement il peut produire : il doit salimenter à toutes les sources de la création inférieure, par le boire, par le manger, par la vue, par louie, par lodorat ; il doit entrechoquer de lun à lautre dans la société de ses pareils les idées rapides et tumultueuses comme des flots heurtés dans leur courant sentrechoquent avant de se confondre, afin de briser les digues qui lui barrent le passage et de devenir, lui, hier ruisseau, un fleuve au parcours supérieur et qui a pour affluent limmensité des mondes, le progrès infini. Jai parcouru la Constitution icarienne. Mon intention était de la relire et de la critiquer. Mais M. Cortambert ayant écrit dans la Revue de lOuest un très bon article sur ce sujet (meilleur par le fond que ceux quil a écrit sur la religion, soit dit entre parenthèses et pour noter une discussion qui pourra avoir son heure, quand nous aurons fini lun et lautre lexposé de nos vues), je me contenterai donc de recommander la lecture de cet article aux icariens. Jai vu dans leur Constitution une chose à laquelle jétais loin de mattendre, une chose qui ma sauté aux yeux comme une monstruosité, une chose logique cependant en se plaçant au point de vue de leur illogisme qui consiste à être communiste et autoritaire, je veux parler dun passage qui consacre L'ESCLAVAGE DE LA FEMME : 119. Lassemblée générale est composée de tous les hommes définitivement admis et âgés de
vingt ans Ainsi, ce sont les hommes qui délibèrent et font la Loi ! Les femme sont appelées à présenter leurs très-humbles suppliques à leurs seigneurs et maîtres. Elles sont admises dans le sanctuaire législatif, mais dans une place séparée, comme les nègres aux théâtres des républicains blancs. Il nest pas dit, toutefois, sil elles sont la permission de sasseoir ou si elles doivent rester debout et tête couverte devant leurs Majestés les hommes... Ô masculins que vous êtes ! Toute la Constitution est à lavenant : les chapitres se suivent et se ressemblent. Cest quelque chose dinqualifiable. (Je ne lui connais de comparable que certaine Constitution maçonnique rédigée, ma-t-on dit, par un ci-devant représentant se disant socialiste et approuvée par une loge composée dautres républicains se disant également socialistes). En vérité, on éprouve un malaise horrible à voir ces produits de laliénation mentale. Ah ! malheureux ! si cest ainsi que vous faites du socialisme, faites plutôt de la réaction. La réaction noserait se montrer si rétrograde que vous. Cest que vous, vous êtes des conservateurs qui avez la Foi et quelle, elle ne la plus... Je le dis comme je le pense, jaimerais encore mieux vivre sous la Constitution impériale que sous pareille Constitution. Ma dignité nen serait pas plus froissée, et jaurais encore plus de chance de liberté. Icariens, vos intentions sont bonnes assurément : mais la traduction en est mauvaise. Vous avez cru parler la langue de lAvenir, vous navez que le patois du Passé. Puissiez-vous trouver que ce qui a été bon à faire est bon à défaire. Méditez cette parole dun homme qui est un civilisé en pratique et un harmonien en théorie, dun homme qui, malgré toutes ses paillasseries, fait plus sauter la Réaction quil ne saute pour elle, un homme forcément révolutionnaire quoiquil veuille, quoi quil fasse, fripon ou dupe car il est révolutionnaire par droit de naissance, il a fait son entrée dans la société par la porte bâtarde. Ecoutez son conseil : "Faites des murs et ne faites plus de lois." |