Variétés LHumanisphère
|
Légoïsme, cest lhomme : sans légoïsme, lhomme nexisterait pas. Cest légoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. Cest lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. Cest légoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé deux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. Cest légoïsme qui stimule son ambition et lexcite à se distinguer dans toutes les carrières où lhomme fait acte de force, dadresse, dintelligence. Cest légoïsme qui lélève à la hauteur du génie; cest pour se grandir, cest pour élargir le cercle de son influence que lhomme porte haut son front et loin son regard; cest en vue de satisfactions personnelles quil marche à la conquête des satisfactions collectives. Cest pour soi, individu, quil veut participer à la vive effervescence du bonheur général; cest pour soi quil redoute limage des souffrances dautrui. Cest pour soi encore quil sémeut lorsquun autre est en péril, cest à soi quil porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par linstinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables, le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans lexistence des autres. Cest ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui nest que de la spéculation, spéculation dautant plus humanitaire quelle est plus intelligente, dautant plus humanicide quelle est plus imbécile. Lhomme en société ne récolte que ce quil sème : la maladie sil sème la maladie, la santé sil sème la santé. Lhomme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. Sil est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres; sil est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du cur ou du cerveau, sans que la sensation sen répercute de lun à lautre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à létat de communauté anarchique, à létat de libre et intelligente nature, comme à létat de civilisation, à létat dhomme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation, lhomme étant institutionnellement en guerre avec lhomme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. Cest un dogue à lattache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, lhomme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de luniversel bonheur. Dans lHumanisphère, ruche où la liberté est reine, lhomme ne recueillant de lhomme que des parfums, ne saurait produire ne du miel. Ne maudissons donc pas légoïsme, car maudire légoïsme, cest maudire lhomme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. Lhomme comme la société sont perfectibles. Lignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons linstruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et dinductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel. Dans lHumanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. Lautorité de lanarchie, labsence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace larbitraire de lautorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphériens. Les dieux et les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie daucune sorte, mais lautonomie individuelle. Cest par ses propres lois que chacun se gouverne, et cest sur ce gouvernement de chacun par soi-même quest formé lordre social. Demandez à lhistoire, et voyez si lautorité a jamais été autre chose que le suicide individuel? Appellerez-vous lordre, lanéantissement de lhomme par lhomme? Est-ce lordre que ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans laristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique? Je vous dis, moi, que cest le meurtre. Lordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; lordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou lépée du sergent de ville ; lordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, lor, leau bénite ; lordre à coups de fusil, à coups de bibles et à coups de billets de banque; lordre qui trône sur des cadavres et sen nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés ni auront le sentiment de lexistence. Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui nhabitent que les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres. Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence dautorité a toujours produit la plus grande somme dharmonie. Voyez le peuple du haut de ses barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas, par sa conduite, en faveur de lordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, dhommes à peine dégrossis par le rabot de léducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de linsurrection publique et en leur qualité dhommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Quune femme vienne à passer, et ils nauront pour elle que des paroles décentes et polies. Cest avec un empressement tout fraternel quils laideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, cest avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres quils prendront dans leurs bras un enfant dinconnue pour lui faire traverser la barricade. Cest une métamorphose instantanée. Dans lhomme du jour vous ne reconnaîtrez pas lhomme de la veille. Laissez réédifier lAutorité, et lhomme du lendemain sera bientôt redevenu lhomme de la veille! Quon se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après février 48 : il ny avait dans la foule, plus grande quelle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique; aucune autotiré ne protégeait la circulation; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien! y eut-il jamais plus dordre que dans ce désordre? Qui fut foulé? personne. Pas un encombrement neut lieu. Cétait à qui se protégerait lun lautre. La multitude sécoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang dun homme en bonne santé circule en ses artères. Chez lhomme, cest la maladie, qui produit lengorgement : chez les multitudes, cest la police et la force armée : la maladie alors porte le nom dautorité. Lanarchie est létat de santé des multitudes. Autre exemple : Cétait en 1841, je crois, à bord dune frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois quils présidaient à la manuvre, juraient et tempêtaient après les matelots; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manuvre sexécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsquil était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours quavec une douceur toute féminine. Jamais manuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. Sagissait-il de prendre un ris aux huniers, cétait fait en un clin dil; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés; les poulies en fumaient. Une fée naurait pas agi plus promptement dun coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On nattendait pas quil donnât lordre mais quil permît dexécuter la manuvre. Et pas la moindre confusion, pas un nud doublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. Cétait de lenthousiasme et de lharmonie. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il sy prenait pour opérer ce miracle: il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et cétait à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de lautorité, le matelot nagit que comme une brute; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manuvre des mains et de lintelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypso dans les mers dOrient. Lofficier en question ne séjourna que deux mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui. Or donc labsence dordres, voilà lordre véritable. La loi et le glaive, ce nest que lordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. Cest sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. Lanarchie en est lantipode, et cet antipode est laxe du monde humanisphérien. La liberté est tout leur
gouvernement.
Manque-t-on dans un coin de lEurope des produits dun autre continent? Les journaux de lHumanisphère le mentionnent, cest inséré au Bulletin de publicité, ce moniteur de lanarchique universalité; et les Humanisphères de lAsie, de lAfrique, de lAmérique ou de lOcéanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères dEurope lexpédient. Léchange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, tel Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, quimporte, demain cest lui sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer dHumanisphère comme il change dappartement, que dans la circulation universelle une chose soit ici ou soit là-bas, quest-ce que cela peut faire? Chacun nest il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon? En anarchie, la consommation salimente delle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas plus quon forçât un homme à travailler quil ne comprendrait quon le forçât à manger. Le besoin de travailler est aussi impérieux chez lhomme naturel que le besoin de manger. Lhomme nest pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, cest pour les faire fonctionner. Le travail manuel et intellectuel est la nourriture qui le fait vivre. Si lhomme navait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître, et alors, à la place de ses mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme au mollusque, deux écailles. Et la paresse! la paresse! me criez-vous, ô civilisés. La paresse nest pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de lesclavage et de la civilisation; cest quelque chose dimmonde et de contre nature que lon ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, cest une débauche du bras, un engourdissement de lesprit. La paresse, ce nest pas une jouissance, cest une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de pareils fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin dexercice du bras comme au besoin dexercice du ventre. Il nest pas plus possible de rationner lappétit de la production que lappétit de la consommation. Cest à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et on ferait mourir dindigestion les autres. Lindividu seul est capable de savoir la dose du labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à lécurie, le maître octroie à lanimal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté lanimal se rationne lui-même, et son instinct lui offre mieux que le maître ce qui convient à son tempérament. Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour sarracher un brin dherbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture quils nen peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour sarracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au-delà de leurs besoins? Lautorité, cest la
paresse.
Lesclave seul est paresseux, riche ou pauvre : le riche, esclave des préjugés de fausse science ; le pauvre, esclave de lignorance et des préjugés, - tous deux esclaves de la loi, lun pour la subir, lautre pour limposer. Il nen saurait être de même pour lhomme libre. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à linertie ses facultés productives? Lhomme inerte nest pas un homme, il est moins quune brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle dintelligence ne peut moins faire que de lui obéir; et lintelligence ce nest pas loisiveté, cest le mouvement fécondateur, cest le progrès. Lintelligence de lhomme cest son instinct; et cet instinct lui dit sans cesse : travaille; mets la main comme le front à luvre; produit et découvre; les productions et les découvertes, cest la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail cest la vie. La paresse cest la mort. - Meurs ou travaille! Dans lHumanisphère, la propriété nétant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout lactivité et la rapidité du travail font éclore autour de lhomme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il na plus quà allonger la main pour saisir le fruit, quà sétendre au pied de larbre pour y avoir un abri. Seulement larbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. Cest lanarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et lombrageuse bestialité, mais lanarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. Cest lanarchie non plus dans la faiblesse et lignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais lanarchie dans la force et le savoir, tronc-rameux de lharmonie, le glorieux épanouissement de lhomme en fleur, de lhomme libre, dans les régions de lazur et sous le rayonnement de luniverselle solidarité. |