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L’Humanisphère
 
 Utopie Anarchique
 
 Deuxième partie
 
 (Suite.)

 

L’égoïsme, c’est l’homme : sans l’égoïsme, l’homme n’existerait pas. C’est l’égoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. C’est lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. C’est l’égoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé d’eux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. C’est l’égoïsme qui stimule son ambition et l’excite à se distinguer dans toutes les carrières où l’homme fait acte de force, d’adresse, d’intelligence. C’est l’égoïsme qui l’élève à la hauteur du génie; c’est pour se grandir, c’est pour élargir le cercle de son influence que l’homme porte haut son front et loin son regard; c’est en vue de satisfactions personnelles qu’il marche à la conquête des satisfactions collectives. C’est pour soi, individu, qu’il veut participer à la vive effervescence du bonheur général; c’est pour soi qu’il redoute l’image des souffrances d’autrui. C’est pour soi encore qu’il s’émeut lorsqu’un autre est en péril, c’est à soi qu’il porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par l’instinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables, — le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans l’existence des autres. C’est ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui n’est que de la spéculation, spéculation d’autant plus humanitaire qu’elle est plus intelligente, d’autant plus humanicide qu’elle est plus imbécile. L’homme en société ne récolte que ce qu’il sème : la maladie s’il sème la maladie, la santé s’il sème la santé. L’homme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. S’il est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres; s’il est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du cœur ou du cerveau, sans que la sensation s’en répercute de l’un à l’autre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à l’état de communauté anarchique, à l’état de libre et intelligente nature, comme à l’état de civilisation, à l’état d’homme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation, l’homme étant institutionnellement en guerre avec l’homme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. C’est un dogue à l’attache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, l’homme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de l’universel bonheur. Dans l’Humanisphère, ruche où la liberté est reine, l’homme ne recueillant de l’homme que des parfums, ne saurait produire ne du miel. — Ne maudissons donc pas l’égoïsme, car maudire l’égoïsme, c’est maudire l’homme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. L’homme comme la société sont perfectibles. L’ignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons l’instruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et d’inductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel.

Dans l’Humanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. L’autorité de l’anarchie, l’absence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace l’arbitraire de l’autorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphériens. Les dieux et les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie d’aucune sorte, mais l’autonomie individuelle. C’est par ses propres lois que chacun se gouverne, et c’est sur ce gouvernement de chacun par soi-même qu’est formé l’ordre social.

Demandez à l’histoire, et voyez si l’autorité a jamais été autre chose que le suicide individuel? Appellerez-vous l’ordre, l’anéantissement de l’homme par l’homme? Est-ce l’ordre que ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans l’aristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique? Je vous dis, moi, que c’est le meurtre. L’ordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; l’ordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou l’épée du sergent de ville ; l’ordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, l’or, l’eau bénite ; l’ordre à coups de fusil, à coups de bibles et à coups de billets de banque; l’ordre qui trône sur des cadavres et s’en nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés ni auront le sentiment de l’existence. Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui n’habitent que les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres.

Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence d’autorité a toujours produit la plus grande somme d’harmonie. Voyez le peuple du haut de ses barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas, par sa conduite, en faveur de l’ordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, d’hommes à peine dégrossis par le rabot de l’éducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de l’insurrection publique et en leur qualité d’hommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Qu’une femme vienne à passer, et ils n’auront pour elle que des paroles décentes et polies. C’est avec un empressement tout fraternel qu’ils l’aideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, c’est avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres qu’ils prendront dans leurs bras un enfant d’inconnue pour lui faire traverser la barricade. C’est une métamorphose instantanée. Dans l’homme du jour vous ne reconnaîtrez pas l’homme de la veille. — Laissez réédifier l’Autorité, et l’homme du lendemain sera bientôt redevenu l’homme de la veille!

Qu’on se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après février 48 : il n’y avait dans la foule, plus grande qu’elle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique; aucune autotiré ne protégeait la circulation; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien! y eut-il jamais plus d’ordre que dans ce désordre? Qui fut foulé? personne. Pas un encombrement n’eut lieu. C’était à qui se protégerait l’un l’autre. La multitude s’écoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang d’un homme en bonne santé circule en ses artères. Chez l’homme, c’est la maladie, qui produit l’engorgement : chez les multitudes, c’est la police et la force armée : la maladie alors porte le nom d’autorité. L’anarchie est l’état de santé des multitudes.

Autre exemple :

C’était en 1841, je crois, — à bord d’une frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois qu’ils présidaient à la manœuvre, juraient et tempêtaient après les matelots; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manœuvre s’exécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsqu’il était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours qu’avec une douceur toute féminine. Jamais manœuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. S’agissait-il de prendre un ris aux huniers, c’était fait en un clin d’œil; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés; les poulies en fumaient. Une fée n’aurait pas agi plus promptement d’un coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On n’attendait pas qu’il donnât l’ordre mais qu’il permît d’exécuter la manœuvre. Et pas la moindre confusion, pas un nœud d’oublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. C’était de l’enthousiasme et de l’harmonie. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il s’y prenait pour opérer ce miracle: il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et c’était à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de l’autorité, le matelot n’agit que comme une brute; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manœuvre des mains et de l’intelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypso dans les mers d’Orient. L’officier en question ne séjourna que deux mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui.

Or donc l’absence d’ordres, voilà l’ordre véritable. La loi et le glaive, ce n’est que l’ordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. C’est sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. L’anarchie en est l’antipode, et cet antipode est l’axe du monde humanisphérien.

— La liberté est tout leur gouvernement.
— La liberté est toute leur constitution.
— La liberté est toute leur législation.
— La liberté est toute leur réglementation.
— La liberté est toute leur contraction.
— Tout ce qui n’est pas la liberté est hors les mœurs.
— La liberté, toute la liberté, rien que la liberté, — telle est la formule burinée aux tables de leur conscience, le critérium de tous leurs rapports entre eux.

Manque-t-on dans un coin de l’Europe des produits d’un autre continent? Les journaux de l’Humanisphère le mentionnent, c’est inséré au Bulletin de publicité, ce moniteur de l’anarchique universalité; et les Humanisphères de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique ou de l’Océanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères d’Europe l’expédient. L’échange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, tel Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, qu’importe, demain c’est lui sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer d’Humanisphère comme il change d’appartement, — que dans la circulation universelle une chose soit ici ou soit là-bas, qu’est-ce que cela peut faire? Chacun n’est il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon?

En anarchie, la consommation s’alimente d’elle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas plus qu’on forçât un homme à travailler qu’il ne comprendrait qu’on le forçât à manger. Le besoin de travailler est aussi impérieux chez l’homme naturel que le besoin de manger. L’homme n’est pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, c’est pour les faire fonctionner. Le travail manuel et intellectuel est la nourriture qui le fait vivre. Si l’homme n’avait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître, et alors, à la place de ses mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme au mollusque, deux écailles. — Et la paresse! la paresse! me criez-vous, ô civilisés. La paresse n’est pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de l’esclavage et de la civilisation; c’est quelque chose d’immonde et de contre nature que l’on ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, c’est une débauche du bras, un engourdissement de l’esprit. La paresse, ce n’est pas une jouissance, c’est une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de pareils fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin d’exercice du bras comme au besoin d’exercice du ventre. Il n’est pas plus possible de rationner l’appétit de la production que l’appétit de la consommation. C’est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et on ferait mourir d’indigestion les autres. L’individu seul est capable de savoir la dose du labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à l’écurie, le maître octroie à l’animal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté l’animal se rationne lui-même, et son instinct lui offre mieux que le maître ce qui convient à son tempérament. Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour s’arracher un brin d’herbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture qu’ils n’en peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour s’arracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au-delà de leurs besoins?

— L’autorité, c’est la paresse.
— La liberté, c’est le travail.

L’esclave seul est paresseux, riche ou pauvre : — le riche, esclave des préjugés de fausse science ; le pauvre, esclave de l’ignorance et des préjugés, -— tous deux esclaves de la loi, l’un pour la subir, l’autre pour l’imposer. Il n’en saurait être de même pour l’homme libre. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à l’inertie ses facultés productives? L’homme inerte n’est pas un homme, il est moins qu’une brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle d’intelligence ne peut moins faire que de lui obéir; et l’intelligence ce n’est pas l’oisiveté, c’est le mouvement fécondateur, c’est le progrès. L’intelligence de l’homme c’est son instinct; et cet instinct lui dit sans cesse : travaille; mets la main comme le front à l’œuvre; produit et découvre; les productions et les découvertes, c’est la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail c’est la vie. La paresse c’est la mort. -— Meurs ou travaille!

Dans l’Humanisphère, la propriété n’étant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout l’activité et la rapidité du travail font éclore autour de l’homme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il n’a plus qu’à allonger la main pour saisir le fruit, qu’à s’étendre au pied de l’arbre pour y avoir un abri. Seulement l’arbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. C’est l’anarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et l’ombrageuse bestialité, mais l’anarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. C’est l’anarchie non plus dans la faiblesse et l’ignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais l’anarchie dans la force et le savoir, tronc-rameux de l’harmonie, le glorieux épanouissement de l’homme en fleur, de l’homme libre, dans les régions de l’azur et sous le rayonnement de l’universelle solidarité.


 

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